Intensifier le commerce de droits d’émission et augmenter les taxes carbone, cela n’améliorera pas le climat et cela n’allégera pas les factures. Il est grand temps de sortir la transition écologique des griffes des multinationales.
En avril 2023, la commission européenne, puis les Etats membres, ont adopté le texte Fit for 55. Il s’agit d’un groupe de douze mesures visant à atteindre une baisse de 55% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990. L’objectif est de mettre en œuvre le «pacte vert européen», lancé en 2021 par la Commission européenne, avec pour ambition de baisser plus rapidement les émissions de gaz à effet de serre. Parmi ces mesures est prévue une réforme du marché du carbone européen, aussi appelé Emission Trading Scheme (ETS).
Depuis 2003, l’ETS constitue le cœur de la politique climatique européenne envers les plus grands émetteurs de gaz à effet de serre. C’est-à-dire la grande industrie, la production d’électricité ou le transport aérien et maritime. L’idée: chaque entreprise reçoit un plafond qui limite la quantité de gaz à effet de serre qu’elle peut émettre, sous forme de quotas d’émissions échangeables sur un marché. Les entreprises qui restent sous le plafond peuvent vendre leurs quotas excédentaires à celles qui dépassent cette limite. Chaque année, l’UE réduit le volume de quotas. La fixation d’un prix pour les émissions encouragerait les entreprises à investir dans l’écologisation de leurs activités.
Les émissions de la partie du secteur aéronautique incluse dans l’ETS ont augmenté de plus de 25% entre 2010 et 2019.
Mais dans la pratique, cette politique est très critiquée par le mouvement environnemental, car les émissions de gaz à effet de serre ont baissé bien moins que prévu et ce nouveau marché a permis à certains de s’enrichir. L’Union européenne prévoit trois réformes, notamment pour répondre à ces critiques :
- Réduire plus rapidement le volume de quotas sur le marché ETS.
- Supprimer les quotas gratuits alloués aux plus grands émetteurs de gaz à effet de serre et les remplacer par une taxe carbone aux frontière de l’Europe.
- Créer un second marché du carbone, l’ETS2, portant sur l’essence, le diesel, le gaz et le mazout de chauffage consommés par les ménages, à partir de 2027 au plus tard et qui devrait couter 243€ par famille.
L’Union européenne a donc choisi la course en avant : renforcer et entendre les logiques de marché au nom du climat. Cette politique, soutenue en Belgique par le gouvernement Vivaldi risque pourtant de reproduire les mêmes défauts : permettre aux grands pollueurs de s’enrichir et de manipuler les règles à leurs profits. Et d’en ajouter un nouveau : faire payer la pollution des géants fossiles par les travailleurs et leurs familles.
- 1 Acheter des droits d’émission plutôt que de les réduire
- 2 Les vrais pollueurs ne paient pas
- 3 Taxe carbone aux frontières : faire payer le pollueur non européen
- 4 Les citoyens paient de plus en plus
- 5 Le marché, garant d’une transition injuste
- 6 Pour une politique climatique et sociale, efficace et en-dehors du marché
Acheter des droits d’émission plutôt que de les réduire
Si nous examinons l’évolution des émissions de gaz à effet de serre au cours des dix années précédant la crise du coronavirus, nous constatons que les émissions de l’industrie soumise à l’ETS (le système d’échange de quotas de droits d’émission de l’UE) n’ont baissé que de 2% pendant cette période. Ce résultat est proche du néant quand on sait que les émissions doivent diminuer de 100% à l’horizon 2050 si nous voulons éviter un réchauffement incontrôlable de la planète. Les émissions de la partie du secteur aéronautique incluse dans l’ETS ont même augmenté de plus de 25% entre 2010 et 2019.
Ainsi, l’ETS n’a pratiquement aucun effet sur les émissions des secteurs polluants qu’il est censé réduire drastiquement. Mais comment cela se fait-il? En théorie, fixer un prix sur le CO2 devrait encourager les pollueurs à
réduire leurs émissions de carbone, car c’est financièrement plus intéressant à long terme. Toutefois, ce n’est pas du tout comme ça que cela se passe dans un marché capitaliste. Sous le capitalisme, les entreprises se concentrent uniquement sur la maximisation des profits à court terme. Et à court terme, il est plus rentable pour les entreprises de racheter des droits d’émission, plutôt que de réaliser les investissements nécessaires pour réduire leurs émissions, et donc acheter moins de quotas.
