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Le tournant néoconservateur en France

Daniel Steinmetz-Jenkins

—5 avril 2018

En 1968, Raymond Aron qualifiait les événements de mai de « psychodrame », marquant par là un tournant néoconservateur dans la pensée française.

Le tournant néoconservateur en France

Raymond Aron, sociologue et journaliste, a la réputation d’être le plus grand penseur libéral français du XXème siècle. Marginalisé dans les années 50’ et 60’ par la gauche française pour ses critiques polémiques du marxisme, notamment dans L’Opium des intellectuels, sa pensée a été remise au goût du jour durant les années 70’ lorsque la désillusion du communisme en France a laissé place à un vif retour d’intérêt pour la tradition libérale. Cependant, quel type de libéralisme Aron a-t-il promu durant les années 70’ ? Il était dépeint par ses nouveaux admirateurs comme la voix de la raison libérale, qui résista aux tentations totalitaires de son temps, au moment le plus politiquement conservateur de sa carrière.

Au début du printemps 1968, Raymond Aron, libéral de la guerre froide, n’avait aucune raison de croire que la France était au bord d’un mouvement de protestation estudiantine et d’une grève ouvrière massive. Au contraire, beaucoup de ses collègues estimaient que le radicalisme politique perdait son emprise sur la jeune génération et que la pensée libérale d’Aron allait enfin recevoir la reconnaissance qui lui avait été refusée depuis longtemps. Comme l’explique Pierre Manent :

Vers la fin des années 60, alors que l’opinion et la société semblaient se diriger vers « une fin des idéologies », ou du moins vers un apaisement des tensions idéologiques, et que Raymond Aron était sur le point de recevoir en France la reconnaissance qui ne lui avait jamais fait défaut dans le monde anglo-saxon ou en Allemagne, les « événements de mai 1968 » le poussèrent à l’opposé de ce qui était alors l’opinion dominante dans les cercles intellectuels français1.

Selon l’interprétation de Manent, Mai 68 a non seulement bloqué l’ascension d’Aron en France, mais il a également sonné le glas de l’argument de la fin des idéologies popularisé par le même Aron dans son célèbre livre, L’Opium des intellectuels. Cela soulève la question suivante : pourquoi Aron a-t-il continué à interpréter les événements de mai 1968 comme une catastrophe tout au long des années 70 bien qu’il soit parvenu à la conclusion que les manifestations étaient un simple carnaval et un psychodrame ?

Ses premiers articles du Figaro consacrés à la protestation étudiante et aux grèves ouvrières n’offrent en guise de réponse que quelques suggestions éparses puisque Aron a changé d’avis sur la nature et la signification des événements après mai 1968. En juillet 1968, il réalise une série d’entretiens avec Alain Duhamel, alors rédacteur en chef du quotidien Le Monde, entretiens qui seront publiés dans le livre La Révolution introuvable. Dans ces interviews, Aron soutient que les révolutionnaires de Mai rejetaient le despotisme soviétique et la rationalité techno-bureaucratique de la société industrielle. Mais le « rêve » d’une société libertaire symbolisée par l’idée d’autogestion, telle que décrite par Claude Lefort et Edgar Morin, ne donne que peu d’indications quant aux modalités par lesquelles le nouvel ordre politique serait établi. Selon Aron,

la révolution de mai [ …] n’a nullement démontré que l’autogestion des entreprises, de l’Université, de la société, la suppression des hiérarchies, l’élimination de la séparation entre masses et dirigeants, offraient une troisième voie, radicalement originale, entre soviétisme plus ou moins libéralisé et capitalisme plus ou moins socialisé2.

Les tentatives d’Aron de relier Mai 68 à la chute de la République de Weimar deviennent claires.

Tout ce qui avait été vraiment accompli, c’était la démonstration de la fragilité de l’État français, ce qui, selon Aron, avait des conséquences politiques néfastes. En ouvrant une brèche dans le mur de l’ordre ancien, la Nouvelle Gauche avait, en réalité, ouvert les écluses aux ennemis qu’elle cherchait à vaincre. Vues sous cet angle, les tentatives d’Aron de relier Mai 68 à la chute de la République de Weimar deviennent claires. Si les révolutionnaires ( le Parti socialiste unifié, les trotskystes, les maoïstes, etc. ) avaient réussi, cela aurait très probablement mené, à ses yeux, soit à un gouvernement de type front populaire dominé par le PCF, soit à un gouvernement de droite. Comme il l’a lui-même écrit, « en Occident, la Nouvelle Gauche travaille pour Brejnev ou pour les colonels grecs, à moins qu’elle ne travaille contre son gré, et involontairement, pour ceux qu’elle déteste le plus, à savoir l’establishment libéral aux États-Unis et la République en France, qu’elle vise à détruire3 ». Cependant, en 1969, Aron continuait à espérer que la Nouvelle Gauche pourrait réveiller les autorités établies et les inciter à faire des « réformes graduelles » à l’université et dans la société4.

