Le monde vacille. Dans le Sud global, de nouvelles alliances se forment et changent la face du monde, tandis que le Nord global perd de son pouvoir économique.
En janvier 2023, un journaliste du quotidien nippon Yomiuri Shimbun a demandé à l’attachée de presse du ministère japonais des Affaires étrangères, Hikariko Ono, de proposer une définition de l’expression «Global South» («Sud global»). Le gouvernement japonais n’a pas de définition précise du terme «Global South», a-t-elle répondu, mais «je crois comprendre qu’en général il fait souvent référence aux pays émergents et en développement»1.
Le gouvernement nippon s’est efforcé de trouver une évaluation plus précise du Sud, qu’il a tenté de présenter dans le Livre bleu diplomatique 2023. Dans un long chapitre consacré à la notion de «Sud», les responsables japonais reconnaissent que l’ancien «Tiers-Monde» semble avoir développé une nouvelle attitude. Lorsque les pays du Nord, sous l’impulsion des États-Unis, ont demandé aux pays du Sud d’adopter la position de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) sur la guerre en Ukraine (à savoir isoler la Russie), ils ont refusé, accusant l’Occident de pratiquer le «deux poids, deux mesures», puisque, comme le note le ministère japonaise des Affaires étrangères, il justifie ses propres guerres tout en décriant celles des autres. À la lumière du nouvel état d’esprit qui prévaut dans les pays du Sud, le ministère des Affaires étrangères du Japon a déclaré qu’il était nécessaire d’adopter de nouvelles attitudes, en adoptant une «approche inclusive qui dépasse les divergences de valeurs et d’intérêts». Comme a écrit l’ancien ministre japonais des Affaires étrangères, Yoshimasa Hayashi, dans la préface du livre bleu, «le monde se trouve aujourd’hui à un tournant de l’histoire»2.
Ce tournant est illustré par le fait que peu d’États du Sud ont voulu participer à l’isolement de la Russie, en refusant, par exemple, de soutenir les résolutions occidentales à l’Assemblée générale des Nations Unies. Tous les États qui ont refusé de se joindre à l’Occident dans sa croisade contre la Russie ne sont pas «anti-occidentaux» au sens politique du terme; nombre d’entre eux sont plutôt motivés par des considérations pratiques, telles que les prix réduits de l’énergie en Russie. Qu’ils en aient assez d’être manipulés par l’Occident ou qu’ils voient des opportunités économiques dans leurs relations avec la Russie, de plus en plus de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine ont refusé de capituler face à la pression exercée par Washington les incitant à rompre leurs liens avec la Russie. C’est ce refus et cet évitement qui ont poussé le président français Emmanuel Macron à admettre qu’il était «très impressionné de voir à quel point nous perdons la confiance des pays du Sud»3.
BlackRock note que nous entrons dans «un monde fragmenté composé de blocs concurrents», tandis que le Crédit Suisse souligne les «fractures profondes et persistantes» de l’ordre mondial.
Lors d’une table ronde organisée le 18 février 2023 dans le cadre de la conférence de Munich sur la sécurité, trois dirigeants d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie ont expliqué pourquoi ils étaient mécontents de la guerre en Ukraine et de la campagne qui les incitait à rompre leurs liens avec la Russie. La Première ministre namibienne Saara Kuugongelwa-Amadhila a déclaré: «Nous encourageons une résolution pacifique du conflit [ukrainien] afin que le monde entier et toutes les ressources du monde puissent se concentrer sur l’amélioration des conditions de vie des populations du monde entier au lieu d’être consacrés à l’acquisition d’armes, au massacre de personnes et à la création d’hostilités». Interrogée sur les raisons de l’abstention de la Namibie lors du vote des Nations Unies sur la guerre, Mme Kuugongelwa-Amadhila a déclaré: «Notre objectif est de résoudre le problème… et non de rejeter la responsabilité sur autrui». L’argent utilisé pour acheter des armes, a-t-elle affirmé, «serait mieux utilisé pour promouvoir le développement en Ukraine, en Afrique, en Asie et ailleurs, [et] en Europe même, où de nombreuses personnes connaissent des difficultés4».
Une série de rapports publiés par les principales institutions financières occidentales confirment l’inquiétude de M. Macron quant à la perte de crédibilité de l’Occident dans les pays du Sud. BlackRock note, pour sa part, que nous entrons dans «un monde fragmenté composé de blocs concurrents», tandis que le Crédit Suisse souligne les «fractures profondes et persistantes» qui se sont ouvertes dans l’ordre mondial5. Ces «fractures» sont décrites avec précision dans un rapport du Crédit Suisse: l’Occident, qui comprend les alliés des pays industrialisés occidentaux, a réorienté ses intérêts stratégiques et s’est détourné de l’Est, c’est-à-dire de la Chine, de la Russie et de leurs alliés. Pendant ce temps, le Sud, qui englobe le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, ainsi que la plupart des pays émergents, se réorganise pour défendre ses intérêts6.
À PROPOS DES TERMES «SUD» ET «NORD»
Les Nations Unies sont composées de 49 pays du Nord et de 145 pays du Sud. La guerre en Ukraine a mis en lumière et accéléré certains changements géopolitiques. D’un côté, un groupe de pays qui suit l’orientation des États-Unis a réagi à l’entrée des forces russes en Ukraine en tant que bloc militaire, économique et politique intégré. Ces pays participent à certaines plateformes, dont l’OTAN et le Groupe des sept pays (G7) sont les plus importantes. Cela reflète une dynamique en place depuis la chute de l’Union soviétique en 1991, dans laquelle l’OTAN et le G7 agissent conjointement pour mener un programme largement défini par les États-Unis, l’Europe et le Japon étant des puissances secondaires au sein de l’alliance.