En fait, il y a une contradiction forte dans la logique du marché du carbone. Le système ETS pousse à investir dans des changements marginaux, dont le coût doit être inférieur à celui de l’achat de quotas supplémentaires pour couvrir les émissions de gaz à effet de serre qui sont évitées par ces investissements. Or, la transformation de la production nécessaire pour réduire les émissions chez les gros pollueurs exige de beaucoup plus gros investissements, qui s’amortissent sur le long terme. Par exemple, utiliser de l’hydrogène ou de l’électricité à la place du gaz, du charbon ou pétrole dans la production d’acier, de produits chimiques, de papier ou de béton demande une transformation complète de la production, ce que décourage la logique à court terme du marché du carbone européen.
Pour contourner ce défaut fondamental, l’Union européenne a tenté à plusieurs reprises de réduire les quotas d’émissions disponibles sur le marché, comme elle entend le faire de nouveau dans les prochaines années. L’objectif est de faire remonter le prix des quotas pour inciter à investir. Mais dans les faits cela ne fonctionne pas, car les grands industriels ont de nombreuses manières de détourner ce marché à leur profit.
Les vrais pollueurs ne paient pas
Bien entendu, les entreprises polluantes ne vont pas payer leurs émissions de carbone avec le sourire. Grâce à un lobbying habile, elles ont toujours veillé à ce que le système comporte des failles qui leur permettent de minimiser les montants qu’elles doivent payer et de récupérer cet argent par d’autres moyens. Leur argument est que si elles doivent payer leurs émissions de carbone, elles souffrent d’un désavantage concurrentiel par rapport aux entreprises situées en dehors de l’Union européenne. Cela entraînerait soi-disant une «fuite du carbone» : les entreprises, au lieu de réduire leurs émissions, quitteraient l’UE pour s’installer dans des endroits où elles pourront continuer à polluer sans avoir à payer.
Les entreprises sont indemnisées de deux manières pour le désavantage concurrentiel potentiel causé par l’ETS. Premièrement, les pays peuvent reverser à leurs industries les revenus issus de la vente aux enchères des quotas, afin de les aider à faire face à la hausse des coûts de l’énergie imputable à l’ETS. (En effet, le secteur de l’énergie répercute le coût de ses droits d’émission sur ses prix.) Ainsi, en 2021, 14 États membres de l’UE ont reversé jusqu’à 2,4 milliards d’euros à leurs industries en guise de «compensation des coûts indirects des émissions». En Belgique, la région flamande en est un triste exemple. Si l’industrie à forte consommation énergétique n’a reçu «que» 147 millions d’euros de soutien lié aux émissions au cours de la période 2015-2018, elle percevra 173 millions d’euros pour la seule année 2023.
En 2021, 14 États membres de l’UE ont reversé jusqu’à 2,4 milliards d’euros aux industries pour compenser «des coûts indirects
des émissions».
Deuxièmement, et c’est beaucoup plus important, l’industrie et l’aviation reçoivent l’essentiel de leurs quotas gratuitement. À l’origine, il s’agissait d’une mesure temporaire destinée à donner aux entreprises le temps de s’adapter à l’instauration d’un prix sur les émissions. L’idée était d’encourager les entreprises à investir dans des mesures visant à réduire leurs émissions de carbone, de manière à ce que le coût soit moindre pour elles dès lors que les émissions deviendraient entièrement payantes. Seulement, grâce au lobbying des secteurs polluants, cette mesure d’exemption temporaire est toujours en place après deux décennies.
De plus, l’ampleur de la distribution des quotas d’émission gratuits est beaucoup plus importante que prévu. Lors de son introduction, l’objectif était que seule une part minime des quotas d’émission soit distribuée gratuitement. Mais le critère d’attribution étant beaucoup trop bas, les quotas gratuits sont devenus la règle plutôt que l’exception. Ainsi, en 2017, 2018 et 2019 (les dernières années pour lesquelles nous disposons de chiffres), l’industrie européenne a reçu des quotas gratuits à hauteur de respectivement 98,8%, 96,8% et 97,5% de ses émissions. En 2016, elle a même reçu plus de quotas gratuits que ce dont elle avait besoin pour couvrir toutes ses émissions.