Au cours de cette même année 1969, Aron publie D’une Sainte famille à l’autre : Essai sur le marxisme imaginaire. Il y soulève la question suivante :

Les sociétés industrielles occidentales avancées entrent-elles dans une période révolutionnaire ? Une petite, mais très violente, minorité d’étudiants a adopté le style caractéristique des mouvements fascistes, tout en évoquant en même temps les idées des internationalistes, de la gauche, des libertaires, voire des pacifistes. Mais ils n’ont pas encore trouvé d’idéologie qui mérite une analyse philosophique5.

Son article « Liberté, libérale ou libertaire » ( 1969 ) indiquait que, en l’état actuel des choses, la Nouvelle Gauche ne possède pas d’idéologie cohérente6. En 1971, Aron change pourtant d’avis : il réduit la Nouvelle Gauche à une idéologie romantique et utopique fortement influencée par Trotsky et Marcuse. Il voit en elle une variante du marxisme qui allait apporter un soutien politique au PCF ou au PS au moment même où tous deux fusionnaient pour former le Programme commun7.

Paranoïa anticommuniste grandissante

Cette préoccupation avait une portée mondiale. Derrière les vives critiques émises par Aron à l’encontre de la politique étrangère américaine de « détente » sous l’administration Nixon, on retrouve la même raison qui l’avait précédemment conduit à rejeter les événements de mai 1968 : sa paranoïa grandissante à l’égard d’une prise de contrôle communiste de l’Europe occidentale. En 1973, il estime dans République impériale que non seulement la guerre froide, mais toute l’après-guerre a pris fin avec le premier mandat de Nixon, ses visites à Pékin et à Moscou, et la fin de la guerre du Vietnam8. Aron analyse la politique de « détente » de Nixon comme un mouvement vers l’isolationnisme, entrepris en raison de la défaite militaire américaine au Vietnam. Cette politique, affirme-t-il, incarne l’humeur générale du peuple américain, humeur qu’il juge dictée par de fausses hypothèses :

dans leur révulsion des horreurs et des absurdités de la guerre du Vietnam, ils ont évoqué, pour rationaliser leur détachement du monde extérieur, une conception imaginaire de sphères d’influence stabilisées une fois pour toutes, une Union soviétique satisfaite en permanence du statu quo, le Japon et l’Europe déjà grandes puissances, et une force armée à ne plus jamais utiliser9.

Mais si tel est le cas, demande Aron, pourquoi l’Union soviétique est-elle prête à engager de telles dépenses pour agrandir et moderniser sa marine, ses forces aériennes et son armée ? La décadence de l’idéologie marxiste, affirme-t-il, a privé le pouvoir soviétique de ses impulsions révolutionnaires, mais elle n’a pas freiné l’ambition du Kremlin d’accroître son pouvoir.

Aron pense que l’acceptation générale de la « détente » a trompé à la fois ses compatriotes et les États-Unis sur la possibilité réelle d’une prise de pouvoir soviétique. Le commerce entre l’Occident et l’Union soviétique a favorisé le développement économique et militaire de cette dernière, tout en ne faisant rien pour la transformer politiquement. La « détente » détruisait l’ordre mondial bipolaire de la guerre froide, qu’en somme Aron semblait préférer. « Pendant la guerre froide, la violence est allée un peu trop loin ; en période de “ détente ”, les relations sont moins tendues, mais cela n’empêche pas l’Union soviétique de s’emparer d’un pays en Afrique ou ailleurs10 ».

