L’Église tente toujours de clamer son innocence dans l’affaire des abus sexuels commis par des prêtres. La question de savoir si l’Église a influencé la politique et la justice nécessite une nouvelle commission d’enquête parlementaire.
En septembre, le pape sera en Belgique Le chef de l’Église catholique viendra célébrer le six centième anniversaire de la KU Leuven et de l’UCLouvain. On raconte qu’il s’adressera également aux victimes d’abus sexuels « en toute discrétion ».
C’est aussi en « toute discrétion » que l’Église a géré, durant des décennies, les abus commis sur des enfants par des prêtres et des religieux. C’est en tout cas ce que semble indiquer la rigidité avec laquelle elle souhaite occulter, tant que faire se peut, la question des abus lors de cette visite.
Les évêques sélectionnent eux-mêmes les victimes qui pourront être entendues. Selon le journal De Morgen, les personnes qui se sont adressées à la police, aux tribunaux ou au Parlement, ou qui ont témoigné dans la série télévisée Godvergeten : Les oubliés de Dieu, n’auront aucune chance de se faire entendre.
Une Église rigide et rancunière
L’Église se montre rigide, rancunière, déterminée à empêcher toute enquête portant sur cette page sombre de son histoire. C’est également l’attitude adoptée par les représentants de l’Église lors des auditions de la « commission d’enquête parlementaire chargée d’enquêter sur le traitement des abus sexuels commis au sein et en dehors de l’Église ». Cette commission du Parlement fédéral a été mise en place après le tollé provoqué par les témoignages de la série Godvergeten de la VRT sur les violences sexuelles commises au sein de l’Église et des organisations religieuses. Une commission d’enquête parlementaire dispose d’un droit d’investigation. Cela signifie que, comme un juge d’instruction, elle peut, entre autres, ordonner des perquisitions, écouter, convoquer des témoins et les interroger sous serment. La commission a déposé son rapport au début du mois de mai.
Pendant des semaines, elle a recueilli le témoignage de dizaines de victimes. Témoignages parfois insoutenables. Des enfants ont vécu des choses horribles, à grande échelle. La première mission de la commission consistait à les entendre enfin de manière officielle, à les les reconnaître en tant que victimes. Nombre d’entre eux ont attendu des années avant de s’exprimer. Par loyauté, par culpabilité, par honte, par peur de ne pas être crus ou soutenus. Certains n’y ont pas survécu et ont mis fin à leurs jours. D’autres ont tout simplement « oublié » les atrocités qu’ils avaient subies pour pouvoir survivre. Toute leur vie durant, ils ont enduré les conséquences d’abus parfois subis pendant des années durant leur enfance et leur jeunesse : difficultés d’apprentissage, relations difficiles, dépressions, crises de panique, instabilité, perte d’emploi, problèmes d’alcool et de drogue, tendances suicidaires, faible estime de soi, désarroi émotionnel, sentiments de culpabilité, manque de confiance, refus d’avoir des enfants de peur de devenir eux-mêmes agresseurs …
La plupart d’entre eux ont été victimes une deuxième fois, lorsqu’on leur a dit qu’ils fantasmaient, que leur histoire n’était qu’un mensonge. Ils n’ont pas été crus, tandis que les coupables ont été protégés par l’Église, « transférés » sans que leur nouvel environnement ne soit notifié de la raison de ce transfert. Les bourreaux ont ainsi bénéficié d’un nouveau « terrain de jeu », et les abus se sont poursuivis ailleurs. Certaines victimes ont dû voir comment leurs violeurs étaient maintenus à des postes importants et honorés en tant que bienfaiteurs. La hiérarchie cléricale a conseillé aux parents de ne pas porter plainte car « l’auteur des faits pouvait les poursuivre pour calomnie et diffamation », ou parce qu’« ils devaient épargner l’horreur d’un procès à leur fils de douze ans ».