Dans la pratique, les grands pollueurs peuvent donc continuer à émettre du carbone pratiquement gratuitement. Pire encore, ils peuvent même en tirer un bon profit. En effet, bien que ces entreprises reçoivent la grande majorité de leurs quotas gratuitement, elles les répercutent sur leurs prix au taux du marché. Elles facturent un coût qui en réalité n’existe pas, et réalisent donc un profit pur et simple. Par conséquent, au lieu de faire payer les gros pollueurs pour leurs émissions de carbone, l’ETS leur permet de réaliser des surprofits. Entre 2008 et 2019, l’industrie à haute consommation d’énergie a ainsi réalisé à elle seule 50 milliards d’euros de surprofits grâce aux quotas d’émission gratuits. Au total, l’industrie belge aurait déjà gagné 2,1 milliards d’euros grâce à l’ETS, selon les révélations du magazine Knack, fin 2020. Le titre de l’article résumait bien la situation : «Le pollueur ne paie pas, il est payé».
Enfin, si cette distribution des quotas gratuits était censée protéger l’emploi dans l’industrie, il n’en a rien été. Les géants de l’acier, du ciment ou de la (pétro)chimie, pourtant grands bénéficiaires de ces quotas gratuits, ont fermé de nombreuses usines en Europe. Comble du cynisme, à cette occasion, ils ont même pu revendre les quotas de CO2 excédentaires suite à l’arrêt de la production. Par exemple, rien que pour les hauts-fourneaux wallons alors à l’arrêt, ArcelorMittal aurait récolté plus de 200 millions par ce mécanisme entre 2008 et 2010.
Taxe carbone aux frontières : faire payer le pollueur non européen
On constate donc évidemment que les entreprises européennes ne sont pas incitées financièrement à investir pour rendre leurs activités plus écologiques. La réponse classique des partisans de l’écologie libérale est de plaider pour la fin de la gratuité des quotas d’émission. C’est également ce que la réforme de l’ETS vise à faire en partie. Pour la production de fer, d’acier, de ciment, d’aluminium, d’engrais, d’électricité et d’hydrogène, les quotas gratuits seront progressivement supprimés entre 2026 et 2034. Parallèlement, une taxe carbone aux frontières extérieures de l’Union (Carbon Border Adjustment Mechanism ou CBAM) sera introduite pour ces produits, de sorte que les importations en provenance de pays tiers seront soumises à la même quantité de droits d’émission que la production européenne, protégeant ainsi l’industrie européenne d’un désavantage concurrentiel sur le marché européen.
Selon les écologistes européens, le CBAM est un système gagnant-gagnant pour le climat tant au niveau européen que mondial, et il garantit une concurrence verte et loyale dans l’industrie. L’eurodéputée des Verts, Sara Matthieu, l’a exprimé en ces termes : «La taxe aux frontières garantit que les producteurs européens ne soient pas les seuls à payer pour leur pollution climatique, en visant également ceux qui se trouvent en dehors de l’Europe. Nous faisons ainsi d’une pierre deux coups : nous créons des conditions de concurrence équitables pour toutes les entreprises partout dans le monde, ET le pollueur paie.» Mais cette affirmation est fausse à deux titres.
ArcelorMittal aurait récolté plus de 200 millions pour ses hauts-fourneaux wallons à l’arrêt grâce au système ETS entre 2008 et 2010.
Le pollueur — européen ou non — ne paie pas du tout. Il peut toujours répercuter le coût de ses quotas d’émission directement sur les citoyens et continuer à polluer allègrement. Et s’il devait tout de même œuvrer à réduire ses émissions de carbone, le CBAM lui permet de le répercuter sur le prix aux consommateurs. Le PDG d’ArcelorMittal Europe l’explique ainsi : «Produire de l’acier de manière écologique coûtera environ 150 à 200 euros de plus par tonne. […] Un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières garantira que le CO2 de l’acier entrant soit taxé au même taux que celui qui est produit dans le pays. Cela entraînera évidemment une hausse des prix de l’acier. Mais qu’est-ce que cela signifiera pour les consommateurs? Prenons l’exemple d’une voiture. Une voiture est constituée d’environ une tonne d’acier qui coûtera 150 à 200 euros de plus. Cela fera donc augmenter le prix de la voiture de 150 à 200 euros.»
