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Le retour d’Engels

John Bellamy Foster

—21 décembre 2020

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À l’occasion de son 200e anniversaire, célébrons le retour de Engels, qui pendant des décennies à servi de bouc émissaire bien commode dans le discours académique sur le marxisme.

Peu de collaborations politiques et intellectuelles peuvent rivaliser avec celle qui a existé entre Karl Marx et Friedrich Engels. Ils ont non seulement écrit ensemble, en 1848, le célèbre Manifeste communiste, tous deux participant aux révolutions sociales de cette année-là, mais auparavant aussi deux autres ouvrages: La Sainte Famille en 1845 et L’Idéologie allemande en 1846.

À la fin des années 1870, lorsque les deux socialistes scientifiques purent enfin vivre à proximité l’un de l’autre et se concerter tous les jours, ils faisaient souvent les cent pas dans le bureau de Marx, chacun de leur côté, creusant des sillons dans le sol en tournant les talons, tout en discutant de leurs diverses idées, plans et projets. Ils se lisaient fréquemment des passages de leurs travaux en cours1. Avant sa publication, Engels a lu à Marx l’intégralité du manuscrit de son Anti-Dühring (dont Marx a rédigé un chapitre). Marx a écrit une introduction au Socialisme utopique et socialisme scientifique d’Engels. Après la mort de Marx en 1883, Engels a préparé les volumes deux et trois du Capital à partir des brouillons que son ami avait laissés derrière lui. Si Engels, comme il fut le premier à l’admettre, se trouvait dans l’ombre de Marx, il n’en était pas moins un géant intellectuel et politique à part entière.

Pendant des décennies, les universitaires ont suggéré qu’Engels avait dévalorisé et déformé la pensée de Marx

Pourtant, pendant des décennies, les universitaires ont suggéré qu’Engels avait dévalorisé et déformé la pensée de Marx. Comme l’a observé de manière critique le politologue John L. Stanley dans son ouvrage posthume Mainlining Marx en 2002, les tentatives de séparer Marx et Engels (au-delà du fait évident qu’il s’agissait de deux individus distincts aux intérêts et aux talents différents) ont, de plus en plus, pris la forme d’une dissociation entre Engels, stigmatisé comme la source de tout ce qui est répréhensible dans le marxisme, et Marx, glorifié comme l’incarnation de l’homme de lettres civilisé, et lui-même non marxiste2.

Dénigrer Engels, un passe-temps populaire

Il y a plus de quarante ans, le 12 décembre 1974, j’ai assisté à une conférence de David McLellan sur «Karl Marx: The Vicissitudes of a Reputation», au Evergreen State College à Olympia, Washington. L’année précédente, McLellan avait publié Karl Marx: His Life and Thought, que j’avais étudié de près3. C’est avec impatience que je suis donc entré dans l’amphithéâtre cet après-midi-là et que j’ai attendu son exposé. Cependant, ce que j’ai entendu m’a profondément déconcerté. Le principal message de McLellan a été tout simplement que Karl Marx n’était pas Friedrich Engels et que, pour découvrir le véritable Marx, il a fallu séparer le bon grain de Marx de l’ivraie d’Engels. C’est Engels, soutient McLellan, qui a introduit le positivisme dans le marxisme, en pointant du doigt les Deuxième et Troisième Internationales, et finalement le stalinisme. Quelques années plus tard, McLellan devait intégrer certaines de ces critiques dans sa courte biographie, Friedrich Engels4.

Ce fut ma première rencontre avec la vision anti-Engels qui est apparue comme une caractéristique déterminante de la gauche académique occidentale, et qui a été étroitement liée à la montée du «marxisme occidental» en tant que tradition philosophique distincte — en opposition à ce qui était parfois appelé le marxisme officiel ou soviétique. Le marxisme occidental, dans ce sens, avait pour principal axiome le rejet de la dialectique de la nature d’Engels, ou «dialectique purement objective», comme l’appelait Georg Lukács5.

