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La lutte pour la constitution chilienne

Camila Vergara

—30 septembre 2022

Au Chili, près de 62 % de la population a rejeté le projet de nouvelle Constitution, un résultat en contradiction avec l’envie de changement marquée par les mouvements sociaux qui ont secoué le pays en 2019.

En tant que théoricienne radicale du droit constitutionnel, vous avez joué un rôle actif dans les débats sur la rédaction de la nouvelle constitution du Chili, fruit de la contestation populaire massive qui a secoué le pays en 2019. Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer quels problèmes pose la Constitution chilienne de 1980 actuellement en vigueur et ce qu’il fallait changer ?

Camila Vergara. La constitution de 1980 était un mécanisme juridique mis en place par la dictature de Pinochet pour codifier le néolibéralisme et empêcher l’État d’intervenir dans l’économie. C’était une sorte de camisole de force, qui s’appliquait à tout, du système électoral aux structures de pouvoir régionales, qui bloquait toute redistribution des richesses vers le bas et coupait les dirigeants politiques du mécontentement populaire. La précédente Constitution de 1925 régissait un système bien plus décentralisé ; les gouvernements régionaux, par exemple, devaient suivre les instructions des assemblées sélection­nées par les communes. Sous Pinochet, les gouverneurs et les maires étaient nommés par le président et les assemblées locales ont été abolies, ce qui a supprimé tout contrôle démocratique. Il était interdit aux syndicalistes de former un parti ou de présenter leur candidature en tant que représentants d’un parti. Le pouvoir était concentré au sommet.

Après sa défaite au plébiscite de 1988 et celle de son parti aux élections de 1989, Pinochet a insisté pour que nombre de ces dispositions antidémocratiques soient maintenues en place comme condition à son départ, ce que les partis tradition­nels ont accepté. De nombreuses « poches d’autoritarisme » ont ainsi subsisté dans la Constitution. Les réformes engagées n’ont été que des simulacres de démo­cratisation ; par exemple, les maires sont désormais élus, mais c’est l’État central qui leur alloue la quasi-totalité de leurs fonds. Il n’était pas possible de révoquer les commandants des forces armées et de la police ; ils étaient sélectionnés par des procédures internes et le pouvoir exécu­tif élu n’était pas habilité à les remplacer. Le Conseil national de sécurité, cosena, composé de militaires, remplissait le rôle d’un pouvoir autonome qui surveillait et influençait le gouvernement civil. Il y avait des sénateurs désignés et des séna­teurs à vie, nommés par Pinochet pour consolider sa mainmise sur l’État.

Qu’en est-il des réformes de 2005 menées par le gouvernement Lagos ? Ont-elles changé la donne ?

Les coalitions anti-Pinochet élues après 1990 ont tenté d’abolir ces « poches d’au­toritarisme ». En 2005, le président socia­liste Ricardo Lagos a supprimé la plupart d’entre elles, après des négociations avec les partis de droite au Congrès, et ratifié la constitution nouvellement modifiée. Mais Lagos a laissé en place une caracté­ristique clé du système : le système élec­toral binomial, qui permettait de former deux coalitions multipartites au sein des­quelles la coalition minoritaire obtenait un nombre disproportionné de sièges au Congrès. Cette règle a d’abord profité aux partis pro-Pinochet, mais lorsque Lagos est entré en fonction, elle avait fini par profiter à sa coalition, la Concertación. Elle a donc été maintenue.

La constitution de 1980 mise en place par la dictature de Pinochet imposait le néolibéralisme et empêchait l’État d’intervenir dans l’économie.

En fin de compte, les réformes de Lagos ont démontré que supprimer les poches d’autoritarisme n’était pas si essentiel : le système peut toujours se renouveler, les inégalités structurelles persistent. Oui, nous nous sommes débarrassés des séna­teurs à vie, mais les personnes qui les ont remplacés à ces postes étaient tout aussi conservatrices, donc, concrètement, cela ne changeait pas grand-chose. Lorsque le système électoral a été réformé en 2015, durant le deuxième mandat présidentiel de Michelle Bachelet, les circonscriptions ont été définies de manière à priver les gens de leurs droits. C’est ainsi que l’on a conservé la méthode D’Hondt (l’un des systèmes de représentation proportion­nelle les moins représentatifs), qui désa­vantage les petits partis et renforce les blocs de coalition dominants.

Quelle est la composition de ces blocs dominants ?