L’idée de favoriser l’industrie européenne et de désavantager l’industrie non européenne par le biais du CBAM suscite évidemment la colère des autres blocs commerciaux. Tant avec les États-Unis qu’avec la Chine, un différend au sein de l’Organisation mondiale du commerce se profile à l’horizon. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si l’Inflation Reduction Act 1 a été adopté par les États-Unis pendant la négociation du CBAM. Ce train de mesures vise en effet à inciter les entreprises à s’établir aux États-Unis pour y développer leurs activités écologiques, par le biais de l’octroi de généreuses subventions et réductions fiscales.
Peu à peu, les premiers signes d’une guerre commerciale verte, déclenchée par le CBAM, sont de plus en plus visibles avec, à la clé, des risques réels de pertes d’emplois dans l’industrie européenne. Par exemple, l’entreprise Tesla a récemment annoncé qu’elle construirait sa plus grande usine de batteries au monde aux États-Unis, et non en Allemagne comme prévu initialement. D’après l’ONG transport&Environnement, deux tiers des usines de batteries projetées en Europe, qui seraient nécessaires pour stocker l’énergie renouvelable ou faire rouler des bus et voitures électriques, ainsi que les emplois qui vont avec, risquent de ne pas voir le jour. Et d’être construites aux Etats-Unis, en raison des aides publiques plus généreuses et des prix plus bas de l’énergie.
Dans une vaine tentative d’éviter un conflit commercial avec les États-Unis, l’accord sur le CBAM prévoit une exemption pour les importations en provenance de pays ayant des «politiques climatiques équivalentes». La Commission européenne a déjà indiqué que les États-Unis pourraient y recourir. À l’heure actuelle, il est déjà clair que l’interprétation de l’UE de ce qu’est une «politique climatique équivalente» favorisera principalement des partenaires stratégiques sur la scène géopolitique. C’est pourquoi la Chine, ainsi que ses partenaires des BRICS (Brésil, Inde et Afrique du Sud), invoquent la convention des Nations unies sur le climat pour qualifier le CBAM de barrière commerciale discriminatoire.
En effet, celui-ci viole le principe des «responsabilités partagées mais différenciées et des capacités respectives». En vertu de ce principe, les pays développés, qui portent historiquement une plus grande responsabilité dans la crise climatique, doivent faire davantage que les pays en développement pour la contrer. En ce sens, il est injuste d’attendre de l’industrie des pays du Sud le même rythme de réduction d’émissions qu’au Nord à moins que le Nord ne fournisse au Sud les fonds nécessaires à cet effet.
Or, le CBAM fait exactement le contraire. L’industrie du Sud est doublement pénalisée : elle ne reçoit aucune aide du Nord pour se développer de manière durable, et elle doit maintenant payer des droits d’importation élevés pour accéder au marché européen. Au lieu d’inciter l’industrie du Sud à devenir plus écologique, l’Union européenne lui met des bâtons dans les roues avec le CBAM, puisque la taxe carbone aux frontières réduira la marge d’investissement des pays du Sud.
Les belles paroles de l’UE qui prétend que le CBAM protégerait les emplois de l’industrie en Europe sont rapidement mises à mal par la réalité. Car, dans les faits, le CBAM n’impose aucune obligation aux monopoles industriels de maintenir ou de développer l’emploi en Europe. C’est tout sauf une mesure sociale pour la classe travailleuse européenne. Il ne fait que déclencher une course entre les blocs commerciaux en termes de réductions d’impôts et d’aides d’État à l’industrie.
Le CBAM est une victoire sur toute la ligne pour les monopoles industriels européens. En effet, en plus de désavantager l’industrie étrangère sur le marché européen, il permettra aux entreprises de l’Union européenne de bénéficier pendant plus d’une décennie de quotas gratuits, qui leur permettront de réaliser des surprofits sans réduire leurs émissions de carbone. Ensuite, elles pourront bénéficier des recettes du CBAM par le biais des différents fonds dans lesquels l’UE les versera. Au bout du compte, il n’y a toujours pas de réglementation contraignante les obligeant à investir dans la réduction de leurs émissions.
Les citoyens paient de plus en plus
La politique climatique de l’UE, fondée sur le marché, est le meilleur allié des monopoles européens. Elle leur rapporte beaucoup d’argent et crée l’illusion qu’ils font quelque chose pour réduire leurs émissions de carbone, sans qu’aucune réglementation ne les oblige à le faire réellement. C’est pourquoi les grands pollueurs sont terrifiés à l’idée que l’ETS soit remplacé par une réglementation contraignante. Grâce au lobbying massif des industries polluantes, l’ETS est plus populaire que jamais auprès des décideurs politiques européens. En conséquence, de plus en plus de secteurs sont inclus dans ce système. Alors qu’au départ, l’ETS ne comprenait que l’industrie lourde et le secteur de l’électricité, l’aviation intra-européenne a rapidement été ajoutée. Le transport nautique, quant à lui, suivra à partir de 2024. Les consommateurs européens peuvent donc compter sur le fait que s’ils achètent un produit qui a été transporté par bateau, ils contribuent désormais à payer les émissions de carbone liées au transport nautique.