Pour la plupart des marxistes occidentaux, la dialectique était une relation sujet-objet identique: nous pouvions comprendre le monde dans la mesure où nous l’avions fait. Un tel point de vue critique a constitué une correction bienvenue au positivisme brut qui avait infecté une grande partie du marxisme, et qui avait été rationalisé dans l’idéologie soviétique officielle. Mais elle a également eu pour effet de pousser le marxisme dans une direction plus idéaliste, ce qui a conduit à l’abandon de la longue tradition consistant à considérer le matérialisme historique comme lié non seulement aux sciences humaines et sociales (et bien sûr à la politique), mais aussi aux sciences naturelles matérialistes.

Dénigrer Engels est devenu un passe-temps populaire parmi les universitaires de gauche, certaines personnalités, comme le théoricien politique Terrell Carver, construisant des carrières entières sur cette base. Une manœuvre courante a consisté à se servir d’Engels pour extraire Marx du marxisme. Comme l’écrivait Carver en 1984: «Karl Marx a nié qu’il était marxiste. Frederick Engels a répété le commentaire de Marx, mais n’a pas compris son point de vue. En effet, il est maintenant évident qu’Engels a été le premier marxiste, et il est de plus en plus accepté qu’il a en quelque sorte inventé le marxisme.» Pour Carver, Engels n’a pas seulement commis le péché capital d’inventer le marxisme, mais il a également commis de nombreux autres péchés, tels que la promotion du quasi-hégélianisme, du matérialisme, du positivisme et de la dialectique — tous considérés comme «à des kilomètres de l’éclectisme minutieux de Marx».

L’idée même que Marx avait «une méthodologie» a été attribuée à Engels, et donc déclarée fausse. Retiré de son association avec Engels et dépouillé de tout contenu déterminé, Marx a été facilement rendu acceptable pour le système, comme une sorte de précurseur intellectuel. Comme l’a récemment déclaré Carver, sans ironie apparente, «Marx était un penseur libéral».6

Mais la plupart des critiques adressées à Engels ont porté sur son prétendu scientisme dans l’Anti-Dühring et dans sa Dialectique de la nature inachevée. Dans sa biographie d’Engels, McLellan a déclaré que l’intérêt de ce dernier pour les sciences naturelles «lui a fait mettre l’accent sur une conception matérialiste de la nature plutôt que sur l’histoire». Engels a été accusé d’avoir introduit «le concept de matière» dans le marxisme, concept «totalement étranger à l’œuvre de Marx». Sa principale erreur aurait été de tenter de développer une dialectique objective qui abandonnait «le côté subjectif de la dialectique» et qui conduisait à «l’assimilation progressive des points de vue de Marx à une vision scientifique du monde».

«Il n’est pas surprenant, a déclaré McLellan, qu’avec la consolidation du régime soviétique, les vulgarisations d’Engels aient dû devenir le principal contenu philosophique des manuels scolaires soviétiques»7. Tout comme Marx a été de plus en plus présenté comme l’intellectuel raffiné, Engels a été de plus en plus considéré comme le vulgarisateur grossier. Engels a ainsi servi de bouc émissaire bien commode dans le discours académique sur le marxisme.

La science à la rescousse

Pourtant, Engels avait aussi ses admirateurs. Le premier signe réel d’un revirement dans la théorie marxiste contemporaine est apparu avec l’historien E. P. Thompson et The Poverty of Theory en 1978, principalement dirigée contre le marxisme structuraliste de Louis Althusser. Thompson défend ici le matérialisme historique contre une théorie abstraite et hypostatisée, séparée de tout sujet historique et de tout point de référence empirique. Ce faisant, dans ce texte que j’ai toujours considéré comme l’un des points forts des lettres anglaises de la fin du 20e siècle, il a vaillamment défendu ce «vieux schnock de Friedrich Engels», qui était la cible de tant de critiques de la part d’Althusser.

