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Les « gilets jaunes » et les « leçons de l’histoire »

Gérard Noiriel

—18 février 2019

L’actuel mouvement des « gilets jaunes » offre beaucoup de traits communs et quelques points de dissemblance avec la longue histoire des luttes de classes en France. Il montre aussi la permanence de la peur des dominants face aux mouvements populaires.

Dans une tribune publiée par le journal Le Monde,1 le sociologue Pierre Merle écrit que « le mouvement des “gilets jaunes” rappelle les jacqueries de l’Ancien Régime et des périodes révolutionnaires. » Et il s’interroge : « Les leçons de l’histoire peuvent-elles encore être comprises ? »

Mettre ce mouvement social dans une perspective historique pourrait effectivement nous aider à le comprendre. Et, pour commencer, affirmer que le terme de « jacquerie » ne paraît pas pertinent. Dans Une histoire populaire de la France,2 j’ai montré que tous les mouvements sociaux depuis le Moyen Âge avaient fait l’objet d’une lutte intense entre les dominants et les dominés à propos de la définition et de la représentation du peuple en lutte. Le mot « jacquerie » a servi à désigner les soulèvements de ces paysans que les élites surnommaient les « jacques », terme méprisant que l’on retrouve dans l’expression « faire le Jacques » (se comporter comme un paysan lourd et stupide).

Le premier grand mouvement social qualifié de « jacquerie » a eu lieu au milieu du XIVe siècle, lorsque les paysans d’Île de France se sont révoltés conte leurs seigneurs. La source principale qui a alimenté pendant des siècles le regard péjoratif porté sur les soulèvements paysans de cette époque, c’est le récit de Jean Froissart, l’historien des puissants de son temps, rédigé au cours des années 1360 et publié dans ses fameuses Chroniques.3 Voici comment Froissart présente la lutte de ces paysans : « Lors se assemblèrent et s’en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de bâtons ferrés et de couteaux, en la maison d’un chevalier qui près de là demeurait. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfants, petits et grands, et mirent le feu à la maison […]. Ces méchants gens assemblés sans chef et sans armures volaient et brûlaient tout, et tuaient sans pitié et sans merci, ainsi comme chiens enragés. Et avaient fait un roi entre eux qui était, si comme on disait adonc, de Clermont en Beauvoisis, et l’élurent le pire des mauvais ; et ce roi on l’appelait Jacques Bonhomme. »

Tous les mouvements sociaux depuis le Moyen Âge avaient fait l’objet d’une lutte entre les dominants et les dominés à propos de la définition et de la représentation du peuple en lutte.

Ce mépris de classe présentant le chef des jacques comme « le pire des mauvais » est invalidé par les archives qui montrent que les paysans en lutte se donnèrent pour principal porte-parole Guillaume Carle « bien sachant et bien parlant ». À la même époque, la grande lutte des artisans de Flandre fut emmenée par un tisserand, Pierre de Coninck, décrit ainsi dans les Annales de Gand:4 « Petit de corps et de povre lignage, il avoit tant de paroles et il savoit si bien parler que c’estoit une fine merveille. Et pour cela, les tisserands, les foulons et les tondeurs le croyoient et aimoient tant qu’il ne sût chose dire ou commander qu’ils ne fissent. »

On a là une constante dans l’histoire des mouvements populaires : pour échapper à la stigmatisation de leur lutte, les révoltés choisissent souvent des leaders « respectables » et capables de dire tout haut ce que le peuple pense tout bas. D’autres exemples, plus tardifs, confirment l’importance du langage dans l’interprétation des luttes populaires. Par exemple, le soulèvement qui agita tout le Périgord au début du XVIIe siècle fut désigné par les élites comme le soulèvement des « croquants », terme que récusèrent les paysans et les artisans en se présentant eux-mêmes comme les gens du « commun ». Ce fut l’un des points de départ des usages populaires du terme « commune » qui fut repris en 1870-71, à Paris, par les Communards.

Les commentateurs qui ont utilisé le mot « jacquerie » pour parler du mouvement des « gilets jaunes » ont voulu mettre l’accent sur un fait incontestable : le caractère spontané et inorganisé de ce conflit social. Même si ce mot est inapproprié, il est vrai qu’il existe malgré tout des points communs entre toutes les grandes révoltes populaires qui se sont succédé au cours du temps. En se fiant aux multiples reportages diffusés par les médias sur les « gilets jaunes », on peut noter plusieurs éléments qui illustrent cette permanence.