Une feuille de route floue pour cacher la vérité
La manière dont l’Église a traité ces crimes pendant des décennies est résumée dans les conclusions du procureur général de l’État de Pennsylvanie, aux États-Unis. À l’issue d’une enquête approfondie, ce dernier a évoqué une « feuille de route tacite ayant pour but de cacher la vérité. » Des euphémismes étaient par exemple utilisés : ne dites pas « viol », mais « comportement transgressif ». Ne parlez pas d’« agression sexuelle » mais de « contact inapproprié ». Ils conseillaient également aux victimes de laisser leurs confrères ecclésiastiques se charger de l’enquête, et de ne surtout pas avertir la police. Les hommes d’Église qui ont abusé d’enfants sont envoyés dans un centre psychiatrique géré par l’Église. Un prêtre qui agresse des enfants peut encore être logé et rémunéré par l’Église. Lorsqu’un prêtre pédophile est transféré, les paroissiens ne sont pas autorisés à en connaître les raisons. On invoque généralement un congé maladie ou un burn-out. Si la communauté a malgré tout vent de l’abus, le prêtre ne doit même pas être démis de ses fonctions. Il est recommandé de le transférer vers un lieu où personne ne sait qu’il est pédophile. Cette feuille de route a été suivie avec le plus grand zèle par les diocèses et les ordres du monde entier.1
La série Godvergeten : Les oubliés de Dieu avait déjà clairement mis en évidence que l’Église ne parvenait pas à accepter ce passé. La commission l’a confirmé. Devant la commission, les évêques ont évoqué l’attention qu’ils accordent enfin aux victimes, ainsi que l’approche qu’ils adoptent désormais à l’égard des coupables. Il est clair que depuis, beaucoup de choses ont changé sous la pression des victimes et de leurs défenseurs, tels que Rik Devillé et son organisation, Mensenrechten in de Kerk ( Les droits humains au sein de l’Église ). Des reportages comme Godvergeten : Les oubliés de Dieu ont accru la pression sur l’Église. Des lignes d’assistance téléphonique destinées aux victimes ont été mises en place, des sessions de formation pour les futurs prêtres ont été organisées, et de nouvelles directives en matière de prévention ont été adoptées au sein de l’Église et des institutions dont elle a la gestion. Aujourd’hui, les crimes non prescrits sont en principe transmis aux tribunaux. La plupart des victimes n’ont pas eu l’occasion de déposer une plainte devant un tribunal en raison du délai de prescription. Depuis 2010, ils peuvent s’adresser à une commission ou à des points de contact de l’Église pour bénéficier d’une reconnaissance et d’une compensation. Mais celles-ci sont loin de couvrir le coût d’une vie brisée et ne suffisent souvent même pas à rembourser les frais de psychologues ou de médecins.
Les évêques continuent de tourner autour du pot concernant les récents transferts d’agresseurs et de violeurs.
L’autorité ecclésiastique n’est toujours pas autorisée à reconnaître qu’un système a existé pendant des décennies. L’évêque d’Anvers a ainsi déclaré : « Toutes ces choses ont pu se produire, c’est certain. Mais ce n’est pas parce que tous ces éléments ont existé qu’on peut parler de politique, et encore moins de volonté. »2
Le prêtre « spécialiste des petits hommes »
Dans le sillage de la série Godvergeten : Les oubliés de Dieu, les Jésuites ont reconnu dans une lettre l’existence d’un « système de dissimulation » au sein de l’Église. Toutefois, lors de l’audition de la commission, ils se sont à nouveau rétractés. Ils ont reconnu que les agresseurs n’étaient pas dénoncés à la justice mais transférés, souvent sans divulguer la véritable raison du transfert. Mais ils attribuent désormais cette situation à des « problèmes de coopération ». Voici les propos de leur hiérarchie : « Lorsque des prêtres étaient transférés, c’était généralement en raison d’un “ comportement problématique”. Dans le passé, cela n’était pas mis en relation avec l’abus d’enfants. » Aujourd’hui encore, ils se répandent en excuses pour le comportement de leurs prédécesseurs. « Leur position était ambivalente, car nombre d’agresseurs bénéficiaient également d’une certaine popularité. La sonnette d’alarme n’a pas été tirée à ce moment-là. Tout le monde le savait et en plaisantait. On parlait d’un prêtre “ spécialisé dans les petits hommes”. Sans faire le lien avec des abus. »
Ils parlent souvent de « conceptions évolutives ». L’évêque du Limbourg n’a pris conscience des conséquences de tels actes qu’après s’être entretenu avec le professeur de pédopsychiatrie Adriaenssens. L’Église a autorisé le viol d’enfants pendant des années, mais elle invoque aujourd’hui l’excuse selon laquelle ses membres « n’avaient pas conscience des conséquences à l’époque, et que la compréhension de l’abus en tant que trauma n’est pas la même aujourd’hui qu’il y a 50 ans. » C’est vrai, mais ne convient-ils pas de ne jamais s’en prendre aux enfants, et de toujours agir contre les abus dont ils sont victimes ?