Dans le même sens, Aron défend la théorie de l’endiguement, qu’il analyse comme un « système de double hégémonie parfaitement satisfaisant11 », pour employer le langage d’Anders Stephanson. En abandonnant ses responsabilités impériales et en rendant l’OTAN obsolète, le système de double hégémonie était, selon Aron, en train de s’effondrer. L’Union soviétique se tenait prête à profiter de cette occasion :

Il est clair que l’Union soviétique n’a jamais été aussi forte sur le plan militaire qu’aujourd’hui. Les dirigeants soviétiques estiment que les États-Unis sont dans un état de faiblesse, qu’ils ont perdu leur volonté politique et sont prêts à prendre des risques beaucoup plus grands. En ce qui concerne l’Europe occidentale, elle risque d’être réduite, même sans être attaquée militairement, à une condition dans laquelle elle perdra sa liberté morale, son autonomie politique et devra céder à la supériorité militaire soviétique. Certes, la menace n’est pas immédiate, mais la tendance générale va dans ce sens12.

En obtenant une parité militaire proche de celle des États-Unis, l’Union soviétique pouvait désormais être présente partout dans le monde. Pour la première fois, argumente Aron, elle était devenue une véritable puissance mondiale. Une guerre totale entre les grandes puissances restait improbable en raison des risques monstrueux que représentent les armes nucléaires. Mais cela pouvait conduire à de petites guerres, comme la guerre des Six Jours, et à des affrontements militaires de niveau inférieur entre les grandes puissances. Les tendances indiquaient, toujours selon Aron, qu’à long terme l’Europe occidentale deviendrait un substitut du pouvoir soviétique.

Aron rejete SALT I ( négociations sur la limitation des armes stratégiques ) pour ces mêmes raisons. Les négociations sur la limitation des armes stratégiques ( SALT ) visaient à réduire le nombre de missiles et de lanceurs fabriqués par les États-Unis et l’Union soviétique capables de transporter et de lancer des armes nucléaires. Elles sont généralement considérées comme la principale réalisation de la stratégie de « détente » de Nixon-Kissinger. Le premier cycle de négociations, connu sous le nom de SALT I ( 1969-1972 ), a donné aux États-Unis un avantage quant au nombre d’ogives nucléaires, il a également donné à l’Union soviétique une supériorité de quarante pour cent quant au nombre de lanceurs. « Mais la supériorité américaine, se demande alors Aron, au plus haut niveau de l’échelle de la violence, ne représentait-elle pas un élément essentiel de la dissuasion américaine, non pas pour la sécurité du territoire américain, mais pour l’Europe occidentale13 ? »

C’est ce contexte, plus important que le « psychodrame » de 1968, qui est crucial pour comprendre la trajectoire néoconservatrice d’Aron dans les années 70. Pour lui, la « détente » ne signifiait pas que l’Amérique avait perdu la guerre froide, mais plutôt que l’Europe de l’Ouest ( sans que les États-Unis continuent à stocker des armes nucléaires ) restait impuissante devant l’Union soviétique. Il s’agit là de la véritable justification de la critique d’Aron sur les droits de l’Homme dans le monde, du tournant vers le libéralisme en France, ainsi que de son futur soutien à Ronald Reagan.

Le soutien d’Aron à l’OTAN et aux États-Unis était, en réalité, motivé par l’anticommunisme. Derrière ses inquiétudes par rapport à Mai 68, à la mise en place du Programme commun et au refus des États-Unis d’accepter leurs responsabilités impériales à cause du Vietnam, se cache une seule préoccupation : le communisme. Ces inquiétudes s’aggravent à mesure que s’effondre l’ordre bipolaire, le monde entier est jeté par les Américains dans une économie inflationniste et le système international se trouve au bord d’une reconfiguration majeure. Les Américains étaient devenus trop faibles et les Européens trop décadents pour comprendre la gravité de la situation. En témoigne l’épilogue de son ouvrage Penser la guerre, Clausewitz, intitulé « Adieu aux armes ou la Grande illusion ».

Derrière ses inquiétudes par rapport à Mai 68 et à la mise en place du Programme commun se cache une seule préoccupation : le communisme.

Peut-être la grande illusion des Européens n’est-elle pas tant de parier sur la raison que de méconnaître la contrepartie de ce pari. Pour sauver les hommes de leurs propres moyens de destruction, il a fallu « sauver » les guerres. Les Européens voudraient franchir un pas de plus et dire « adieu aux armes ». La décolonisation s’achève ; tous les peuples ou presque accèdent à la souveraineté. [ …] Ensemble, ils œuvreraient en vue d’une société planétaire [ …]. Oui, la guerre nous semble horrible et absurde [ …]. Mais les marxistes-léninistes de Moscou acclament les guerres civiles, Jean-Paul Sartre partage l’enivrement de la foule qui prend d’assaut la Bastille et porte, au bout d’une pique, la tête du gouverneur. [ …] Ce qui manque [ …] c’est le sens de l’histoire du tragique14.