Sur cette base, Thompson a plaidé en faveur d’une sorte d’empirisme dialectique (ce qu’il admirait le plus chez Engels) comme étant essentiel à une analyse historico-matérialiste8. Quelques années plus tard, l’économiste marxiste et rédacteur fondateur du Monthly Review, Paul Sweezy, a commencé ses Four Lectures on Marxism (Quatre conférences sur le marxisme) en réaffirmant avec audace l’importance de l’approche dialectique d’Engels et de sa critique des points de vue mécanistes et réductionnistes9.

Mais le véritable changement qui allait redonner à Engels sa réputation de grand théoricien marxiste classique aux côtés de Marx ne vint pas des historiens et des économistes politiques, mais des spécialistes des sciences naturelles. En 1975, Stephen Jay Gould, écrivant dans la revue Natural History, a ouvertement célébré la théorie de l’évolution humaine d’Engels, qui avait mis l’accent, à l’époque victorienne, sur le rôle du travail, la décrivant comme la conception la plus avancée du développement de l’évolution humaine — une conception qui avait anticipé la découverte anthropologique au 20e siècle de l’Australopithecus africanus. Quelques années plus tard, en 1983, Gould a développé son argumentation dans la New York Review of Books, en soulignant que toutes les théories de l’évolution humaine étaient des théories de «coévolution gène-culture» et que «le meilleur argument du 19e siècle en faveur de la coévolution gène-culture a été présenté par Friedrich Engels dans son remarquable essai de 1876 (publié à titre posthume dans Dialectique de la nature), “Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme”»10.

Le sociologue médical et médecin Howard Waitzkin a également consacré une grande partie de son ouvrage phare de 1983, The Second Sickness, au rôle de pionnier d’Engels en tant qu’épidémiologiste social, en montrant comment ce jeune homme de vingt-quatre ans, alors qu’il écrivait La Situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1844, avait exploré l’étiologie de la maladie d’une manière qui préfigurait les découvertes ultérieures en matière de santé publique11. En 1985, Richard Lewontin et Richard Levins ont publié leur désormais classique The Dialectical Biologist, avec sa dédicace sans équivoque: «À Friedrich Engels, qui s’est souvent trompé, mais qui a compris le plus important.»12

Métabolisme et socialisme

Les années 1980 vont assister à la naissance d’une tradition écosocialiste au sein du marxisme. Au début de l’écosocialisme, représenté par le travail de pionnier de Ted Benton, Marx et Engels ont été critiqués pour ne pas avoir pris suffisamment au sérieux les limites naturelles malthusiennes. Toutefois, à la fin des années 1990, les débats qui ont suivi ont donné naissance à une deuxième phase de l’écosocialisme, à commencer par Marx and Nature de Paul Burkett en 1999, qui cherchait à explorer les éléments écologiques que l’on trouve dans les fondements classiques du matérialisme historique lui-même13. Ces efforts se sont d’abord concentrés sur Marx, mais ont également pris en compte les contributions écologiques d’Engels. Cette tendance a été renforcée par le projet MEGA (Marx-Engels Gesamtausgabe) renouvelé, dans lequel les carnets de sciences naturelles de Marx et d’Engels ont commencé à être publiés pour la première fois. Il en a résulté une révolution dans la compréhension de la tradition marxiste classique, dont une grande partie trouve son écho dans une nouvelle praxis écologique radicale issue de la crise de l’époque actuelle (tant économique qu’écologique).

La reconnaissance croissante d’Engels ainsi que la montée du marxisme écologique ont ravivé l’intérêt pour la Dialectique de la nature d’Engels

La reconnaissance croissante des contributions d’Engels à la science ainsi que la montée du marxisme écologique ont ravivé l’intérêt pour la Dialectique de la nature d’Engels, ainsi que pour ses autres écrits liés aux sciences naturelles. Une grande partie de mes propres recherches depuis 2000 (pour un livre qui sera bientôt terminé) se sont concentrées sur la relation d’Engels (et d’autres personnes qu’il a influencées) avec la formation d’une dialectique écologique. Je ne suis pas non plus le seul dans ce domaine. L’économiste politique et marxiste écologique Elmar Altvater a récemment publié un livre en allemand traitant de la Dialectique de la nature d’Engels14.

