Au Yémen, en 2011, on a pu rêver de voir un mouvement de protestation naître lors du printemps arabe. Bien vite, il a fait place à une guerre civile et à une invasion brutale menée par l’Arabie saoudite.
Des milliers de personnes ont été tuées, et des millions sont au bord de la famine. Un accord de paix pourrait raviver les espoirs déçus du soulèvement de 2011, pour autant que l’Arabie saoudite cesse d’exiger la victoire pour ses alliés.
Daniel Finn. Ces trente dernières années, le Yémen a été formellement uni sous la houlette d’un État unique bien que, dans la pratique, le conflit des dix ans écoulés ait brisé cette unité politique. Auparavant, cependant, le Yémen était divisé en deux États. D’où venait cette division ?
Helen Lackner. Au Yémen, le coup d’État militaire est qualifié de révolution plutôt que de coup d’État même si, objectivement, c’est bien de cela qu’il s’agissait. La plupart des habitants du pays l’ont décrit et le perçoivent encore aujourd’hui comme le renversement de l’imamat et le début d’une république. Il est intervenu après des décennies de mécontentement vis-à-vis de l’imam.
Les imams gouvernaient de manière très despotique et violente, surtout l’avant-dernier, Ahmed ben Yahya. De nombreux soulèvements ont eu lieu, les plus célèbres étant ceux de 1948 et 1955, lorsque des groupes de l’élite instruite se sont opposés à l’imam et ont tenté de le renverser militairement. La répression a été particulièrement sévère ; un nombre incalculable de gens ont été décapités, leurs têtes exposées au public en divers endroits.
Ce régime est souvent décrit comme rétrograde et comparable à celui en vigueur à Oman avant 1970. Il était marqué par une fiscalité lourde dans tout le pays, rendant la vie dure à l’immense majorité de la population, couplée à un manque d’investissements dans tous les aspects modernes de la vie intéressant les gens, comme la santé et l’éducation. L’imam avait également envoyé plusieurs officiers en formation en Irak. Ils en étaient revenus gorgés d’idéologie nationaliste arabe et, donc, de tendances anti-monarchiques qui les ont convaincus de vouloir se débarrasser de l’imam.
Ahmed ben Yahya est mort dans son lit. Son successeur, son fils Mohammed al-Badr, était assez progressiste à certains égards. On s’attendait à ce qu’il agisse beaucoup plus dans un cadre nationaliste arabe, mais il n’est resté au pouvoir que dix jours avant d’être renversé. Les choses ont tourné à la guerre civile parce que les révolutionnaires n’ont pas réussi à le tuer. Il s’est enfui pour se rendre au nord, où il a rallié des tribus. Le régime saoudien et d’autres l’ont aidé à riposter.
Les révolutionnaires ont immédiatement obtenu le soutien du dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser qui a envoyé un nombre important de soldats au Yémen. Il y a ainsi pu y avoir jusqu’à 70 000 Égyptiens dans le pays par moments, ainsi que de nombreux administrateurs et conseillers politiques (qui étaient en réalité bien plus que des conseillers). C’était une guerre civile, mais fortement teintée d’ingérences internationales, tout comme celle qui sévit actuellement.
Les Égyptiens soutenaient le camp républicain, tandis que les Saoudiens et les Britanniques soutenaient le camp monarchiste. Si les Britanniques se montraient un peu plus discrets par rapport à leur implication, personne n’était dupe. Ils ont envoyé quelques unités du Special Air Service (SAS). Les Israéliens ont même soutenu les monarchistes dans une certaine mesure.
Fin 1967 ou début 1968, la guerre civile se trouvait pour ainsi dire dans l’impasse. Après le retrait des troupes de Nasser, les royalistes ont tenté de s’emparer de la ville de Sanaa, à laquelle ils ont infligé un siège de 70 jours, ancré dans la mémoire des Yéménites. Ce siège n’a toutefois pas suffi à évincer les républicains. De 1967 à 1969, on a assisté à tout un processus qui a vu les royalistes les plus extrêmes vaincus ou marginalisés. L’aile gauche du mouvement républicain n’a toutefois pas non plus échappé à cette marginalisation. Des gens ont été tués.
Lors de la guerre civile yéménite de 1962, l’Égypte de Nasser soutenait le camp républicain, tandis que les Saoudiens, les Britanniques et même les Israéliens soutenaient le camp monarchiste.
Tout cela a rendu possible l’accord conclu en 1970, dont les signataires ont accepté de maintenir la république. Il s’agissait cependant d’une « république » composée de républicains de droite et des partisans les moins extrêmes de l’imamat. Si aucun membre de la famille de l’imam n’a été autorisé à revenir, l’aile gauche du mouvement a également été balayée.
Comment Ali Abdallah Saleh s’est-il mis à diriger le Yémen du Nord à la fin des années 1970 ?