Le principal concerne l’objet initial des revendications : le refus des nouvelles taxes sur le carburant. Les luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans l’histoire populaire de la France. On pourrait même dire que le peuple français s’est construit grâce à l’impôt et contre lui. Le fait que le mouvement des « gilets jaunes » a d’abord été motivé par le refus de nouvelles taxes sur le carburant n’a donc rien de surprenant. Ce type de luttes antifiscales a toujours atteint son paroxysme quand le peuple a eu le sentiment qu’il devait payer sans rien obtenir en échange. Sous l’Ancien Régime, le refus de la dîme fut fréquemment lié au discrédit touchant les curés qui ne remplissaient plus leur mission religieuse, et c’est souvent lorsque les seigneurs n’assuraient plus la protection des paysans que ceux-ci refusèrent de payer de nouvelles charges. Ce n’est donc pas un hasard si le mouvement des « gilets jaunes » a été particulièrement suivi dans les régions où le retrait des services publics est le plus manifeste. Le sentiment, largement partagé, que l’impôt sert à enrichir la petite caste des ultra-riches, alimente un profond sentiment d’injustice dans les classes populaires.

Les luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans l’histoire populaire de la France.

Ces facteurs économiques constituent donc bien l’une des causes essentielles du mouvement. Néanmoins, il faut éviter de réduire les aspirations du peuple à des revendications uniquement matérielles. L’une des inégalités les plus massives qui pénalisent les classes populaires concerne leur rapport au langage public. Les élites passent leur temps à interpréter dans leur propre langue ce que disent les dominés, en faisant comme s’il s’agissait toujours d’une formulation directe et transparente de leur expérience vécue. Mais la réalité est plus complexe. J’ai montré dans mon livre5 , en m’appuyant sur des analyses de Pierre Bourdieu, que la Réforme protestante avait fourni aux classes populaires un nouveau langage religieux pour nommer des souffrances qui étaient multiformes. Les paysans et les artisans du XVIe siècle disaient : « J’ai mal à la foi » au lieu de dire « j’ai mal partout ». Aujourd’hui, les « gilets jaunes » crient « j’ai mal à la taxe » au lieu de dire « j’ai mal partout ». Il ne s’agit pas, évidemment, de nier le fait que les questions économiques sont absolument essentielles car elles jouent un rôle déterminant dans la vie quotidienne des classes dominées. Néanmoins, il suffit d’écouter les témoignages des « gilets jaunes » pour constater la fréquence des propos exprimant un malaise général. Dans l’un des reportages diffusés par BFM-TV, le 17 novembre 2018, le journaliste voulait absolument faire dire à la personne interrogée qu’elle se battait contre les taxes, mais cette militante répétait sans cesse : « on en a ras le cul » , « ras le cul », « ras le bol généralisé ».

« Avoir mal partout » signifie aussi souffrir dans sa dignité. C’est pourquoi la dénonciation du mépris des puissants revient presque toujours dans les grandes luttes populaires et celle des « gilets jaunes » n’a fait que confirmer la règle. On a entendu un grand nombre de propos exprimant un sentiment d’humiliation, lequel nourrit le fort ressentiment populaire à l’égard d’Emmanuel Macron. « Pour lui, on n’est que de la merde. » Le président de la République voit ainsi revenir en boomerang l’ethnocentrisme de classe que j’ai analysé dans mon livre.

Néanmoins, ces similitudes entre des luttes sociales de différentes époques masquent de profondes différences . La première différence avec les « jacqueries » médiévales tient au fait que la grande majorité des individus qui ont participé aux blocages de samedi dernier ne font pas partie des milieux les plus défavorisés de la société. Ils sont issus des milieux modestes et de la petite classe moyenne qui possèdent au moins une voiture. Alors que « la grande jacquerie » de 1358 fut un sursaut désespéré des gueux sur le point de mourir de faim, dans un contexte marqué par la guerre de Cent Ans et la peste noire.