À l’aube du mouvement international des droits de l’homme, alors que le monde se trouve au bord du précipice d’une révolution néolibérale, Aron devient plus que jamais obsédé par l’anticommunisme. La croissance de l’armée soviétique le convainc que l’URSS tire profit de l’essor d’un système multipolaire facilité par la « détente ».

Belliciste et conservateur

En 1976 et 1977, l’Union de la gauche remporte un grand succès aux élections cantonales et communales. Tout indique alors qu’elle remportera les élections législatives de 1978. De plus, le déclin des États-Unis pourrait permettre à l’Union soviétique de disposer d’une hégémonie politique et économique sur l’Europe occidentale. Cela explique pourquoi, même après l’effondrement de l’Union de gauche en septembre 1977, Aron et ses partisans continuèrent à s’inquiéter de la révolution communiste15.

En ce sens, le Plaidoyer pour l’Europe décadente avait un seul et unique but : « alerter les Européens sur le danger de l’autosatisfaction face à la menace du communisme16 ». Selon l’historien Gwendal Châton, le livre d’Aron joue un rôle déterminant dans la conception antitotalitaire des aroniens, telle qu’elle s’exprime dans la revue Commentaire, fondée en 1978 par Aron et son ancien élève Jean-Claude Casanova.

L’appellation de « néoconservatisme américain » occulte un phénomène transnational post-68 profondément enraciné intellectuellement dans le libéralisme français.

De la fin des années 70 au début des années 80, Commentaire se définit par son combat contre « l’hégémonie soviétique » à l’étranger et le « socialisme insaisissable » dans le pays. L’article phare d’Aron, « Incertitudes françaises », paraît peu avant les élections du printemps 1978. L’article s’approprie pleinement l’exhortation du Plaidoyer pour l’Europe décadente, qui invite l’Europe à rester active dans la lutte contre le communisme. Malgré la rupture entre le PC et le PS, Aron avertit ses collègues que le Parti socialiste reste susceptible d’amener des membres du Parti communiste au gouvernement, ce qui pourrait aboutir à des « années de troubles peut-être révolutionnaires, peut-être despotiques17 ». Les « Incertitudes françaises » ont défini la ligne éditoriale de Commentaire jusque dans les années 80. C’est pourquoi Commentaire devint, selon Châton, le fondement théorique du nouveau « front anti-totalitaire ». [ …] il est indéniable que le giscardo-barrisme était le centre politique effectif de ce journal18. »

Une caractéristique intéressante de Commentaire concerne ses liens avec les figures associées à l’intelligentsia néoconservatrice américaine. Norman Podhoretz et Irving Kristol sont devenus membres du conseil consultatif de Commentaire. Kristol, le rédacteur en chef de Public Interest et parrain du mouvement néoconservateur aux États-Unis, avait rencontré Aron par l’intermédiaire du Congrès pour la liberté culturelle et avait publié plusieurs livres d’Aron en anglais lorsqu’il était rédacteur en chef de Basic Books. Podhoretz était le rédacteur en chef du magazine néoconservateur Commentary, qui est sûrement à l’origine du nom de la revue Commentaire19. Sous la direction de Podhoretz, Commentary a acquis la réputation d’être un « magazine litigieux qui a transformé la gauche juive en droite néoconservatrice20 ». L’épouse de Podhoretz, Midge Decter, a engagé Raymond Aron comme président honoraire du Comité pour le monde libre.

Une comparaison des thèmes abordés par Commentary et par Commentaire à la fin des années 70 montre combien leurs préoccupations politiques sont similaires : critiques de la Nouvelle Gauche, craintes face à l’hégémonie soviétique croissante et réserves importantes quant à la viabilité politique de l’accent mis par Jimmy Carter sur les droits de l’homme au niveau international ( comme en témoigne notamment la publication du célèbre article de Jeane Kirkpatrick, « Dictatorships and Double Standards » en 197921 ).

