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Le Jeu de la dame contre l’anticommunisme hollywoodien

Mahdi Rahimi

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Adam Baltner

—16 février 2021

Le Jeu de la dame sur Netflix dépeint un monde de Guerre froide loin des habituels clichés hollywoodiens. Les méchants dans cette œuvre ne sont pas les rivaux soviétiques de notre héroïne, mais bien les tyrans de la classe moyenne des banlieues américaines.

PHIL BRAY/NETFLIX © 2020

Dans ce qu’on pourrait qualifier de scène la plus inoubliable de la minisérie de Netflix, Le Jeu de la dame, la prodige des échecs Beth Harmon refuse de signer une prise de position anticommuniste.

Dans cette scène, après être devenue la meilleure joueuse des États-Unis, Beth peut désormais participer au Championnat du monde d’échecs en Union soviétique. Malgré son statut de championne nationale, elle ne peut pas se permettre de se rendre seule à Moscou. C’est ainsi qu’une organisation appelée Christian Crusade se porte volontaire pour payer son vol. Mais il y a un hic : en échange de ce financement, les représentants de l’organisation demandent à Beth de faire une déclaration publique contre l’« expansion du communisme ».

Selon leurs propres mots, l’expansion du communisme implique également celle de l’athéisme, c’est un « fait marxiste-léniniste ». Après avoir lu le document déjà rédigé, Beth rejette leur offre sans plus de cérémonie. Si cela signifie qu’elle doit associer son nom à des « foutaises », elle préfère ne pas accepter leur argent.

Si cette scène est si mémorable, c’est en partie parce qu’elle résume tout ce qui fait de Beth une protagoniste convaincante. Elle donne au spectateur un aperçu de sa confiance, de son intégrité et de son franc-parler. On pourrait même aller plus loin et dire que cette scène est une démonstration de la position explicite tenue par la série : une position remarquablement critique de l’anticommunisme de la Guerre froide et du capitalisme américain réel.

La vie sous le capitalisme actuel

La vie de Beth dans les années 1950 et 1960 aux États-Unis ne ressemble en rien à l’image classique de l’utopie fordiste donnée par Hollywood. Victime de la famille nucléaire, le père biologique de Beth refuse d’admettre sa liaison avec sa mère, mathématicienne très douée, car il ne veut pas mettre en péril l’idylle familiale bourgeoise. Souffrant d’une maladie mentale, sa mère finit par se suicider, laissant Beth orpheline.

Le seul « méchant » que Beth doit affronter est représenté par les réalités sociales qui l’empêchent d’atteindre son potentiel.

Si l’adoption de Beth au début de son adolescence apporte un minimum de stabilité à sa vie, son nouveau foyer n’est pas nécessairement un environnement plus aimant que l’orphelinat dans lequel elle vivait. Le père adoptif de Beth dédaigne et traite avec condescendance sa femme dépressive, aspirante pianiste de concert devenue femme au foyer, il n’accepte l’adoption de la jeune fille que pour l’occuper. Pendant ce temps, elle et Beth semblent se rapprocher du véritable bonheur seulement lorsqu’elles boivent ensemble dans des hôtels, sans hommes.

En plus du père adoptif de Beth, pratiquement tous les autres personnages de la série qui mènent une vie « normale » de la classe moyenne s’en sortent incroyablement mal. Le propriétaire de l’épicerie de la petite ville de Beth, dans le Kentucky, préfère jeter ses magazines sur les échecs invendus plutôt que de les donner à Beth. Ses partenaires romantiques projettent sur elle la femme de leurs rêves sans s’intéresser à son traumatisme ou à son histoire personnelle. Ses camarades de classe l’excluent du groupe à cause de ses vêtements, marqueurs de sa classe sociale.

Les seules personnes avec lesquelles Beth est véritablement en contact dans la série sont sa mère adoptive, le concierge de l’orphelinat qui lui apprend à jouer aux échecs, une autre orpheline noire qui se tournera plus tard vers la politique, et des jeunes gens bohèmes qui mènent une vie éloignée des clichés sociaux — en bref, des personnes qui existent en marge de la société (capitaliste).

Le paradis soviétique des échecs

Pourtant, ce qui est particulièrement intéressant dans Le Jeu de la dame, c’est la façon dont la série rompt avec les représentations habituelles hollywoodiennes des relations pendant la Guerre froide. Bien habillés et polis, les Soviétiques gagnent et perdent avec panache. Ils ne souffrent pas de complexes vis-à-vis des États-Unis et ne se sentent pas obligés d’affirmer leur supériorité sur leurs adversaires avec de la propagande. Dans leur société, de nombreux groupes de retraités passent des heures entières dans les parcs à jouer aux échecs. Même une activité solitaire comme les échecs est traitée comme un sport d’équipe, car la communauté y joue un rôle important.

En revanche, aux États-Unis, la solidarité est un concept étranger. Tout peut être acquis, mais pas par tout le monde. Ceux qui ne s’intéressent pas aux échecs, mais qui ont de l’argent peuvent acheter des plateaux d’échecs ; les autres n’en ont pas les moyens. De nombreux symboles classiques de la supériorité du mode de vie américain, tels que les films d’Elvis Presley projetés dans les cinémas drive-in, ne sont pas accessibles aux personnes vivant dans les mêmes conditions que Beth. Cependant, l’alcool, les pilules et les cigarettes bon marché sont facilement accessibles à tous ceux qui cherchent à se détacher de la réalité.

Aux États-Unis, la solidarité est un concept étranger.

Avec sa représentation de la vie en Union soviétique en opposition à celle des États-Unis, la représentation de l’anticommunisme américain par Le Jeu de la dame apparaît d’autant plus grotesque. Christian Crusade, le mouvement dirigé par des fondamentalistes réactionnaires qui pensent accomplir l’œuvre de Dieu, a pour fonction fondamentale d’empêcher la conscience de classe nationale et la solidarité internationale de la classe ouvrière.

La nostalgie réactionnaire n’est plus ce qu’elle était

Il est important de prendre du recul quand on analyse l’utilité politique critique d’une série télévisée, en particulier venant de Netflix — une plateforme de streaming appartenant à un milliardaire qui héberge également des hagiographies de capitalistes riches et puissants. Néanmoins, il est remarquable de constater à quel point Le Jeu de la dame contredit le récit standard de la Guerre froide dans lequel l’Ouest capitaliste « libre » doit affronter le méchant de l’Est communiste « totalitaire ».

Dans le monde du Jeu de la dame, le seul « méchant » que Beth doit affronter est représenté par les réalités sociales qui l’empêchent d’atteindre son potentiel. Et ces réalités sont un produit du système capitaliste ostensiblement libre. En fin de compte, Beth ne peut triompher de ces obstacles qu’en agissant en solidarité avec les autres. C’est une leçon qu’elle tire en grande partie de ses « adversaires » aux échecs en Union soviétique, une société qui apprécie la valeur de la solidarité bien plus que la société américaine.

Que les spectateurs du Jeu de la Dame en retirent ou non la même leçon que Beth, une chose est sûre : son immense popularité suggère que le récit de la Guerre froide ne jouit plus de l’hégémonie qu’il avait autrefois. D’un point de vue anticapitaliste, cela ne peut être considéré que comme un pas en avant.

Une version antérieure de cet article a été publiée en allemand sur Mosaik et en anglais sur Jacobin.