Le commerce de droits d’émission est désormais également envisagé pour la pollution qui touche davantage le quotidien des citoyens. Les gouvernements refusant d’investir sérieusement dans des transports publics de qualité et abordables, dans la rénovation énergétique des habitations et dans les systèmes de chauffage aux énergies renouvelables, ceux-ci ont essayé d’instaurer de plus en plus de taxes carbone sur le mazout, le gaz, le diesel et l’essence au cours des dernières années, afin d’atteindre leurs objectifs climatiques en matière de transport et de chauffage. Toutefois, ces mesures se sont toujours heurtées à une forte résistance populaire. Ainsi, lorsque le président Macron a tenté de le faire en France, il s’est attiré les foudres des gilets jaunes.
En Belgique, lorsque la Ministre fédérale du climat Zakia Khattabi (Ecolo) a mis sur la table une taxe carbone belge à la fin de l’année 2020, l’impopularité de la mesure l’a obligée à retirer son projet.
Mais cette taxe carbone menace cette fois de nous être imposée au niveau européen. C’est le principe de l’ETS 2, approuvé par le Parlement européen au printemps 2023. L’idée? Étendre le marché du carbone européen aux émissions liées au carburant des voitures ainsi qu’au gaz et au mazout de chauffage. Les producteurs de carburant doivent donc acheter des quotas d’émission (là, il n’est pas question de quotas gratuits) et l’intention explicite est de répercuter ces achats sur le consommateur final, afin qu’il modifie son comportement. Une extension de l’ETS qui a été votée par le PS et Vooruit, Les Engagés et le CD&V, le MR et l’OpenVLD ainsi que les écologistes francophones. Ainsi, ceux qui disaient renoncer à la taxe carbone au sein du gouvernement Vivaldi ont, en fait, poursuivi le travail au niveau européen.
Si cette taxe carbone qui ne dit pas son nom est mise en place, se chauffer au gaz ou au mazout coûtera en moyenne 170€ de plus et le prix du litre de carburant augmentera de 10 centimes à partir de 2027, soit 243€ de taxes par famille en moyenne. Ainsi, les consommateurs paient, alors que leurs patrons, qui peuvent s’offrir un jet privé ou un yacht, eux, ne paient toujours rien dans le cadre de l’ETS. En effet, les jets privés et les yachts bénéficient d’une exemption de l’ETS pour le transport nautique et aéronautique. Un travailleur qui doit se rendre au travail en voiture parce qu’il n’a pas d’alternative durable n’émet qu’une fraction du carbone émis par le PDG qui parcourt le monde dans son jet privé. Pourtant, le PDG n’est pas taxé, et le travailleur doit payer 45 euros par tonne de CO2, un montant qui sera également indexé avec l’inflation. Ainsi, avec l’ETS, les citoyens se voient invariablement refiler la facture de la pollution des grandes entreprises.
Zakia Khattabi (Ecolo) a proposé une taxe carbone belge fin 2020, l’impopularité de la mesure l’a obligée à retirer son projet.
En outre, le prix du carbone fixé par l’ETS est une taxe forfaitaire, et les taxes forfaitaires sont toujours régressives : elles accroissent les inégalités parce qu’elles pèsent plus lourdement sur les personnes aux revenus les plus bas, qui ne peuvent souvent pas y échapper parce qu’elles n’ont pas accès à une alternative. C’est d’autant plus dramatique lorsque cela concerne des besoins fondamentaux, tels que le transport et le chauffage, comme dans le nouvel ETS.