Une autre ligne de défense consistait à dire que « les abus sexuels commis sur les enfants se produisaient également dans d’autres pans de la société ». C’est un fait. L’ancien journaliste de la VRT Walter Zinzen a répondu à ces propos en 2010 : « De quel droit des évêques et d’autres responsables ecclésiastiques se permettent-ils aujourd’hui d’avancer que ce type d’abus se produit également en dehors de de l’Église ? Ça et là, les gens, même non-pratiquants, se réfèrent à des personnes qui défendent et pratiquent la pédophilie pour des motifs anti-catholiques. Il est notamment fait référence à Gie Laenen, auteur de littérature pour enfants. Mais la grande différence, c’est que Gie Laenen a été sanctionné par la justice, contrairement à tous ces pères, prêtres et frères qui ont détruit des centaines de vies et pour qui il n’y a pas encore eu l’esquisse d’une enquête judiciaire. L’un d’entre eux se fait même toujours appeler respectueusement « monseigneur » par ses anciens collègues. »3
Il y a beaucoup de sœurs, de moines, de prêtres, d’évêques et d’autres croyants intègres et sincères qui aident leur prochain et s’engagent jour et nuit. Et la plupart des faits révélés aujourd’hui remontent à plusieurs années. Mais cela va beaucoup plus loin. Le fait que cela se produit aussi ailleurs ne constitue pas un argument.
Les évêques continuent de tourner autour du pot concernant les récents transferts d’agresseurs sexuels et de violeurs. Un ancien évêque « estime qu’il n’y a pas eu de transferts en raison d’abus pendant son mandat ». Évidemment. Personne n’était jamais transféré « en raison d’abus ». Officiellement, il y avait toujours une autre raison.
L’évêque Luc Van Looy ( du diocèse de Gand de 2004 à 2019 ) a rechigné à s’exprimer sur un cas survenu dans son diocèse. En 1987, le missionnaire belge Omer Verbeke a dû quitter l’Afrique après avoir été surpris en train d’abuser sexuellement de garçons. Il avait déjà été transféré au Congo en raison d’un « incident » survenu en Belgique. De retour à Gand, il a été autorisé à reprendre son poste dans le diocèse et, dans les années 1990, il a réitéré ses actes sur une jeune fille. En 2001, il a été suspendu par l’évêque de Gand de l’époque tout en conservant sa liberté et son statut de prêtre. Entre-temps, en 1996, il a créé une organisation à but non lucratif pour … des orphelins à Kigali, au Rwanda, où il a pu poursuivre ses « activités » sans entrave. En 2007, son ONG a été accueillie au Parlement européen à Bruxelles et, en 2009, le prêtre pédophile célébrait son 50e anniversaire en compagnie d’autres prêtres au domicile de l’évêque Van Looy. L’affaire n’a jamais été portée devant un tribunal. Ce n’est que fin 2014, à nouveau suite à une enquête de la presse que Van Looy a finalement demandé au Vatican de suspendre Verbeke de ses fonctions de prêtre. Rome a conclu que ce n’était pas nécessaire en raison de … son âge avancé !
L’Église n’agit que lorsqu’elle ne peut plus balayer les problèmes sous le tapis parce que la presse ou d’autres lanceurs d’alerte révèlent les cas.
L’Église n’écoute les victimes et ne traduit en justice les nouveaux coupables que quand la presse s’en mêle et qu’elle n’a plus d’autre choix. Elle n’a jamais attaqué les responsables des opérations de dissimulation et des transferts. Sa stratégie de défense était claire : éviter à tout prix qu’un supérieur ou qu’un collègue puisse être suspecté de négligence coupable par la justice. Il pouvait s’agir d’une personne au courant d’une situation d’abus, soit parce qu’elle a constatée par elle-même la situation, soit parce que le danger lui avait été décrit par une victime qui sollicitait son aide.
Une Église déconnectée et arrogante
Van Looy, jusqu’en 2011 ( année où s’est tenue une commission parlementaire sur le même sujet ), « ignorait qu’il pouvait porter plainte au tribunal pour ces faits [ viols, agressions sexuelles … ] ». Selon lui, « beaucoup de choses ont changé depuis 2011 avec les « conceptions évolutives». Auparavant, ils tentaient de retarder la peine le plus longtemps possible. Depuis, nous avons compris qu’il valait mieux déposer la plainte au parquet, c’est pourquoi je l’ai systématiquement fait ».