Au cours des dernières décennies, les contradictions entre les pays de l’OTAN et du G7 ont été aplanies et reléguées à l’arrière-plan. Malgré des différences secondaires liées aux positions et aux capacités militaires, économiques et politiques de ces pays (comme le désaccord entre les États-Unis, le Royaume-Uni et la France sur la question de savoir qui exportera des sous-marins vers l’Australie en 2021), le Nord peut être envisagé comme un bloc disposé à s’unir autour d’un certain nombre d’enjeux fondamentaux7.
Le «Sud» n’est pas un bloc, mais un projet émergent constitué de différents groupements, répondant chacun à une logique propre.
L’intellectuel égyptien Samir Amin écrivait, en 1980, «la consolidation progressive de la zone centrale du système capitaliste mondial (Europe, Amérique du Nord, Australie)». Peu après, M. Amin a commencé à utiliser le terme Triade pour désigner cette «zone centrale» de puissances impérialistes qui a vu le jour au lendemain de la Seconde Guerre mondiale8. Selon lui, les classes dirigeantes d’Europe et du Japon ont subordonné leurs propres intérêts nationaux à ce que le gouvernement des États-Unis a commencé à nommer leur «intérêt commun».
Le terme «Global North» (littéralement Nord global) n’est pas un terme géographique neutre. En réalité, ce terme n’a absolument rien de géographique, étant donné que des pays comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont inclus dans le noyau intérieur. Le terme «Global North» est plutôt synonyme d’autres termes tels que l’Occident et les pays avancés. Il s’agit là d’autant de tournures galvaudées qui font référence à ce qu’il serait plus approprié de nommer le bloc impérialiste. Il convient de noter que la plupart de ces pays — qu’il s’agisse du noyau anglo-nord-américain dirigé par les États-Unis (comme le Royaume-Uni et les ÉtatsUnis), des puissances européennes centrales (comme l’Allemagne et l’Italie) ou des puissances européennes secondaires (comme le Portugal et l’Autriche) — ont façonné le monde moderne à travers une histoire commune de violence qui a commencé avec la traite atlantique des esclaves et s’est poursuivie avec l’utilisation de bombes nucléaires contre les civils d’Hiroshima et de Nagasaki et le génocide en cours des Palestiniens. Il est impossible de dresser un bilan exhaustif des centaines de millions de personnes tuées par le colonialisme9.
L’une des principales caractéristiques de cette violence est la fuite des richesses des régions colonisées du monde vers les puissances coloniales. Cette saignée n’a pas seulement rempli les coffres des puissances en question et financé les infrastructures opulentes dont elles disposent encore aujourd’hui; elle a également façonné le système néocolonial qui continue de drainer les richesses des pays colonisés longtemps après la fin du colonialisme proprement dit.
Bien qu’ils ne représentent que 14,2% de la population mondiale, les 49 pays du Nord représentent 40,6% du PIB mondial sur la base de la parité du pouvoir d’achat (PPA)10. Par le contrôle qu’ils exercent sur les capitaux et la production de matières premières, la propriété intellectuelle, la science et la technologie — qui font tous partie de l’héritage du colonialisme —, les pays du Nord continuent de s’assurer qu’ils accumulent la plus grande part des richesses de la planète. Selon une étude récente, entre 1960 et 2017, l’équivalent de 152 000 milliards USD a été dérobé aux pays du Sud sur la base d’échanges inégaux. Les auteurs soulignent que, pour la seule année 2017, le Nord s’est approprié pour 2 200 milliards USD de matières premières dans le Sud — «de quoi éradiquer 15 fois l’extrême pauvreté»11.
Contrairement au Nord, le Sud ne constitue pas un bloc intégré. Les pays du Sud présentent des réalités économiques, des capacités militaires, des systèmes politiques et des gouvernements différents, avec souvent des traditions politiques contradictoires. Bien que nombre de ces pays partagent certaines caractéristiques et certains intérêts, le concept du «Sud» n’est pas défini par leurs points communs, mais plutôt par un ensemble d’autres facteurs. Il n’en reste pas moins que ces pays partagent les réalités suivantes :
il s’agit d’anciennes colonies et semi-colonies qui ont subi 500 ans d’humiliation;
- dans certains cas, ils ont poursuivi et poursuivent des projets socialistes, pour lesquels ils ont été punis par le bloc impérialiste;
- ces pays sont, pour diverses raisons, victimes de l’emprise impérialiste qui a recours à des leviers extra-économiques allant des coups d’État aux sanctions ;
- ils se sont souvent rassemblés autour de divers intérêts communs, tels que l’allègement de la dette, l’établissement de leur droit à construire une démocratie économique et l’accès aux dispositifs de santé mondiaux, y compris les vaccins pendant la pandémie de COVID-19.
Malgré ces points communs, il serait excessif de les qualifier de bloc, comme nous l’avons fait pour les pays dits «du Nord». Nous considérons plutôt que le Sud est constitué de six groupes dont les relations sont interdépendantes (et dont certains présentent des différends antagonistes). Ces groupes sont les suivants :
1. États socialistes indépendants. Ce groupe comprend six pays (la Chine, le Vietnam, le Venezuela, le Laos, la République populaire démocratique de Corée et Cuba) qui restent attachés à la trajectoire socialiste, avec tous ses aléas. Depuis 2016, la Chine, membre central du groupe, affiche le PIB (PPA) le plus élevé au monde et une économie presque trois fois supérieure à celle de l’Inde (pays dont la population est comparable)12. Le peuple chinois a réalisé le plus grand exploit des temps modernes en termes de développement humain en sortant 800 millions de personnes de la pauvreté13.