Ainsi, les partisans de la tarification du carbone oublient toujours leur première leçon d’économie, celle sur l’inélasticité de la demande par rapport au prix. Pour les produits de première nécessité, la demande n’est pas élastique en fonction du prix. Lorsque les prix augmentent, la demande diminue à peine, comme en témoignent tous les Belges qui continuent à payer leurs factures d’énergie absurdement élevées. Après cette crise énergétique, ceux qui le peuvent auront investi dans des solutions alternatives de chauffage et de transport. Ceux qui ne le peuvent pas sont laissés sur le carreau : la pauvreté en matière d’énergie et de transport atteint des sommets. Une taxe carbone par-dessus des prix de l’énergie élevés n’aura que peu d’effet sur le climat, et provoquera surtout une grande misère sociale.
Le marché, garant d’une transition injuste
Une politique climatique fondée sur la logique de marché est non seulement inefficace, mais aussi fondamentalement antisociale. En effet, elle se trompe toujours d’ennemis. En fin de course, la facture de la tarification du carbone retombe toujours sur le consommateur. Pourtant, dans le fond, c’est le producteur qui engendre la pollution : c’est lui qui possède les moyens de production et qui détermine quelles options sont offertes aux consommateurs pour satisfaire leurs besoins. Il est fondamentalement injuste que la politique climatique menée par l’intermédiaire du marché pénalise les citoyens pour la pollution qui leur est imposée par les choix des entreprises. Cependant, les gouvernements considèrent qu’il est plus facile de faire payer les travailleurs et travailleuses ordinaires et de confier les rênes aux grandes entreprises.
Pendant ce temps, cinq compagnies pétrolières parmi les plus grandes au monde (Shell, BP, ExxonMobil, Chevron et TotalEnergies) ont réalisé des bénéfices annuels records en 2022 : environ 200 milliards de dollars. Sur ce montant, elles ne paient pas un centime pour les émissions de carbone et les perturbations climatiques catastrophiques causées par leurs activités. Elles ne sont pas non plus obligées d’investir cet argent dans la réorientation de leur production vers les énergies renouvelables.
Ce déséquilibre dans la politique climatique européenne engendre une aversion pour celle-ci auprès d’un nombre grandissant de citoyens. Les politiques climatiques néolibérales qui répercutent la facture sur la classe travailleuse donnent du grain à moudre aux climato-sceptiques. Ces derniers suggèrent à qu’il serait moins coûteux pour les travailleurs de ne rien faire pour le climat. Les climato-sceptiques ne défendent pas les intérêts de la classe travailleuse, mais ceux des monopoles des énergies fossiles qui les financent. L’absence de politique climatique est en effet toujours une bonne nouvelle pour les multinationales du charbon, du pétrole et du gaz. En coulisses, les climato-sceptiques d’extrême droite montrent leur vrai visage en défendant invariablement les intérêts du patronat le plus conservateur et le plus réactionnaire. Ils votent toujours pour des politiques de libéralisation qui détruisent les services publics tels que les transports publics. Ils votent toujours contre les plans d’investissement public qui offriraient à la classe travailleuse des alternatives vertes moins coûteuses. Et ils votent systématiquement contre les taxes sur les surprofits des monopoles de l’énergie visant à faire diminuer les prix de l’énergie.
La crise actuelle de l’énergie montre une fois de plus que le climato-scepticisme est un piège pour la classe travailleuse. Car elle paie la facture de notre dépendance aux énergies fossiles, via les hausses des prix de l’énergie. Cependant, la politique climato-élitiste de l’Union européenne, fondée sur le marché, donne aux climato-sceptiques d’extrême droite la possibilité de séduire la classe travailleuse en se donnant une image pseudo-sociale alors qu’ils n’ont jamais défendu les intérêts des travailleurs…
Les partisans de la tarification du carbone oublient toujours que la demande n’est pas élastique en fonction du prix pour l’énergie.
Les décideurs européens savent également que leur taxe carbone est perçue comme particulièrement injuste. C’est pourquoi ils la parent de propositions de correction sociale qui, à en croire certains responsables politiques, comme la ministre fédérale Khattabi, pourraient même entraîner une redistribution, des riches vers les pauvres. Leur argument favori est qu’il faut de l’argent pour investir dans la mobilité, le logement et le chauffage durables, qu’ils peuvent couvrir ces investissements avec les recettes de la taxe carbone et que ces investissements profiteraient principalement aux couches les plus pauvres de la population. Mais les montants prévus ne compensent pas les conséquences sociales… La députée européenne Groen, Sara Matthieu, qui s’est abstenue lors du vote de l’ETS2, a été obligée de le reconnaître : “Rien qu’en Flandre, le coût des rénovations des logements des groupes vulnérables se situe entre 1,4 et 6 milliards par an. Les personnes à faibles revenus ont désormais peu d’alternatives disponibles, elles ont juste besoin d’aide pour sortir de la pauvreté énergétique et de la mobilité».