Difficile à croire. En 2011, il a dû avouer devant la commission parlementaire de l’époque qu’il n’avait pas transmis au tribunal six lettres récentes concernant des abus sexuels commis par des prêtres dans son diocèse. Il avait estimé qu’elles n’étaient pas urgentes car, « pour autant qu’il s’en souvienne, les lettres concernent des faits prescrits ainsi que des prêtres qui n’étaient plus actifs ».
Ce qui s’applique à tout citoyen ordinaire témoin ou victime d’abus ne s’appliquait pas aux autorités ecclésiastiques. Celles-ci « ignoraient qu’elles pouvaient porter plainte contre un curé qui viole des mineurs ».
Devons-nous le croire ? Le document ecclésiastique Crimen Sollicitationis de 1962 interdisait que des faits d’abus sexuels commis par des prêtres soient portés devant le tribunal. Ce texte est resté d’application jusqu’en 2001. Crimen Sollicitationis est une lettre secrète de la « Dicastère pour la Doctrine de la Foi », qui a été envoyée à tous les archevêques et évêques de Belgique et du monde entier. Cette lettre condamne les abus sexuels commis par des membres du clergé sur des mineurs et contient l’obligation explicite de dénoncer le clerc coupable aux autorités ecclésiastiques, sous peine d’excommunication. Mais le document impose un secret absolu à toutes les parties pendant et après le procès ( ecclésiastique ), sous peine d’excommunication.
Cette lettre est révélatrice de l’ancienne culture de la confidentialité et de l’omniprésence du privilège de juridiction qui existait au Moyen-âge et qui prévoyait une administration de la justice distincte pour le clergé. Bien que ce privilège n’existe évidemment plus aujourd’hui, l’attitude et la mentalité qui en découlent perdurent chez les autorités ecclésiastiques. C’est ce qu’a déclaré Thomas Doyle, prêtre aux États-Unis et expert concernant les victimes d’abus, devant la commission spéciale en 20014. « Même s’il n’est pas prouvé que le texte de 1962 crée une conspiration pour couvrir des crimes sexuels commis par des membres du clergé, il prouve néanmoins l’existence d’une politique, d’une philosophie du secret, ce document étant le produit même de la culture naturelle de l’Église ». Thomas Doyle souligne le très grand nombre de témoignages authentifiés qui montrent que ces autorités ecclésiastiques ont fortement intimidé les victimes afin de dissimuler certains faits.5 L’évêque Van Looy et ses prédécesseurs n’ont donc pas agi par « ignorance », mais ont suivi un scénario religieusement appliqué dans toute l’Église.
Celle-ci s’efforce encore de sauver les apparences. Elle n’agit que lorsque l’opinion publique, la presse ou la politique lui tord le bras. C’est pourtant ce qui fait la différence, entre prendre ses responsabilités et attendre jusqu’au moment où il n’est plus possible de cacher la poussière sous le tapis.
Un secret bien gardé
Comment se fait-il qu’il n’y ait que 1 500 signalements d’abus commis au sein de l’Église en Belgique ? Parce que l’Église fait toujours peser sur les victimes la responsabilité d’agir. On admire leur courage et on ne s’étonne pas qu’une fois de plus, il y ait eu tant de signalements d’abus après la diffusion de la série documentaire Godvergeten : Les oubliés de Dieu. Mais ces plaintes ne sont toujours pas introduites par le clergé. L’Église n’agit encore et toujours que lorsqu’elle ne peut plus balayer les problèmes sous le tapis parce que la presse ou d’autres lanceurs d’alerte révèlent les cas.
Elle n’aborde toujours pas non plus la question des « témoins», ceux qui savaient, se sont tus et ont détourné le regard ou même activement protégé les auteurs de ces actes. De nombreuses victimes nous ont dit que, souvent, les supérieurs, les collègues et l’entourage étaient au courant des abus et qu’ils ont même admis par la suite qu’ils savaient ou avaient des soupçons. En principe, tout membre de l’Église est aujourd’hui tenu de signaler les abus et les signes d’abus. Or, on constate qu’aux points de contact de l’Église, neuf signalements sur dix proviennent de la victime elle-même ou de membres de sa famille. Bien sûr, il s’agit parfois de faits qui se sont passés il y a très longtemps, mais ce n’est pas toujours le cas.