2. États en quête d’une forte souveraineté. Il s’agit d’États qui, plus récemment et malgré leurs nombreuses différences internes, ont pris des mesures pour affirmer leur souveraineté, mais n’ont pas mis en place un processus socialiste en bonne et due forme. Nombre de ces États, comme l’Érythrée et le Mali, font partie du Groupe des amis pour la défense de la Charte des Nations Unies, qui s’est formé en juillet 2021 sous la direction du gouvernement vénézuélien. L’Occident a, à son tour, sanctionné cette prise de position par une guerre hybride extrême14. La Russie, qui constitue un cas particulier au sein de ce groupe, est une cible privilégiée pour un changement de régime et des mesures coercitives visant à la démembrer et à la dénucléariser.
3. États progressistes actuels ou historiques. Les sociétés de ces pays ont été marquées par des mouvements de libération nationale — comme la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud — et par des mouvements contre les dictatures — comme au Brésil — dont l’impact a profondément marqué leurs cultures politiques. Malgré les limites des gouvernements de ce groupe, leurs graves contradictions internes et les difficultés à s’émanciper du système capitaliste mondial, ces pays n’ont pas fléchi devant l’ingérence des États-Unis. Cependant, aucun d’entre eux n’a bénéficié d’une révolution socialiste susceptible d’affaiblir leur bourgeoisie nationale par une réforme agraire substantielle ou par la socialisation de secteurs avancés de l’économie, notamment.
4. Les nouveaux pays non alignés. Ces pays, dont le PIB est en hausse, ne dépendent plus de l’Occident. La taille et l’échelle de leurs économies leur ont donné une certaine indépendance pour poursuivre des intérêts économiques nationaux sans promouvoir activement la souveraineté politique. Ils ont réalisé que la saisie par les États-Unis de leurs réserves de change et le recours à des sanctions contre au moins 31,5% de la population mondiale sont devenus de graves menaces pour la majorité mondiale et que les États-Unis ne sont plus ni un marché de dernier recours ni un pourvoyeur majeur d’investissements directs étrangers15.
5. Groupement divers de pays du Sud. Ce groupe comprend les 111 pays qui n’ont pas d’unité politique, économique ou militaire claire. Ils varient dans leur degré d’alignement sur le Nord.
6. Pays fortement militarisés par les États-Unis. Les deux pays qui composent ce groupe — la République de Corée et les Philippines — sont en fait des colonies militaires des États-Unis, bien que leurs populations s’opposent aux limites dérivées de la subordination aux besoins militaires et sécuritaires des États-Unis.
Ensemble, ces 145 pays (qui incluent la Palestine en tant qu’observateur des Nations Unies) représentent 85,8% de la population mondiale et 59,4% du PIB mondial (PPA)16. Comme nous le verrons dans la dernière section, ces six groupements font partie de grands projets régionaux et internationaux qui reflètent le nouvel état d’esprit qui prévaut dans le Sud — un état d’esprit qui s’oriente vers le régionalisme et le multilatéralisme et qui s’éloigne de la domination singulière façonnée par le bloc impérialiste.
La vague de décolonisation formelle qui a débuté après la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945 — qui avait déjà eu un précédent en Amérique latine dans les années 1800 et qui a repris avec la révolution cubaine (1959) — a créé de nouvelles conditions pour l’impérialisme. Le recul territorial des puissances impérialistes ne s’est toutefois pas accompagné d’une perte de leur emprise sur l’économie mondiale. Au contraire, ils ont façonné ce que Kwame Nkrumah a appelé le néocolonialisme.
Rien qu’en 2017, les pays du Nord se sont appropriés pour 2200 milliards USD de matières premières dans les pays du Sud — «de quoi éradiquer quinze fois l’extrême pauvreté».
Au cours de ces dernières années, nous avons toutefois assisté à une lente érosion du contrôle de l’Occident sur l’économie mondiale ainsi qu’à une délégitimation progressive de l’ensemble de la structure néocoloniale. Afin de mieux comprendre cette attrition, nous avons adopté une méthode développée par Samir Amin il y a près de 30 ans pour évaluer la nature de la puissance impérialiste. M. Amin a identifié cinq formes de contrôle qui se trouvent au cœur de la structure néocoloniale: contrôle des ressources naturelles, contrôle des flux financiers, contrôle de la science et de la technologie, contrôle de la puissance militaire et contrôle de l’information. Le contrôle exercé par l’Occident sur les ressources naturelles, les flux financiers, la science et la technologie est aujourd’hui remis en question par l’émergence des principales économies du Sud: la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, la Turquie et le Mexique, qui figuraient tous parmi les treize plus grandes économies du monde en termes de PIB (PPA) en 202217. La sortie impressionnante de la Chine d’une pauvreté abjecte a été déterminante pour affaiblir l’emprise du Nord mondial sur ces trois premiers leviers de contrôles.
Par ailleurs, deux dérives des États-Unis et du bloc impérialiste entre le milieu des années 1990 et les années 2010 ont également contribué à affaiblir cette emprise. Tout d’abord, les guerres des États-Unis, de la guerre contre le terrorisme aux guerres contre l’Afghanistan, l’Irak et la Libye. Et deuxièmement, la surextension de l’économie étasunienne, depuis le surcrédit sur le marché immobilier jusqu’à la réglementation laxiste du système bancaire occidental. Ces campagnes militaires des États-Unis et la troisième grande dépression de 2007-2008 ont provoqué une crise du leadership du Nord sur le système mondial. C’est dans ce contexte que le président russe Vladimir Poutine a déclaré, lors de la conférence de Munich sur la sécurité en 2007, que le monde n’avait pas besoin d’un «seul maître»18. Une grande partie du Sud a commencé à douter du rôle des États-Unis en tant qu’acheteur en dernier ressort, que point d’ancrage du système monétaire mondial et que stabilisateur politique de l’ordre mondial.