Ali Abdallah Saleh était un officier de l’armée issu d’une petite tribu appelée les Sanhan, une branche mineure de la plus importante confédération tribale du Yémen, les Hashid. En 1977-78, trois présidents yéménites ont été assassinés, dont deux dans le Nord. Le premier était Ibrahim al-Hamdi, dont tout le pays se souvient avec admiration comme le grand espoir des Yéménites. Il a été assassiné en octobre 1977, alors qu’il s’apprêtait à se rendre à Aden pour signer un accord d’unité avec le président du Sud, Salim Rubai Ali, dit Salmine.
Après l’assassinat d’al-Hamdi, un autre officier, Ahmed al-Ghachmi, est devenu président à Sanaa, avant d’être assassiné à son tour en juin 1978, apparemment par un envoyé de Salmine. Est-ce que cela a réellement été le cas ? Cela fait débat. L’identité de son assassin ne fait aucun doute car ils sont morts ensemble, mais le meurtre avait-il été commandité par Salmine ? C’est une tout autre question. Quoi qu’il en soit, les dirigeants du Sud y ont trouvé un prétexte idéal pour tuer Salmine, et c’est ainsi qu’à la fin du mois de juin 1978, le Yémen avait perdu trois présidents.
À ce moment-là, plusieurs manœuvres ont eu lieu à Sanaa. Je soupçonne que Saleh ait été nommé président dans l’idée qu’il serait un simple exécutant. Lorsque je me suis rendue pour la première fois à Sanaa en 1980, tout au long de cette période et pendant de nombreuses années par la suite, nous pensions tous qu’il y aurait un coup d’État un jour ou l’autre. Nous nous attendions à nous réveiller un matin pour découvrir que Saleh avait été assassiné.
On disait que personne ne lui aurait vendu une assurance-vie, même pour un million de dollars, parce qu’il aurait fallu la payer immédiatement. Bien sûr, l’histoire nous apprend que nous nous trompions à l’époque puisqu’il est finalement resté président pendant 33 ans.
De quelle nature était la lutte contre la domination coloniale britannique à Aden dans les années 1960 ? Et quelle en a été l’issue ?
La situation était différente à Aden. La révolution de Sanaa en 1962 avait incité les nationalistes du Sud à défier sérieusement le pouvoir colonial britannique. Tout au long de cette période, la domination britannique a été plusieurs fois contestée, plus ou moins vigoureusement, mais de manière très localisée, la société sud-yéménite étant déjà très fragmentée à cette époque.
Après 1962, il y a eu l’influence du nassérisme d’une part, ainsi que l’essor du mouvement syndical à Aden d’autre part. Les syndicats étaient un élément clé de la politique de gauche dans cette région, émergente depuis le début ou le milieu des années 50. Depuis la construction de la raffinerie, il existait un solide mouvement syndical à Aden.
Parmi les personnes qui avaient été envoyées étudier à l’Université américaine de Beyrouth, nombreuses étaient revenues fortement influencées par le Mouvement nationaliste arabe (MAN), créé en 1958. Le MAN était le précurseur de nombreux mouvements de gauche dans le monde arabe, comme les deux principales organisations de gauche palestiniennes, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP), ainsi que, à Oman, le Front de libération du Dhofar et du Golfe arabe (FLDGA).
Deux mouvements étaient à l’œuvre, l’un essentiellement rural, lié au MAN, et l’autre urbain, issu du mouvement syndical. Ces deux mouvements de libération rivaux, autant en lutte entre eux que contre les Britanniques, étaient le Front de libération du Yémen du Sud occupé (FLYSO), aligné sur les syndicats et très nassérien dans son orientation politique, et le Front de libération nationale (FLN). Le FLN comprenait des partisans du MAN, ainsi que des personnes qui avaient une idéologie de gauche encore plus marquée et d’autres dont l’approche était plus tribale. C’était un mouvement beaucoup plus diversifié que le FLYSO.
Avant que la Grande-Bretagne ne quitte le pays, à l’été 1967, ces deux groupes combattaient davantage l’un contre l’autre que contre les Britanniques. Le FLN a effectivement vaincu le FLYSO en août de cette année-là, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles les Britanniques ont négocié l’indépendance du Yemen du Sud avec le FLN plutôt qu’avec le FLYSO.
Une autre raison était que le FLYSO était, aux yeux des Britanniques (mais en réalité aussi) étroitement lié au nassérisme, et les Britanniques, à cette époque, voyaient Nasser d’un très mauvais œil. Enfin, ils connaissaient extrêmement mal le FLN. Lorsqu’on lit les documents ou les mémoires de fonctionnaires britanniques au sujet de cette période, ils admettent souvent qu’ils n’avaient, en gros, aucune idée de ce qu’était le FLN.