Les Salésiens de Don Bosco ont toléré un agresseur sexuel qui abusait d’enfants dans leurs rangs pendant vingt ans, jusqu’il y a quelques années. Jamais ils n’ont signalé ses abus répétés à la police. Et personne n’a été tenu pour responsable de cette situation. Personne n’a dû rendre des comptes pour cette décision ou cette négligence. L’Église, même aujourd’hui, a-t-elle reproché à qui que ce soit d’avoir balayé ces questions sous le tapis ?
L’Église veut éviter à tout prix qu’un supérieur puisse être suspecté par la justice de négligence coupable.
Il n’y a pas de transparence : que savaient-ils, quels dossiers sont consultables ? Comment ces décisions de transfert ont-elles été prises à l’époque et sont-elles prises aujourd’hui ? Qu’est-ce qui nous empêche aujourd’hui d’avoir une véritable traçabilité de ces transferts de prêtres, en général et en particulier lorsqu’ils ont commis des crimes pédophiles ? Quand ce changement se produira-t-il enfin ? Quand comprendra-t-on qu’il s’agit de punir les crimes ? Quand ce revirement se produira-t-il ? Quand les dossiers seront-ils publics ?
Aujourd’hui, en dehors de l’Église, les informations de ce genre sont partagées, de sorte qu’un entraîneur dans un club sportif ne peut pas obtenir un emploi dans un autre club sportif si les faits sont établis. Mais dans l’Église, il est apparemment toujours possible pour un abuseur d’entrer dans une abbaye norbertine et pour les autorités ecclésiastiques « de ne pas savoir si l’abbé a pris des mesures ».
Le rapport de la commission était à peine sorti que le lanceur d’alerte Rik Devillé découvrait que l’archevêque de Malines-Bruxelles, Mgr Luc Terlinden, souhaitait mettre en place un nouveau conseil des prêtres. Devillé a découvert via la Commission d’arbitrage ou dans les points de contact de l’Archidiocèse que, sur la liste des candidats, il y en avait au moins trois qui étaient connus pour avoir abusé d’enfants. Et il ne s’agit pas d’un document datant de 1992 ou de 2010, mais d’avril 2024, précise-t-il. Pourquoi l’Église ne dispose-t-elle pas depuis longtemps d’une sorte de casier judiciaire central afin qu’une telle personne ne puisse pas réapparaître dans une école, un mouvement de jeunesse, un club sportif, une association culturelle, un poste missionnaire ?
Une nouvelle commission parlementaire sur l’opération Calice
Début mai, la commission d’enquête parlementaire a déposé son rapport.6 Celui-ci contient 137 recommandations utiles pour des actions concrètes visant à assurer le bien-être et la sécurité des enfants et à prendre en compte les victimes historiques.7 Si le prochain gouvernement met également en œuvre ces recommandations, le travail aura au moins été utile. Il appartiendra aux partis qui ont défendu ces recommandations en commission de se battre pour celles-ci. Pour chaque mesure, le rapport indique explicitement que les budgets nécessaires doivent être libérés. Le Vlaams Belang a quant à lui estimé que la commission ne pouvait pas promettre ce qu’un gouvernement ultérieur devrait faire.
Mais la recommandation la plus importante est la numéro 137 : « Suite au renouvellement de la Chambre des représentants, il semble approprié de … créer une nouvelle commission d’enquête concernant l’opération Calice ».8
Opération Calice est le nom de l’enquête judiciaire lancée en 2010 qui visait à déterminer si les dirigeants de l’Église catholique belge étaient punissables pour avoir tenté de dissimuler des abus commis sur des enfants et s’ils étaient punissables pour omission coupable. En d’autres termes, il s’agit de savoir s’ils ont protégé les auteurs, ce qui leur a permis de poursuivre leurs agissements.
On se souvient probablement des perquisitions au palais archiépiscopal de Malines. La police y a emporté des centaines de boîtes. Quatorze ans plus tard, cette enquête n’est toujours pas terminée. La question est de savoir s’il y aura un jour un procès. La commission devait examiner si des pressions ont été exercées sur le pouvoir judiciaire pendant l’opération Calice et par qui, si des erreurs ont été commises par le pouvoir judiciaire ou la police et, dans l’affirmative, quelles suites seront données.