Allan Bloom, auteur du célèbre livre L’Âme désarmée, a régulièrement collaboré à la revue Commentaire et a écrit un article pour le premier numéro intitulé « Un vrai philosophe, Léo Strauss22 ». Que ce soit justifié ou non, Strauss, qui fut professeur de Bloom et théoricien politique à l’Université de Chicago ( 1949-1969 ), est généralement considéré comme « un fondateur inspirant du néoconservatisme américain23 ». Comme l’explique Jim George :

Aron reconnaît être généralement d’accord avec la stratégie nucléaire de l’administration Reagan.

Les néoconservateurs ont tiré de Strauss un ordre du jour thématique qui met l’accent sur les points suivants : un nouvel appel à un nationalisme fort et à une unité culturelle tout aussi forte dans les sociétés occidentales modernes ; la valeur d’une simple moralité religieuse et philosophique, et ( au final ) une « culture de la guerre » comme fondement du maintien de cette unité ; l’utilisation d’une force maximale par les démocraties occidentales face à une menace endémique et d’une approche plus générale de la « paix par la force » envers les pays étrangers par les États-Unis, les leaders politiques et idéologiques de la civilisation occidentale moderne. Ils ont également tiré de Strauss l’idée que le gouvernement par l’élite est crucial si l’on veut que le libéralisme apparu après les Lumières ne menace pas davantage le modèle démocratique ( classique ) de gouvernance, et que l’élite néoconservatrice a le droit et même l’obligation de mentir aux masses pour que les « bonnes » décisions politiques et stratégiques soient prises et mises en œuvre24.

Quelques traductions d’articles de Strauss paraîtront dans Commentaire ainsi que de nombreux articles traitant de son travail25. Pierre Manent, l’un des straussiens les plus connus de France, souvent considéré comme l’héritier de Raymond Aron, est sans aucun doute à l’origine de la promotion de l’œuvre d’inspiration straussienne de Bloom, aux côtés d’Harvey Mansfield, l’un des anciens élèves de Strauss, chez Commentaire26. Cela suggère que l’appellation de « néoconservatisme américain » occulte un phénomène transnational post-68 profondément enraciné intellectuellement dans le libéralisme français.

Comme les néoconservateurs américains, Aron a exprimé son soutien à la candidature présidentielle de Ronald Reagan. Dans un article paru dans Encounter en 1982, Aron notait que « la supériorité globale de l’Union soviétique, matérielle et en nombre, n’est pas valable dans le monde entier27 ». Avant de donner les mêmes raisons au déclin américain qu’il avait suggéré au cours de la dernière décennie, Aron a déclaré son accord de base avec Reagan qui disait que la machine militaire américaine avait été sévèrement amputée. Bien qu’Aron déplore la rhétorique de Reagan, il reconnaît être généralement d’accord avec la stratégie nucléaire de l’administration Reagan.

La même année, Aron apparaît dans l’émission télévisée Apostrophes. Il y débat avec l’économiste John K. Galbraith. L’animateur de l’émission, Bernard Pivot, fait remarquer que le mot « libéral » revêt des significations opposées de part et d’autre de l’Atlantique : il signifie progressiste aux États-Unis et conservateur en Europe. Galbraith exprime sa sympathie pour les sociaux-démocrates européens, y compris le parti socialiste français, mais Aron est un fervent partisan de l’ancien président Giscard d’Estaing. Inversement, Galbraith se dit en faveur du parti démocrate américain, tandis qu’Aron approuve les politiques de Ronald Reagan, et surtout sa politique étrangère28. Pourtant, avant Reagan, Aron avait toujours préféré voir un démocrate accéder à la Maison-Blanche.

Comment, alors, interpréter le libéralisme post-Mai 68 de Raymond Aron ? En 1978, Ralf Dahrendorf, à l’époque le plus fidèle admirateur d’Aron en Allemagne, relève que les idées politiques d’Aron s’étaient « endurcies » en raison de ses frustrations au sujet de 1968 et de sa déception face au retrait américain du pouvoir mondial, comme le montrent SALT I et SALT II ( 1972-1979 ). L’émergence d’un « vide mondial du pouvoir doit l’inquiéter29 », observe Dahrendorf. Vingt ans plus tard, Dahrendorf remarque que « 1968 a hanté Aron pendant les quinze dernières années de sa vie30 ».