Une deuxième différence concerne la coordination de l’action : comment des individus sont-ils parvenus à se lier entre eux pour participer à une lutte collective ? Comment un mouvement spontané a-t-il pris d’emblée une dimension nationale ? Il s’agit en effet d’une protestation qui s’est développée simultanément sur tout le territoire français (y compris les DOM-TOM), mais avec des effectifs localement très faibles. Au total, la première journée d’action du 17 novembre 2018 a réuni moins de 300 000 personnes, ce qui est un score modeste comparé aux grandes manifestations populaires. Mais ce total était la somme des milliers d’actions groupusculaires réparties sur tout le territoire.
Cette caractéristique du mouvement est étroitement liée aux moyens utilisés pour coordonner l’action des acteurs de la lutte. Ce ne sont pas les organisations politiques et syndicales qui l’ont assurée, mais les « réseaux sociaux ». Les nouvelles technologies permettent ainsi de renouer avec des formes anciennes d’ « action directe », mais sur une échelle beaucoup plus vaste, car elles relient des individus qui ne se connaissent pas. Facebook, Twitter et les smartphones diffusent des messages immédiats, remplaçant ainsi la correspondance écrite, notamment les tracts et la presse militante qui étaient jusqu’ici les principaux moyens dont disposaient les organisations pour coordonner l’action collective ; l’instantanéité des échanges restituant en partie la spontanéité des interactions en face à face d’autrefois.

Il faut toutefois signaler qu’au tout début du mouvement, les réseau sociaux, à eux seuls, n’auraient jamais pu lui donner une telle ampleur. Les journalistes mettent constamment en avant les réseaux sociaux pour masquer le rôle qu’ils jouent eux-mêmes dans la construction de l’action publique. Plus précisément, on peut avancer que c’est la complémentarité entre les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue qui a alors donné à ce mouvement sa dimension nationale. Ainsi, la popularisation de la journée d’action du 17 novembre a résulté en grande partie de l’intense « propagande » orchestrée par les grands médias dans les jours précédents. Parti de la base, diffusé d’abord au sein de petits réseaux via Facebook, l’événement a été immédiatement pris en charge par les grands médias qui avaient annoncé son importance avant même qu’il ne se produise. Cette journée a été suivie par les chaînes d’information continue dès son commencement, minute par minute, « en direct » (terme qui est devenu désormais un équivalent de communication à distance d’événements en train de se produire). Les journalistes qui incarnent aujourd’hui au plus haut point le populisme (au sens vrai du terme), comme Eric Brunet qui sévit à la fois sur BFM-TV et sur RMC, n’avaient alors pas hésité à endosser publiquement un gilet jaune, se transformant ainsi en porte-parole auto-désignés du peuple en lutte. La chaîne avait alors présenté ce conflit social comme un « mouvement inédit de la majorité silencieuse ».

Je suis convaincu que le traitement médiatique de cette journée du 17 novembre illustre l’une des facettes de la nouvelle forme de démocratie dans laquelle nous sommes entrés et que Bernard Manin appelle la « démocratie du public »6. De même que les électeurs se prononcent en fonction de l’offre politique du moment – et de moins en moins par fidélité à un parti politique – de même les mouvements sociaux éclatent aujourd’hui en fonction d’une conjoncture et d’une actualité précises. Avec le recul, on s’apercevra peut-être que l’ère des partis et des syndicats a correspondu à une période limitée de notre histoire, l’époque où les liens à distance étaient matérialisés par la communication écrite. Avant la Révolution française, un nombre incroyable de révoltes populaires ont éclaté dans le royaume de France, mais elles étaient toujours localisées, car le mode de liaison qui permettait de coordonner l’action des individus en lutte reposait sur des liens directs : la parole, l’interconnaissance, etc. L’État royal parvenait toujours à réprimer ces soulèvements parce qu’il contrôlait les moyens d’action à distance. La communication écrite, monopolisée par les « agents du roi », permettait de déplacer les troupes d’un endroit à l’autre pour massacrer les émeutiers.

Dans cette perspective, la Révolution française peut être vue comme un moment tout à fait particulier, car l’ancienne tradition des révoltes locales a pu alors se combiner avec la nouvelle pratique de contestation véhiculée et coordonnée par l’écriture (cf les cahiers de doléances).