L’argument de l’importance cruciale d’Engels pour la critique du capitalisme à notre époque est ancré dans sa célèbre thèse dans l’Anti-Dühring selon laquelle «La nature est le banc d’essai de la dialectique»15. Cela a souvent été tourné en dérision au sein de la philosophie marxiste occidentale. Néanmoins, la thèse d’Engels, qui reflète sa propre analyse dialectique et écologique profonde, pourrait être exprimée dans le langage d’aujourd’hui: l’écologie est la preuve de la dialectique — une proposition dont peu de gens seraient prêts à nier la signification aujourd’hui. Vu sous cet angle, il est facile de comprendre pourquoi Engels a pris une place aussi importante dans les discussions écosocialistes contemporaines. Les ouvrages du marxisme écologique citent couramment comme leitmotiv ses célèbres mots d’avertissement dans Dialectique de la nature:

«Cependant ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement.»16

Pour Engels, comme pour Marx, la clé du socialisme était la régulation rationnelle du métabolisme de l’humanité et de la nature, de manière à promouvoir le potentiel humain le plus complet possible, tout en sauvegardant les besoins des générations futures. Il n’est donc pas étonnant que nous assistions, au 21e siècle, au retour d’Engels qui, avec Marx, continue d’alimenter les luttes et d’inspirer les espoirs qui définissent notre propre époque, marquée par les crises et nécessairement révolutionnaire

Cet article est une version révisée d’un précédent essai The Return of Engels, publié en ligne dans Jacobin le 28 novembre 2016, pour marquer le 196e anniversaire de la naissance d’Engels.

Footnotes

  1. Eleanor Marx Aveling, «Frederick Engels», dans Institute of Marxism-Leninism, Reminiscences of Marx and Engels (Moscow: Foreign Languages Publishing House, sans date), p. 186.
  2. John L. Stanley, Mainlining Marx New Brunswick, NJ, Transaction, 2002.
  3. David McLellan, Karl Marx: His Life and Thought, New York, Harper and Row, 1973.
  4. David McLellan, Friedrich Engels, Harmondsworth, Penguin, 1977.
  5. Georg Lukács, Histoire et conscience de classe Paris, Minuit, 1960.
  6. Terrell Carver, «Marxism as Method», dans Terence Ball et James Farr, After Marx Cambridge, Cambridge University Press, 1984, pp. 261-278; Terrell Carver, «Terrell Carver Recommends the Best Books on Marx and Marxism», 4 août 2016. Pour une critique des points de vue de Carver, voir Stanley, Mainlining Marx, 32-33, 50-54, 123-30. Voir également la critique de Gareth Stedman Jones, «Karl Marx», Marxism and Philosophy Review of Books, 28 septembre 2016.) où l’on nous dit que dans son projet politique, Marx a simplement «aspiré à contribuer à un mouvement populaire de masse pour les institutions démocratiques».
  7. McLellan, Frederick Engels, op. cit., pp. 79-107.
  8. E. P. Thompson, The Poverty of Theory New York: Monthly Review Press, 1978, 50-57.
  9. Paul M. Sweezy, Four Lectures on Marxism New York, Monthly Review Press, 1981, pp. 11-25.
  10. Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie Le Seuil, 1997, et Un hérisson dans la tempête Grasset, 1994.
  11. Howard Waitzkin, The Second Sickness New York, Free Press, 1983.
  12. Richard Lewontin et Richard Levins, The Dialectical Biologist Cambridge, MA, Harvard University Press, 1985.
  13. Ted Benton, «Marxism and Natural Limits», New Left Review 178 (1989): 51–86; Paul Burkett, Marx and Nature Chicago, Haymarket, 2014. Voir également John Bellamy Foster, Marx écologiste Paris, Éditions Amsterdam, 2011.
  14. Voir la critique de l’ouvrage Engels neu entdecken d’Altvater par Palle Rasmussen dans Marxism and Philosophy Review of Books, 6 août 2016.
  15. Frederick Engels, Anti-Dühring, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 52.
  16. Friedrich Engels, Dialectique de la nature Paris, Éditions sociales, 1975, p. 180.