Le moment même où Aron est proclamé héros intellectuel libéral de la France dans les années 70 correspond à la période la plus réactionnaire et belliciste de sa vie. À sa mort, la forme de libéralisme qu’il prônait, comme le démontre l’interview télévisée d’Apostrophe, correspondait aux conceptions du Parti républicain aux États-Unis. En cela, il est plus exact de le considérer comme l’initiateur d’un virage néoconservateur, dont les racines remontent à Mai 68.

Footnotes

  1. Pierre Manent, « Raymond Aron, Political Educator », dans Raymond Aron, In Defense of Political Reason : Essays, Rowman & Littlefield, Lanham MD, 1994, p. 15.
  2. Raymond Aron, La Révolution introuvable : Réflexions sur les événements de mai, Fayard, Paris, 1968, p. 14.
  3. Ibid., xix.
  4. Ibid.
  5. Raymond Aron, Marxismes imaginaires : D’une Sainte famille à l’autre, Gallimard, Paris, 1969, p. 20.
  6. Raymond Aron, « Liberté, libérale ou libertaire », dans Études politiques, Gallimard, Paris, 1972, p. 235–276.
  7. Raymond Aron, « Remarques sur le nouvel âge idéologique », dans Klaus Von Beyme, ( dir. ), Theorie und Politik, Nijoff, Den Haag, 1971, 226–41.
  8. Raymond Aron, République impériale. Les États-Unis dans le monde ( 1945–1972 ), Calmann-Lévy, Paris, 1973.
  9. Ibid.
  10. Raymond Aron, Spectateur engagé. Entretiens avec Raymond Aron. DVD, Éditions Montparnasse, 2005.
  11. Voir Anders Stephanson, Kennan and the Art of Foreign Policy, Harvard University Press, Cambridge, 1992, p. 153.
  12. Raymond Aron, « An Interview with Raymond Aron », Encounter ( octobre 1976 ), p. 64.
  13. Raymond Aron, Mémoires, Julliard, Paris, 1983.
  14. Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, Gallimard, Paris, 1976.
  15. Cité dans Châton, « Prendre l’anti-totalitarisme au sérieux », p. 31.
  16. Châton, « Prendre l’anti-totalitarisme au sérieux », p. 31
  17. Raymond Aron, « Incertitudes françaises », Commentaire 1, no 1 ( 1978 ) : p. 15.
  18. Châton, « Prendre l’anti-totalitarisme au sérieux », p. 31
  19. J’ai trouvé ces informations dans le livre d’Adam Fuller, Taking the Fight to the Enemy : Neoconservatism in the Days of Ideology, Lexington Books, Lanham, 2012, p. 234-235.
  20. Benjamin Balint, commentaire détaillé : The Contentious Magazine That Transformed the Jewish Left Into the Neoconservative Right, Public Affairs, New York, 2010.
  21. Jeane Kirkpatrick, « Dictatorships and Double Standards », Commentary 68, no ٥ ( novembre ١٩٧٩ ), p. ٣٤-٤٥. Kirkpatrick a étudié à Sciences Po.
  22. Alan Bloom, « Un vrai philosophe, Léo Strauss », Commentaire 1, no 1 ( 1978 ), p. 91-105.
  23. Eugene R. Sheppard, Leo Strauss and the politics of exile : the making of a political philosopher ( 2005 ), p. 1.
  24. Jim George, « Leo Strauss, Neoconservatism and US Foreign Policy : Esoteric Nihilism and the Bush Doctrine », vol. 42, no 2 ( 2005 ), p. 174.
  25. Une liste d’articles publiés dans Commentaire écrits par et sur Leo Strauss est disponible ici : http ://www.cairn.info/resultats_recherche.php ?searchTerm=Leo+Strauss&ID_REVUE=COMM.
  26. Concernant la relation de Manent avec Strauss et Aron, voir Seeing Things Politically : Interviews with Benedicte Delorme-Montini, St. Augustine’s Press, South Bend, 2015, p. 35-58.
  27. Raymond Aron, « Hope and Despair in the Western Camp : Reply to an American Friend », Encounter ( juin 1982 ), p. 15.
  28. La vidéo en question est disponible ici : http ://www.ina.fr/video/CPB82050326.
  29. Ralf Dahrendorf, « Special Forward to Raymond Aron’s : War and Industrial Society : A Reappraisal », dans Millennium : Journal of International Studies 7, no ٣ ( ١٩٧٨ ) : p. ١٩٦.
  30. Dahrendorf, The Modern Social Conflict, p. 114.