Les nouveaux développements en Chine et en Russie, qui se sont produits au même moment où les États-Unis menaient leurs guerres et où le système capitaliste mondial était plongé dans le chaos, ont accéléré l’apparition de nouveaux changements. Dans un premier temps, au cours des dernières années du gouvernement de Hu Jintao (2003-2013), les dirigeants chinois ont commencé à réévaluer leur dépendance à l’égard du marché étasunien et du leadership politique des États-Unis. La formation des BRICS en 2009 s’inscrit dans cette nouvelle posture. Cette réévaluation s’est ensuite traduite par un nouveau cadre politique sous la direction de Xi Jinping. Il s’agissait notamment d’établir des alternatives au marché et au leadership des ÉtatsUnis, notamment en créant un marché intérieur grâce à des investissements de capitaux à grande échelle, en éradiquant l’extrême pauvreté et en développant l’initiative de la «Nouvelle route de la soie» (Belt and Road Initiative). La Chine a en outre commencé à utiliser le processus des BRICS pour encourager la formation de nouveaux systèmes monétaires et de nouveaux dirigeants politiques.
En Russie, vers la fin de la première décennie des années 2000, le gouvernement russe a commencé à réparer les dommages que la destruction de l’Union soviétique avait causés à son peuple. Tout d’abord, le gouvernement, dirigé par Poutine, a commencé à reprendre le secteur de l’énergie aux «oligarques» et à organiser la base de l’économie autour de principes d’autosuffisance, notamment en conservant les capitaux dans le pays et en ne permettant pas la sortie des bénéfices vers le système bancaire contrôlé par l’Occident. Deuxièmement, le gouvernement a commencé à accroître le rôle de la Russie au sein de l’OPEP+ (l’organisation des pays exportateurs de pétrole ainsi que dix pays non membres) et à développer son secteur énergétique afin de vendre du pétrole et du gaz naturel à l’Europe dans un contexte où les guerres du Nord contre l’Irak et la Libye et la guerre hybride menée contre l’Iran en raison des sanctions interféraient avec les principales sources d’énergie de l’Europe.
Le magnétisme économique de la Chine et de la Russie — dans le contexte d’une crise économique de longue durée dans le Nord — a conduit les pays de l’Union européenne (UE) à s’intégrer davantage à l’Eurasie. Cela s’est fait à deux niveaux: les pays européens ont commencé à dépendre de plus en plus de l’énergie russe (un tiers des besoins énergétiques de l’Allemagne étaient satisfaits par la Russie, par exemple) et des investissements et de la technologie de la Chine (18 pays de l’UE ont rejoint la Belt and Road Initiative, dont l’Italie, la Pologne, le Portugal et la République tchèque). Logique et nécessaire d’un point de vue historique, l’intégration de l’Europe à l’Asie conjuguée à la montée en puissance de la Chine menaçaient la structure générale unipolaire du Nord et la structure néocoloniale de l’économie mondiale.
La guerre en Ukraine a fait naître un nouvel état d’esprit dans les pays en développement et l’émergence d’un nouveau non-alignement.
Incapables de freiner cette intégration et la montée en puissance de la Chine, les États-Unis, avec leurs alliés du Nord, ont accéléré les conditions propices au déclenchement d’une guerre hybride contre la Chine et la Russie. Les lignes de front de cette guerre, initialement économiques (par le biais d’une guerre commerciale, par exemple), se sont rapidement focalisées sur deux zones: l’Ukraine et Taïwan. La guerre en Ukraine a eu deux conséquences importantes sur l’ordre mondial: premièrement, elle a entraîné une envolée des prix des denrées alimentaires et des carburants dans le monde entier, et deuxièmement, elle a été accueillie par le refus de nombreux pays en développement de s’incliner devant l’Occident et sa position à l’égard de la guerre. Ensemble, ces conséquences ont engendré un nouvel état d’esprit dans le monde en développement et l’émergence d’un nouveau non-alignement.
Le contrôle exercé par le Nord sur la puissance militaire et l’information ne s’est toutefois pas affaibli. Dans une période d’apathie économique et de fragilité politique, le Nord, États-Unis en tête, exerce avec force le reste de sa puissance et, ce faisant, met en danger l’existence de la planète. Comme le montrent nos recherches, les pays du Nord, et en particulier les États-Unis, consacrent une part importante de leur budget à l’armée, construisant des systèmes qui menacent la vie humaine dans ses moindres aspects et dilapidant l’ingéniosité humaine dans des moyens de détruire la vie plutôt que de l’affirmer.