La droite du spectre politique est occu­pée par une coalition composée de quatre mouvements différents : l’UDI, ou Unión Demócrata Independiente, créée en 1983 par des partisans purs et durs de Pinochet ; la Renovación Nacional, l’élite écono­mique « rénovée », économiquement néo­libérale et plutôt libérale sur le plan des valeurs culturelles. S’y ajoutent deux partis qui ont émergé plus récemment : Evópoli, dont le nom signifie quelque chose comme « évolution libérale », et le Parti républicain néofasciste, fondé par José Antonio Kast, candidat à la prési­dence lors de l’élection de 2021 et qui a quitté l’UDI, la jugeant trop modérée. Kast affirme que l’UDI a renoncé à son héritage et que le Chili devrait renouer avec l’ère Pinochet. Les Républicains ont cherché à imiter la politique de droite aux États-Unis en formant une coalition avec les évangé­liques conservateurs. Ils ont actuellement quinze députés à la chambre basse.

Ensuite, il y a la Concertación. C’est la grande coalition formée en oppo­sition à Pinochet lors du référen­dum de 1988. Elle rassemblait les démocrates-chrétiens (qui avaient ini­tialement soutenu le coup d’État de 1973, puis ont fait marche arrière et rejoint l’op­position) et le parti socialiste, ainsi que le Partido por la Democracia et quelques autres petits partis. La Concertación a gouverné le pays pendant les trois pre­miers mandats qui ont succédé à la chute de la dictature, mais ses partisans ont petit à petit perdu espoir, car peu de choses ont changé. L’économie néolibé­rale a simplement accentué les inégali­tés. Ils ont ensuite intégré le parti com­muniste et se sont rebaptisés La Nueva Mayoría, « la nouvelle majorité ». Michelle Bachelet a été élue présidente pour la pre­mière fois en 2006 dans le cadre de cette nouvelle coalition.

Depuis l’effondrement du vote de La Nueva Mayoría en 2017, après que les scandales aient eu raison de Michelle Bachelet et de sa famille, le rôle de la Concertación a été supplanté par Apruebo Dignidad, « je sou­tiens la dignité ». Ce nouveau regroupe­ment a été créé par le Frente Amplio (un large front de plusieurs mini-partis, allant du centriste Revolución Democrática à celui des Comunes dont le style se rapproche du mouvement Podemos) et par les commu­nistes, pour se présenter aux élections de 2021. Cette coalition est dirigée par le pré­sident actuel, Gabriel Boric. En dehors de ces grands blocs, il y a aussi quelques petits partis écologistes et des indépendants. Mais, comme les élections au Congrès se déroulent sur la base de listes (il faut être élu dans le cadre d’une liste de candidats, et ces listes sont généralement dominées par les partis établis), ces nouvelles forces ont du mal à progresser.

Le Chili a connu une décennie de manifestations de rue contre les gouvernements conservateurs comme de centre-gauche, qui a atteint son point d’orgue avec le déferlement populaire de 2019. Qu’est-ce qui explique le caractère particulièrement explosif des manifestations de 2019, qui ont commencé en réaction à une légère augmentation du tarif du ticket de métro ? Comment décririez-vous leur caractère social et l’étendue de leur portée géographique ?

La première vague de protestations a commencé en 2006, lorsque des lycéens ont manifesté pour s’opposer à la sup­pression du financement du secteur de l’éducation. Le système de bons, héri­tage des « Chicago Boys », n’a pas fonc­tionné et les étudiants ont compris que ce n’était pas seulement le ministre de l’éducation qui était en cause, mais aussi la Constitution elle-même, car elle avait créé un système hybride public-privé à but lucratif. Les étudiants ont alors pris le relais des manifestations lycéennes en 2011 pour demander la suppression des frais d’inscription à l’université. Pendant ce temps, il y avait aussi des protestations en faveur de la protection de l’environ­nement, des manifestations syndicales, des marches pour défendre les retraites. L’un des mouvements les plus anciens, actif depuis l’époque de la dictature, était celui de la campagne pour une assemblée constituante. Lorsque Pinochet a quitté le pouvoir, les dirigeants de la Concertación l’ont assuré qu’ils ne convoqueraient pas une telle assemblée, mais gouverneraient dans le cadre constitutionnel dont ils avaient hérité. Après le soulèvement de 2019, ce n’était plus tenable.

La hausse du tarif du ticket de métro en 2019 était très faible. On parle de seule­ment 30 pesos chiliens ou quatre cents étasuniens, mais elle a eu un impact direct sur les familles de la classe travail­leuse qui avaient déjà du mal à joindre les deux bouts avec leurs maigres salaires. La classe ouvrière chilienne vit depuis trente ans dans la précarité et la classe moyenne émergente est criblée de dettes. Le Chili a l’un des taux d’endettement les plus élevés de la région ; tout s’achète à crédit et la plupart des gens n’ont pas un peso d’épargne. Donc toute cette situa­tion couve depuis longtemps.

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