Surtout, la taxe carbone va peser sur l’ensemble de la classe travailleuse, pas uniquement sur les plus fragiles d’entre eux, même s’ils seront encore plus frappés. Une correction marginale sera donc complètement insuffisante. Si l’on veut que le financement de la transition soit réellement progressif pour les citoyens, il vaudrait mieux instaurer un impôt sur la fortune ou un impôt sur le revenu plus progressif.
Pour garantir des investissements climatiques justes et à temps, le marché n’est pas la solution, ni pour les citoyens, ni pour les entreprises. Dans une économie capitaliste, les entreprises ne se concentrent que sur les profits à court terme et n’effectueront pas les investissements nécessaires à long terme, à moins que le gouvernement ne leur donne de l’argent pour cela. Et ce n’est pas parce que les entreprises elles-mêmes manquent d’argent. Avec ses 50 milliards d’euros de surprofits grâce aux quotas d’émission gratuits, l’industrie lourde aurait déjà pu investir beaucoup d’argent pour rendre ses activités plus écologiques. Les entreprises polluantes peuvent tout à fait assumer elles-mêmes le coût de leur transition, mais elles ne le feront que si on les y oblige.
Par conséquent, il faut remplacer l’ETS dès que possible par des normes sociales et environnementales contraignantes en matière de réduction des émissions, qui obligent l’industrie à investir dans sa transition. Il est aussi important que l’industrie européenne réalise les investissements nécessaires au maintien durable des gens qui y travaillent. Il est donc essentiel que les travailleurs prennent en main cette transition en formulant leurs propres propositions. Cela amènera à des décisions d’investissements plus durables qui rendront plus difficile la délocalisation des entreprises. Dans son article, Acier vert : reprendre la transition industrielle entre nos mains, Max Vancauwenberge pointe le rôle clé des syndicats pour mener une transition efficace qui permet de protéger et développer l’emploi dans la sidérurgie européenne. 2
Avec 100% d’énergie renouvelable entre nos mains, nous ferions de l’Europe un espace attrayant pour une réindustrialisation durable.
Si nous voulons protéger notre tissu industriel en Europe dans la course à la transition verte, nous devrions nous pencher sur la disponibilité d’énergies renouvelables abordables au lieu d’envisager des taxes carbone à nos frontières. Aujourd’hui, les prix élevés de l’énergie découragent les entreprises à investir en Europe et poussent nombre d’entre elles à mettre fin à leurs activités. Ainsi, à court terme, les gouvernements européens feraient bien mieux d’intervenir pour faire baisser et bloquer les prix afin de limiter la prise en otage de l’économie par les monopoles de l’énergie. À long terme, nous avons besoin d’un grand plan d’investissement public dans les énergies renouvelables afin de réduire notre dépendance à l’égard des combustibles polluants provenant de l’extérieur de l’Europe. Avec 100% d’énergie renouvelable entre nos mains, nous ferions de l’Europe un espace attrayant pour une réindustrialisation durable.
Pour une transition juste, il n’est pas seulement important de protéger nos entreprises des prix élevés de l’énergie et de la dépendance à l’égard des combustibles fossiles. Il est également essentiel pour les citoyens que l’État intervienne sur les prix et l’offre, et ne s’en remette pas aux signaux du marché. En effet, la plupart des citoyens ne peuvent pas supporter eux-mêmes le coût de l’écologisation de leur chauffage et de leur mobilité. Dans l’Union européenne, 75% des logements sont mal isolés. Environ la même proportion de déplacements est effectuée en voiture. Voilà le bilan désastreux de la politique climatique européenne.
Tant sur le plan environnemental que social, il s’agit d’un problème majeur qui nécessite une réponse collective. Au lieu d’imposer aux citoyens une taxe carbone sur les transports et le chauffage pour leur faire payer les conséquences de décennies de politiques libérales (qu’ils n’ont pour la plupart jamais choisies), il est temps pour le gouvernement d’investir dans la rénovation énergétique du parc immobilier et dans des transports publics bien développés, de qualité et abordables. Nous avons besoin d’un plan d’investissement public pour réduire les émissions et améliorer la qualité de vie de la classe travailleuse. Un plan qui soit bon à la fois pour le climat et la population.