Au cours de la deuxième décennie du 21e siècle, les États-Unis et leurs alliés ont tout mis en œuvre pour réaffirmer leur contrôle sur la planète. La guerre de l’OTAN contre la Libye en 2011 a envoyé un signal clair de l’affirmation de l’Occident, qui a été un prélude aux discussions sur l’utilisation d’une OTAN mondiale comme plate-forme pour promouvoir l’agression militaire occidentale, de la mer de Chine méridionale aux Caraïbes. Les sanctions ont visé à dissuader quiconque de franchir les lignes tracées par les États-Unis et leurs alliés, en excluant des pays du système financier international et en privant ainsi des populations entières de l’accès aux médicaments, à la nourriture et à d’autres biens de première nécessité. (Il convient de noter que les sanctions, qui ont augmenté de 933% au cours des vingt dernières années, se sont imposées comme l’une des armes de prédilection de l’interventionnisme des États-Unis)19. Enfin, le Fonds monétaire international (FMI) est revenu à la charge avec un nouveau programme d’austérité, qui a été renforcé même pendant la pandémie, obligeant des dizaines de pays pauvres à payer davantage aux puissants détenteurs d’obligations qu’à leurs propres systèmes de soins de santé et d’éducation20.
En 2018, les États-Unis ont déclaré qu’ils mettaient fin à la guerre contre le terrorisme et ont clairement énoncé la montée en puissance de la Chine et de la Russie comme étant leurs principaux enjeux dans le cadre de leur stratégie de défense nationale. Le secrétaire à la Défense des États-Unis, Jim Mattis, a parlé ouvertement de la nécessité d’empêcher la montée en puissance des «rivaux proches» — la Chine et la Russie — et a suggéré que toute la panoplie de la puissance des États-Unis soit utilisée pour les mettre à genoux21.
Les États-Unis disposent non seulement de centaines de bases militaires qui encerclent l’Eurasie, mais aussi d’alliés, de l’Allemagne au Japon, qui leur assurent des positions avancées face à la Russie et à la Chine.
Pour affirmer leur position de domination sur l’ordre mondial, les États-Unis et leurs alliés ont augmenté leurs dépenses militaires au-delà de toute espérance. L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) a calculé qu’en 2022, les dépenses militaires des États-Unis représentaient environ 877 milliards USD, soit environ 39% des dépenses militaires mondiales estimées22. Toutefois, comme le montre un récent rapport publié dans Monthly Review, ce chiffre est largement sous-estimé: les dépenses militaires réelles des États-Unis sont plus proches de 1537 milliards USD, soit près du double des estimations du SIPRI et des chiffres officiels des États-Unis23. Si l’on ajoute les dépenses estimées pour 2022 des autres pays membres de l’OTAN (360 milliards USD) et de tous les alliés militaires hors OTAN dominés par les États-Unis (234 milliards USD), selon les chiffres officiels, les dépenses militaires totales du bloc militaire dirigé par les États-Unis s’élèveraient à 2130 milliards USD, bien que ce chiffre puisse être inférieur aux dépenses réelles. Ce calcul porte les dépenses militaires mondiales en 2022 à 2.870 milliards USD. En d’autres termes, le bloc militaire dirigé par les États-Unis représente 74,3% des dépenses militaires mondiales et les États-Unis dépensent 12,6 fois plus par habitant que la moyenne mondiale (Israël, qui arrive en deuxième position, dépense 7,2 fois plus par habitant que la moyenne mondiale, tandis que les autres puissances impérialistes dépensent deux à trois fois plus que la moyenne mondiale)24.
La Chine, quant à elle, représente 10% des dépenses militaires mondiales (292 milliards USD) et ses dépenses militaires par habitant sont 22 fois inférieures à celles des ÉtatsUnis25. L’alarmisme concernant les dépenses militaires chinoises n’est pas étayé par les faits. Ce qui est attesté par les faits, en revanche, c’est que la Chine consacre une plus grande part de sa richesse sociale aux infrastructures et à l’industrie qu’au gaspillage militaire. Pendant ce temps, les États-Unis dépensent à peine 252 milliards USD pour l’éducation, par exemple, selon le Centre on Budget and Policies Priorities, contre 1537 milliards USD pour l’armée, dont une partie sert à payer les quelque 902 bases militaires réparties dans le monde entier26.
Entre 1776 et 2019, les États-Unis ont mené au moins 392 interventions militaires dans le monde. La moitié de ces opérations ont été entreprises entre 1950 et 2019.
La seule région du monde qui n’est pas soumise à l’appareil militaire américain se situe en grande partie en Eurasie: Chine, Inde, Iran et Russie. Depuis 1992, les États-Unis rêvent de vaincre cette région, y compris par l’usage de la puissance militaire. En 1997, Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, a averti que «potentiellement, le scénario le plus dangereux serait une grande coalition de la Chine, de la Russie et peut-être de l’Iran, une coalition «anti-hégémonique» unie non pas par une idéologie mais par des griefs complémentaires». «Pour les États-Unis», écrit Brzezinski, «le graal géopolitique est l’Eurasie», qui, selon lui, «est donc l’échiquier sur lequel la lutte pour la primauté mondiale continue de se jouer»27. Pour éviter un tel scénario, Brzezinski et d’autres ont averti que les États-Unis devraient essayer de gagner la Chine ou la Russie afin d’isoler l’autre et de dominer ainsi l’«échiquier» eurasiatique.
Or, au cours des dernières décennies, les États-Unis ont fait exactement le contraire, préférant faire pression sur la Chine et la Russie dans le cadre de leur nouvelle guerre froide, ce qui, comme l’avait prédit Brzezinski, a permis à ces deux pays de former une alliance stratégique bilatérale et multilatérale. Par ailleurs, à en croire les données du service de recherche du Congrès des États-Unis, entre 1798 et 2023, les forces armées des États-Unis ont été déployées dans 101 pays28. Selon le Military Intervention Project, entre 1776 et 2019, les États-Unis ont mené au moins 392 interventions militaires dans le monde. La moitié de ces campagnes ont été menées entre 1950 et 2019, et 25% d’entre elles ont eu lieu dans la période de l’après-guerre froide29. Pour la seule année 2022, 317 forces impérialistes ont été déployées dans des pays du Sud et 137 dans des pays alliés du Nord, soit un total de 454 déploiements30.