L’intégration des classes populaires au sein de l’État républicain et la naissance du mouvement ouvrier industriel ont raréfié les révoltes locales et violentes, bien qu’elles n’aient jamais complètement disparu, comme le montre, par exemple, le soulèvement du « Midi rouge » en 1907. La politisation des résistances populaires a permis un encadrement, une discipline, une éducation des militants, mais la contrepartie a été la délégation de pouvoir au profit des leaders des partis et des syndicats. Les mouvements sociaux qui se sont succédé entre les années 1880 et les années 1980 ont abandonné l’espoir d’une prise du pouvoir par la force, mais ils sont souvent parvenus à faire céder les dominants grâce à des grèves avec occupations d’usine, et grâce à de grandes manifestations culminant lors des « marches sur Paris » (« de la Bastille à la Nation »).

Alors que les ouvriers représentent encore 20 % de la population active, aucun d’entre eux n’est présent aujourd’hui à la Chambre des députés.

Quant au refus de la « récupération » politique, on peut l’inscrire dans le prolongement des combats que les classes populaires ont menés, depuis la Révolution française, pour défendre une conception de la citoyenneté fondée sur l’action directe. Les « gilets jaunes » qui bloquent les routes en refusant toute forme de récupération des partis politiques assument aussi confusément la tradition des sans-culottes en 1792-93, des citoyens-combattants de février 1848, des Communards de 1870-71 et des anarcho-syndicalistes de la Belle Époque.

C’est toujours la mise en œuvre de cette citoyenneté populaire qui a permis l’irruption dans l’espace public de porte-parole qui étaient socialement destinés à rester dans l’ombre. Le mouvement des « gilets jaunes » a fait émerger un grand nombre de porte-parole de ce type. Ce qui frappe, c’est la diversité de leur profil et notamment le grand nombre de femmes, alors qu’auparavant la fonction de porte-parole était le plus souvent réservée aux hommes. La facilité avec laquelle ces leaders populaires s’expriment aujourd’hui devant les caméras est la conséquence d’une double démocratisation : l’élévation du niveau scolaire et la pénétration des techniques de communication audio-visuelle dans toutes les couches de la société. Cette compétence est complètement niée par les élites aujourd’hui ; ce qui renforce le sentiment de « mépris » au sein du peuple. Alors que les ouvriers représentent encore 20 % de la population active, aucun d’entre eux n’est présent aujourd’hui à la Chambre des députés. Il faut avoir en tête cette discrimination massive pour comprendre l’ampleur du rejet populaire de la politique politicienne.

Mais ce genre d’analyse n’effleure même pas les « professionnels de la parole publique » que sont les journalistes des chaînes d’information continue. En diffusant en boucle les propos des manifestants affirmant leur refus d’être « récupérés » par les syndicats et les partis, ils poursuivent leur propre combat pour écarter les corps intermédiaires et pour s’installer eux-mêmes comme les porte-parole légitimes des mouvements populaires. En ce sens, ils cautionnent la politique libérale d’Emmanuel Macron qui vise elle aussi à discréditer les structures collectives que se sont données les classes populaires au cours du temps.

On peut néanmoins craindre que l’absence d’un encadrement politique capable de définir une stratégie collective et de nommer le mécontentement populaire dans le langage de la lutte des classes soit un signe de faiblesse laissant la porte ouverte à toutes les dérives.

L’histoire montre qu’une lutte populaire n’est jamais complètement vaine, même quand elles est réprimée. Le mouvement des « gilets jaunes » place les syndicats et les partis de gauche face à leurs responsabilités. Comment s’adapter à la réalité nouvelle que constitue la « démocratie du public » pour faire en sorte que ce type de conflit social – dont on peut prévoir qu’il se reproduira fréquemment – soit intégré dans un combat plus vaste contre les inégalités et l’exploitation ? Telle est l’une des grandes questions à laquelle il faudra qu’ils répondent.

Footnotes

  1. Pierre Merle, « “Gilets jaunes” : “Le mouvement rappelle les jacqueries des périodes révolutionnaires” », Le Monde, 20 novembre 2018.
  2. Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, Agone, 2018.
  3. https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Chroniques_de_Sire_Jean_Froissart
  4. https://archive.org/details/annalesgandense00funcgoog/page/n11
  5. Gérard Noiriel, op. Cit.
  6. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Champs Flammarion, 2012