Personne ne peut éluder pourquoi l’Église s’est montrée si réticente à l’enquête sur ses manquements coupables si elle n’a rien à se reprocher.
La commission devait en fait encore entamer cette enquête. Elle avait demandé au Conseil supérieur de la Justice ( CSJ ) de reprendre cette tâche.9 Contrairement au CSJ, la commission peut effectuer des actes d’enquête, un pouvoir dont le CSJ ne dispose pas. Mais le temps a manqué pour le faire.
Il doit pourtant bien y avoir une réponse à la question de savoir si les autorités ecclésiastiques avaient suffisamment de pouvoir pour influencer le pouvoir judiciaire et politique, si elles étaient en mesure de couvrir les crimes commis par leurs représentants, et si cette époque est aujourd’hui définitivement révolue.
Dans cette affaire, une partie du pouvoir judiciaire s’est manifestement montrée plus soucieuse des intérêts de l’institution ecclésiastique que de la justice pour les victimes. On ne peut vraiment pas se défaire de l’impression, à la lecture du rapport, qu’il y a eu une approche délibérée, assurément de la part du parquet de Bruxelles, pour contrecarrer l’enquête du juge d’instruction. Avec une intervention venant du monde politique ? Le procureur général a été contacté à deux reprises le jour des perquisitions par le cabinet du ministre de la Justice de l’époque, Stefaan De Clerck. Ce dernier a immédiatement adressé une « lettre de service » au procureur général pour « obtenir des explications et des informations supplémentaires sur l’enquête et le déroulement des perquisitions ». Dans les jours et les semaines qui ont suivi, il y a encore eu des lettres de service adressées au parquet. On a refusé de donner ces lettres de service au CSJ.
Comment évaluer l’intervention du ministre de la Justice de l’époque ? Qui a été interrogé à ce sujet ? Le CSJ n’a pas eu accès à l’ensemble des documents de travail du procureur général et du procureur fédéral, ni à la correspondance interne au ministère public. Ces éléments semblent pourtant essentiels pour enquêter sur une éventuelle influence. La commission d’enquête parlementaire a pu imposer cette consultation in extremis, mais n’a pas pu enquêter.
Le CSJ estime qu’il est exceptionnel qu’un procureur général lance une « enquête sur l’enquête » à peine une semaine après les perquisitions. L’avocat de l’Église a été reçu, à sa demande, par le parquet au début du mois d’août. Le CSJ n’a pas pu prendre connaissance du contenu précis de cette discussion. Mais il a noté qu’après cela, le procureur général a repris la demande de l’avocat de l’Église d’annuler également les perquisitions et les saisies dans l’archidiocèse. Cela va bien au-delà de la demande formulée en juillet par ce même procureur général et « va même à l’encontre » de celle-ci, selon le CSJ.
L’évêque d’Anvers Johan Bonny a-t-il été interrogé par le CSJ ? Nous aimerions savoir de quoi il parlait, juste après la dernière diffusion de Godvergeten. Il a déclaré que même « des membres de la justice » lui avaient conseillé de faire appel concernant les perquisitions. « Celles-ci étaient en effet sans fondement. » De qui a-t-il reçu des « excuses sur la manière de travailler » ?
Il ressort également du rapport que le président de la chambre des mises en accusation a, dès le début, tout fait pour écarter les représentants des victimes de toutes les procédures visant à faire annuler les perquisitions. Le rapport du CSJ indique qu’il s’agit d’une « décision consciente de la part de la chambre des mises en accusation ». Dans cette affaire, la Cour de cassation s’est prononcée contre la chambre des mises en accusation et la session d’août de cette dernière a expiré en violation de la loi.
Une nouvelle session secrète de la chambre des mises en accusation en mars 2014, toujours sans les victimes, a de nouveau été dirigée par le même président qui avait présidé les deux premières sessions illégales de cette chambre et s’était précédemment retiré de l’affaire à la suite d’une demande de récusation. Lorsqu’un magistrat du siège est récusé, il ne peut ensuite plus siéger dans la même affaire. Durant cette session, il a approuvé une nouvelle demande de l’avocat de l’Église visant à ce que tous les dossiers lui soient restitués. Cette décision va à l’encontre de celle prise en décembre 2012 et selon laquelle ils devaient être conservés au greffe. Selon le CSJ, cette session dans son ensemble n’est qu’un vaste « dysfonctionnement ».