Sans conteste, la meilleure preuve des plans raciaux, politiques, militaires et économiques des puissances occidentales qui se sont manifestés dans le cadre de la nouvelle Guerre froide peut être résumée par une récente déclaration commune de Jens Stoltenberg, Ursula von der Leyen et Charles Michel pour l’OTAN et l’UE: «L’OTAN et l’UE jouent des rôles complémentaires, cohérents et se renforçant mutuellement au service de la paix et de la sécurité au niveau international. Nous continuerons de mobiliser toute la gamme des moyens à notre disposition — qu’ils soient politiques, économiques ou militaires — pour favoriser la réalisation de nos objectifs communs, dans l’intérêt de la population de nos pays, soit un milliard de personnes»31.
L’ÉMERGENCE DE NOUVELLES ORGANISATIONS
Le dernier jour du sommet des BRICS à Johannesburg, en Afrique du Sud, en août 2023, les cinq pays fondateurs (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont accueilli six nouveaux membres: Argentine, Égypte, Éthiopie, Iran, Arabie saoudite et Émirats arabes unis32. Bien que le nouveau gouvernement argentin de droite dirigé par Javier Milei se soit officiellement retiré des BRICS le 29 décembre 2023, les dix pays membres des BRICS représentent aujourd’hui 45,5% de la population mondiale, avec un PIB mondial combiné (PPA) de 35,6%. À titre de comparaison, bien que les pays du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni) ne représentent que 10% de la population mondiale, leur part du PIB mondial (PPA) s’élève à 30,4%. Alors que les pays qui forment aujourd’hui les BRICS10 sont responsables de 44% de la production industrielle mondiale, leurs homologues du G7 n’en représentent que 21,6%33. Tous les indicateurs disponibles, y compris la production de récoltes et le volume total de la production de métaux, montrent l’immense pouvoir des BRICS10 nouvellement élargis. Celso Amorim, conseiller du gouvernement brésilien et l’un des architectes des BRICS alors qu’il occupait le poste de ministre des Affaires étrangères, a déclaré que «le monde ne peut plus être dicté par le G7»34.
Certes, les BRICS10, malgré leurs hiérarchies et leurs difficultés internes, représentent aujourd’hui une part plus importante du PIB mondial que le G7, qui continue à se comporter comme l’organe exécutif de la planète. Alors que 23 pays ont posé leur candidature avant la réunion d’Afrique du Sud (dont 7 des 13 pays de l’OPEP), plus de 40 ont exprimé leur intérêt à rejoindre les BRICS, dont l’Indonésie, septième pays au monde en termes de PIB (PPA).
Les BRICS élargi représentent désormais une part plus importante du PIB mondial que le G7, qui continue à se comporter comme le gouvernement du monde.
Il est important de noter que les BRICS10 ne fonctionnent pas indépendamment des nouvelles formations régionales qui visent à créer des plateformes échappant à l’emprise de l’Occident, telles que la Communauté d’États latino-américains et caraïbes (CELAC) et l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Au contraire, l’adhésion au BRICS10 a le potentiel de renforcer le régionalisme pour les pays qui font déjà partie de ces forums régionaux.
Pourquoi les BRICS ont-ils accueilli en leur sein un groupe de pays aussi disparate, dont deux monarchies? Interrogé sur le caractère des nouveaux États membres à part entière, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva a déclaré: «Ce qui compte, ce n’est pas la personne qui gouverne, mais l’importance du pays. Nous ne pouvons pas nier l’importance géopolitique de l’Iran et des autres pays qui rejoindront les BRICS»35. C’est la mesure de la manière dont les pays fondateurs ont pris la décision d’étendre leur alliance.
Au moins trois questions clés sont au cœur de la croissance des BRICS: le contrôle des approvisionnements et des voies d’accès à l’énergie, le contrôle des systèmes financiers et de développement mondiaux, et le contrôle des institutions pour la paix et la sécurité.
CONTRÔLE DES APPROVISIONNEMENTS ET DES VOIES D’ACHEMINEMENT DE L’ÉNERGIE
Les BRICS10 ont désormais créé un formidable groupe énergétique. L’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont également membres de l’OPEP, qui, avec la Russie, membre clé de l’OPEP+, représente aujourd’hui 26,3 millions de barils de pétrole par jour, soit un peu moins de 30% de la production mondiale journalière de pétrole36. Le rôle de la Chine dans la conclusion d’un accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite en avril a été déterminant pour permettre à ces deux pays producteurs de pétrole de rejoindre les BRICS. L’Égypte, autre nouveau membre des BRICS10, bien qu’elle ne soit pas membre de l’OPEP, est néanmoins l’un des plus grands producteurs de pétrole africains, avec une production qui représente plus d’un quart de la production mondiale37. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas seulement la production de pétrole, mais l’établissement de nouvelles voies énergétiques mondiales.
La «Nouvelle route de la soie» (Belt and Road Initiative) menée par la Chine et le développement de la Vision 2030 de l’Arabie saoudite, ont d’ores et déjà conduit à la création d’un réseau de plateformes de pétrole et de gaz naturel tournées vers le Sud, et intégré dans l’expansion du port de Khalifa et des installations de gaz naturel à Fujairah et Ruwais (Émirats arabes unis). Tout porte à croire que les BRICS10 commenceront à coordonner leur infrastructure énergétique avec d’autres producteurs d’énergie. Par exemple, les tensions entre la Russie et l’Arabie saoudite sur les volumes de pétrole se sont intensifiées cette année, la Russie ayant dépassé son quota pour tenter de compenser les sanctions occidentales qui lui ont été imposées à la suite de la guerre en Ukraine. Ces deux pays disposeront désormais d’un forum alternatif, en marge de l’OPEP+ et où la Chine sera présente, pour élaborer un programme commun en matière d’énergie. Cette plateforme en expansion menace également de saper le système du pétrodollar, avec davantage de pays — notamment l’Arabie saoudite — qui prévoient de vendre du pétrole à la Chine en renminbi, ou RMB (les deux autres principaux fournisseurs de pétrole de la Chine, l’Irak et la Russie, sont déjà payés en RMB).
CONTRÔLE DES SYSTÈMES FINANCIERS ET DE DÉVELOPPEMENTS MONDIAUX
Tant les discussions du sommet des BRICS que son communiqué final ont mis l’accent sur la nécessité de renforcer une architecture financière et de développement pour le monde qui ne soit pas régie par le triumvirat du FMI, de Wall Street et du dollar étasunien. Les BRICS ne cherchent pas pour autant à contourner les institutions mondiales établies en matière de commerce et de développement, telles que l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la Banque mondiale et le FMI. Ainsi, dans la déclaration finale du sommet, les BRICS ont réaffirmé l’importance du «système commercial multilatéral fondé sur des règles, avec l’Organisation mondiale du commerce en son centre» et ont appelé à un «filet de sécurité financier mondial solide, avec en son centre un [FMI] fondé sur des quotes-parts et doté de ressources suffisantes38.
Ses propositions ne rompent pas fondamentalement avec le FMI ou l’OMC; elles offrent plutôt une double voie à suivre: d’une part, que les BRICS exercent davantage de contrôle et de direction sur ces organisations, dont ils sont membres mais qui ont été subordonnées à l’agenda occidental, et d’autre part, que les pays membres des BRICS réalisent leurs aspirations à créer leurs propres institutions parallèles (telles que la nouvelle banque de développement, ou NDB). Le fonds d’investissement de l’Arabie saoudite, à lui seul, est évalué à près de 1.000 milliards USD, ce qui permettrait de financer en partie la NDB39.
Avec les BRICS, la Russie et l’Arabie saoudite disposent d’un autre forum, en dehors de l’OPEP+, pour élaborer un programme énergétique commun qui sapera le système des pétrodollars.
Le programme des BRICS visant à améliorer «la stabilité, la fiabilité et l’équité de l’architecture financière mondiale», a expliqué Cyril Ramaphosa, président des BRICS, est principalement mis en œuvre par «le recours aux monnaies locales, aux dispositifs financiers alternatifs et aux systèmes de règlement alternatifs»40. Le concept de «monnaies locales» fait référence à la pratique croissante des pays qui utilisent leur propre monnaie pour les échanges transfrontaliers plutôt que de dépendre du dollar. Bien qu’environ 150 monnaies dans le monde soient considérées comme ayant cours légal, les paiements transfrontaliers reposent presque toujours sur le dollar (qui, en 2021, représentait 40% des flux sur le réseau de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications, ou SWIFT)41.
Les autres monnaies jouent un rôle limité, le RMB chinois représentant 2,5% des paiements transfrontaliers42. Toutefois, l’émergence de nouvelles plateformes de messagerie mondiales — telles que le système interbancaire de paiement transfrontalier de la Chine, l’interface de paiement unifiée de l’Inde et la messagerie financière russe SPFS — ainsi que de systèmes régionaux de monnaies numériques promet d’accroître l’utilisation de monnaies alternatives. Ainsi, les actifs en crypto-monnaies ont brièvement constitué une voie potentielle pour de nouveaux systèmes d’échange avant que leur valeur ne diminue, et les BRICS10 ont récemment approuvé la création d’un groupe de travail chargé d’étudier une monnaie de référence pour les BRICS.
Suite à l’expansion des BRICS, la NDB a déclaré qu’elle élargirait également le nombre de ses membres et que, comme l’indique sa stratégie générale pour 2022-2026, 30% de l’ensemble de ses financements seraient libellés en monnaies locales43. Dans le cadre de la mise en place d’un nouveau système de développement, sa présidente, Dilma Rousseff, a déclaré que la NDB ne suivrait pas la politique du FMI consistant à imposer des conditions aux pays emprunteurs. «Nous rejetons toute forme de conditionnalité», a déclaré Mme Rousseff. «Souvent, un prêt est accordé à la condition que certaines politiques soient mises en œuvre. Nous ne faisons pas cela. Nous respectons les politiques de chaque pays»44.
Les propositions des BRICS ne marquent pas de rupture fondamentale avec le FMI ou l’OMC; elles offrent plutôt une double voie pour aller de l’avant.
L’entrée de l’Éthiopie et de l’Iran dans les BRICS10 montre comment les grands États du Sud réagissent à la politique de sanctions de l’Occident à l’encontre de dizaines de pays, dont deux membres fondateurs des BRICS (la Chine et la Russie). La Chine commerce depuis longtemps avec l’Éthiopie, dont la capitale, Addis-Abeba, est le siège de l’Union africaine. L’intégration de l’Éthiopie au sein des BRICS garantit que ce grand pays (doté d’une population considérable et d’importantes terres agricoles) ne retombera pas dans l’orbite occidentale.