Personne ne peut éluder la question de savoir pourquoi l’Église s’est montrée si réticente à l’enquête sur ses manquements coupables si elle n’a rien à se reprocher. L’Église a toujours affirmé que les objets confisqués n’avaient rien d’illégal, mais en même temps, tous les moyens possibles ont été mis en œuvre pour les récupérer. Elle y est aussi parvenue.
Quand le bureau du procureur fédéral présentera-t-il une nouvelle demande à la chambre du conseil ? Pourquoi cela prend-il autant de temps ? Voilà les questions essentielles qu’une nouvelle commission doit résoudre.
Footnotes
- « 40th Statewide Investigating Grand Jury REPORT 1 ». 2023. Consulté le 15 juillet 2024. https://www.attorneygeneral.gov/wp-content/uploads/2023/05/INVESTIGATING-GRAND-JURY-REPORT-NO.-1_FINAL_May-2023_Redacted.pdf
- Toutes les citations issues des sessions de la commission peuvent être consultées à l’adresse suivante :
Van Hecke, Stefaan, Mathieu Bihet, Koen Geens, Maria Vindevoghel, Katja Gabriels et Ben Segers. 2024. « COMMISSION D’ENQUÊTE PARLEMENTAIRE chargée d’enquêter sur le traitement des abus sexuels commis au sein et en dehors de l’Église, y compris sur leur traitement judiciaire, et sur leurs conséquences actuelles pour les victimes et pour la société ». https://www.dekamer.be/. Consulté le 7 août 2024. https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/3617/55K3617005.pdf - Jefc, 2010. « Kuisheid En Verkrachting ». Salon Van Sisyphus. 24 septembre 2010. https://salonvansisyphus.wordpress.com/2010/09/24/kuisheid-en-verkrachting/.
- De Wit, Sophie, Marie-Christine Marghem, Raf Terwingen, et Renaat Landuyt. 2011. « Le traitement d’abus sexuels et de faits de pédophilie dans une relation d’autorité, en particulier au sein de l’Église ». https://www.dekamer.be/. Consulté le 7 août 2024. https://www.dekamer.be/FLWB/PDF/53/0520/53K0520002.pdf. p.117
- « Liegen, Stilzwijgen En Manipuleren : « De Kerk Leert Niet – Media ». s. d. Godsdienstonderwijs.be. https://www.kuleuven.be/thomas/page/media/view/50645/.
- Van Hecke, Stefaan, Mathieu Bihet, Koen Geens, Maria Vindevoghel, Katja Gabriels et Ben Segers. 2024. « COMMISSION D’ENQUÊTE PARLEMENTAIRE chargée d’enquêter sur le traitement des abus sexuels commis au sein et en dehors de l’Église, y compris sur leur traitement judiciaire, et sur leurs conséquences actuelles pour les victimes et pour la société ». https://www.dekamer.be/. Consulté le 7 août 2024. https://www.dekamer.be/FLWB/PDF/55/3617/55K3617005.pdf.
- Pour un aperçu des recommandations, voir ici : Commission d’enquête parlementaire. 2024. « La commission d’enquête parlementaire présente 137 recommandations pour renforcer la lutte contre les abus et les violences sexuelles envers les enfants. » Communiqué de presse. 2 mai 2024. Consulté le 7 août 2024. https://www.dekamer.be/kvvcr/pdf_sections/news/0000021145/02052024_comm_Abuse_N.pdf Pour un aperçu des recommandations, voir ici : https://www.dekamer.be/FLWB/PDF/55/3617/55K3617005.pdf
- Van Hecke, Stefaan, Mathieu Bihet, Koen Geens, Maria Vindevoghel, Katja Gabriels, et Ben Segers. 2024. « COMMISSION D’ENQUÊTE PARLEMENTAIRE chargée d’enquêter sur le traitement des abus sexuels commis au sein et en dehors de l’Église, y compris sur leur traitement judiciaire, et sur leurs conséquences actuelles pour les victimes et pour la société ». https://www.dekamer.be/. Consulté le 7 août 2024. https://www.dekamer.be/FLWB/PDF/55/3617/55K3617005.pdf.p.503
- Le CSJ a été créé pour veiller au bon fonctionnement de la justice.