CONTRÔLE DES INSTITUTIONS POUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ
Dans leur communiqué, les pays membres des BRICS soulignent l’importance d’une «réforme globale de l’ONU, y compris de son Conseil de sécurité»45. Actuellement, le Conseil de sécurité des Nations Unies compte quinze membres, dont cinq permanents (Chine, France, Russie, Royaume-Uni et États-Unis). Il n’y a pas de membres permanents originaires d’Afrique, d’Amérique latine ou du pays le plus peuplé du monde, l’Inde. Afin de remédier à ces iniquités, les BRICS offrent leur soutien aux «aspirations légitimes des pays émergents et en développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, y compris le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud, à jouer un rôle plus important dans les affaires internationales46. Le refus de l’Occident d’accorder à ces pays un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies n’a fait que renforcer leur engagement en faveur du processus des BRICS et de leur rôle au sein du G20.
Trois grandes plateformes interrégionales, encore embryonnaires, définissent le nouveau régionalisme et le nouveau multilatéralisme :
1. les BRICS10 (une expansion de la formation des BRIC en 2009), qui sont principalement stratégiques mais aussi une puissance économique, comptent dix membres officiels et plusieurs partenaires non officiels;
2. l’Organisation de coopération de Shanghai (2001), qui s’est constituée en grande partie autour des questions de sécurité en Asie centrale, a évolué vers des conversations sur le développement et le commerce;
3. le Groupe des amis pour la défense de la Charte des Nations Unies (2021). Il s’agit pour l’essentiel d’une plateforme politique qui rassemble vingt pays membres des Nations Unies qui subissent de plein fouet les sanctions illégales des États-Unis, de l’Algérie au Zimbabwe. Un grand nombre de ces pays ont participé au sommet des BRICS en tant qu’invités et sont désireux de rejoindre les BRICS10 en tant que membres à part entière.
Il n’est pas anodin que trois pays, cibles privilégiées des campagnes de pression du bloc impérialiste, fassent partie de ces trois organisations: la Chine, l’Iran et la Russie.
Plusieurs défis et opportunités communs se sont fait jour dans les pays du Sud et ont rassemblé un grand nombre d’entre eux autour de la nécessité d’un cadre commun de discussion et de collaboration. Au nombre de ces enjeux communs il convient de souligner:
- un multilatéralisme et un régionalisme centrés sur la création d’une coopération ancrée dans le Sud;
- une nouvelle modernisation axée sur la construction d’économies régionales et continentales qui utilisent les monnaies locales à la place du dollar pour les échanges et les réserves;
- la souveraineté, qui dresserait des barrières face à l’interventionnisme occidental. Il s’agit notamment des enchevêtrements militaires et du colonialisme numérique, qui facilitent tous deux les interventions des services de renseignement des États-Unis;
- les réparations, qui impliqueraient une négociation collective pour compenser les pièges de la dette centenaire de l’Occident et l’utilisation abusive du budget carbone excédentaire, ainsi que l’héritage du colonialisme qui a une portée beaucoup plus longue.
Cet article est un abrégé du dossier n° 72 intitulé The Churning of the Global Order, de Tricontinental Institute for Social Resarch, www.thetricontinental.org/dossier-72-the-churning-of-the-global-order. L’élaboration du plan d’action s’est appuyée sur les schémas du Nord et sur l’analyse de l’engagement militaire à l’échelle mondiale. Le dossier de Tricontinental s’appuie à son tour sur une étude menée en collaboration avec Global South Insights: Hyper-Imperialism: A Dangerous Decadent New Stage, Studies on Contemporary Dilemmas no. 4, 23 janvier 2024,https://thetricontinental.org/studies-on-contemporary-dilemmas-4-hyper-imperialism.
Footnotes
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- Il est toutefois prouvé qu’en 1600, au moins 56 millions d’autochtones des Amériques avaient péri en raison de la violence coloniale et de l’introduction de pathogènes mortels; au moins 15,5 millions d’Africains ont été capturés et vendus dans le cadre de la traite atlantique des esclaves; au moins 10 millions de personnes sont mortes au Congo entre 1515 et 1865 en raison de la rapacité du colonialisme belge; et entre 1880 et 1920 seulement (une petite partie du colonialisme britannique en Inde), au moins 165 millions d’Indiens sont morts en raison de la violence coloniale britannique. Voir: Alexander Koch et al., «Earth System Impacts of the European Arrival and Great Dying in the Americas after 1492»,Quaternary Science Reviews 207 (1 mars 2019): 13-36, https://doi.org/10.1016/j.quascirev.2018.12.004; Steven J. Micheletti et al, «Genetic Consequences of the Transatlantic Slave Trade in the Americas»,The American Journal of Human Genetics 107, no. 2 (6 août 2020): 265-77, https://doi.org/10.1016/j.ajhg.2020.06.012; Adam Hochschild,Les fantômes du roi Léopold: un holocauste oublié, (Boston: Houghton Mifflin, 1999); Fritz Blackwell, «The British Impact on India, 1700-1900»,Association for Asian Studies 13, no. 2 (automne 2008), www.asianstudies.org/publications/eaa/archives/the-british-impact-on-india-1700-1900/; et Dylan Sullivan et Jason Hickel, «Capitalism and Extreme Poverty: A Global Analysis of Real Wage, Human Height, and Mortality since the Long 16th Century»,World Development 161 (janvier 2023): 12., www.asianstudies.org/publications/eaa/archives/the-british-impact-on-india-1700-1900/; et Dylan Sullivan et Jason Hickel, «Capitalism and Extreme Poverty: A Global Analysis of Real Wage, Human Height, and Mortality since the Long 16th Century»,World Development 161 (janvier 2023): 12.
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- Les BRICS et l’Afrique 15e sommet des BRICS, 2.
- Les BRICS et l’Afrique 15e sommet des BRICS, 3.