D’Engels, on ne retient généralement que ce qu’il a écrit avec Marx. C’est une erreur, certainement en ce qui concerne la critique socio-écologique de l’exploitation capitaliste de la nature.
Il y a 95 ans, le manuscrit complet de la Dialectique de la nature était publié en Union soviétique, en russe et en allemand. Après la mort de Friedrich Engels, Eduard Bernstein n’avait jusqu’alors publié que deux manuscrits partiels, les articles «Rôle du travail dans la transformation du singe en homme» (1896) et «Die Naturforschung in der Geisterwelt» (1898), repris dans ce manuscrit inachevé. Engels avait commencé en mai 1873 les travaux préparatoires de son ouvrage. Il a travaillé sur la Dialectique de la nature jusqu’en mai 1876, puis de l’été1878 jusqu’à la mort de Karl Marx. D’autres tâches l’ont toutefois empêché de boucler son ouvrage, ce qui était pourtant son objectif: après la mort de Marx, Engels s’est en effet consacré à la compilation et la publication des 2e et 3e volumes du Capital.
Déjà en 1844, Engels avait défini pour la première fois la nature comme une condition importante sans laquelle l’économie n’existe pas
Pour élaborer la Dialectique de la nature, il a étudié les connaissances scientifiques de son époque, mais aussi l’histoire des sciences naturelles. La dialectique était alors déjà devenue (essentiellement grâce à Marx et à lui-même) «l’instrument théorique et méthodologique de la compréhension scientifique du processus historique»1. Les sciences naturelles, dès le 18e siècle, mais surtout au 19e, avaient déjà apporté de nombreuses preuves que «dans la nature, les choses se passent […] dialectiquement et non métaphysiquement»2, bien que des tendances mécanistes restent encore très répandues tant chez les scientifiques que chez les penseurs matérialistes. Le but poursuivi avec la Dialectique de la nature était cependant bien plus large: il s’agissait d’établir «si et comment il était possible de formuler sur la base du matérialisme dialectique, une vision scientifique uniforme du monde conforme à l’état des connaissances de toutes les sciences, et englobant la nature, la société et la pensée. L’idée […] d’évolution étant constitutive à cet égard».3
Pour mettre en œuvre cette conception, il fallait examiner, outre la formation des étoiles, des systèmes stellaires et des planètes, le développement de la vie sur terre et l’avènement de l’être humain. Tout, de la nature inanimée à l’homme et à la société humaine en passant par tous les organismes vivants, a une histoire, une genèse. C’est cette histoire qu’Engels esquissait, sur la base des connaissances de son époque, dans son introduction à la Dialectique de la nature. Dans le chapitre sur le «rôle du travail dans la transformation du singe en homme», il est allé beaucoup plus loin. Engels se penchait ici sur les découvertes scientifiques les plus récentes, notamment De l’origine des espèces (1859) et La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (1871) de Charles Darwin sur l’origine et le développement de la vie et de l’être humain. D’autres spécialistes des sciences naturelles ayant également étudié l’origine naturelle de l’homme à partir du règne animal sur la base de la théorie de l’évolution, on pouvait à cette époque la considérer comme certaine. Mais quels ont été les moteurs de cette évolution de l’animal vers l’humain et la société humaine? Darwin et d’autres adeptes de la théorie de l’évolution ne trouvaient pas d’explication satisfaisante à cela. Pour eux, la réponse résidait dans les lois biologiques. Les considérations d’Engels sur le rôle du travail dans la transformation du singe en homme ont été reprises par le psychologue cognitif Friedhart Klix environ un siècle plus tard dans son livre Erwachendes Denken. Eine Entwicklungsgeschichte der menschlichen Intelligenz. Il y soulignait qu’Engels avait réussi à comprendre l’interaction ou la dialectique présente dans les influences biologiques et sociales. Klix écrivait à ce sujet: «Le plus étonnant dans ce qu’il écrit […] est à quel point sa base méthodologique s’est révélée valide et féconde au bout d’un siècle de progrès intensifs des connaissances»4.
Nous n’allons toutefois pas approfondir davantage cette transformation du singe en humain, mais l’utiliser comme un fondement connexe, permanent, et, aujourd’hui encore, existentiel, d’une conception matérielle et dialectique de l’évolution. Dans le chapitre sur le «rôle du travail dans la transformation du singe en homme», Engels examine la relation entre l’homme et la nature, y compris la manière dont l’homme la change et la transforme (via le travail) et, surtout, les conséquences de cette intervention humaine. Et les exemples ne manquaient pas: au Néolithique, puis dans l’Antiquité, la déforestation, l’agriculture irriguée et l’extension de l’élevage ont non seulement transformé l’environnement, mais également endommagé la nature, tant au niveau local que régional. Dans la Rome antique, la pollution délibérée de l’eau a même parfois été punie par la loi en raison de ses conséquences réelles et potentielles. Au Moyen Âge, des déforestations massives ont eu lieu en Europe centrale. Historiquement, la nature a toutefois aussi connu des changements non imputables à l’humain, mais qui ont influencé sa vie, modifié l’environnement, entraîné des mouvements migratoires. Cela fut par exemple le cas au nord de la Mésopotamie vers le milieu du 3e millénaire av. J.-C. ou au Moyen Âge, dans certaines régions d’Europe5.
Avec la révolution industrielle et l’industrie à grande échelle, les problèmes causés par l’activité humaine ont toutefois pris une telle ampleur que le romancier français Gustave Flaubert, par exemple, mettait en garde: «Si la Société continue à aller de ce train, il n’y aura plus dans deux mille ans ni un brin d’herbe, ni un arbre; (les hommes) auront mangé la nature»6.
Mais commençons par rappeler brièvement la vision d’Engels (qu’il a bien souvent développée avec Marx) des relations entre l’homme et la nature.
Sans la nature, pas d’économie
La perception de la nature et les relations entre l’homme et la nature sont des thèmes philosophiques parmi les plus anciens et les plus fondamentaux. Aujourd’hui, l’analyse philosophique et les débats écologiques portent surtout sur l’histoire de la relation entre l’homme et la nature7. Au cours des décennies, Marx et Engels aborderont eux aussi plusieurs fois cette relation dans le cadre de leurs travaux. C’était une question cruciale, non seulement dans leur confrontation avec la philosophie de l’époque, mais aussi pour la compréhension du mode de production capitaliste. S’ils s’attachaient à démontrer le rôle des forces de la nature dans l’histoire de l’humanité, ils en examinaient surtout le lien avec la production capitaliste.
Cependant, de la contribution d’Engels au débat scientifique et au développement d’un point de vue environnemental dans le marxisme, on ne retient généralement que ce qu’il a écrit avec Marx ou, plus tard, seul, mais dans des correspondances avec son ami (notamment dans les fragments de la Dialectique de la nature) sur la relation entre l’humain et la nature et sur les questions environnementales. Or, réduire sa contribution de telle sorte serait une erreur. En développant son point de vue, il définit aussi les contours de la notion de nature. Dans son essai «Der junge Engels und die Entstehung der marxistischen Ökologie»8, le philosophe finlandais Kari Vayrynen (de l’Université d’Oulu) attire l’attention sur les premiers travaux d’Engels, sur leur importance pour l’élaboration de la critique du capitalisme de Marx et, en particulier, sur sa vision philosophique de l’environnement. Engels a en effet aussi joué, indépendamment de Marx, «un rôle fondamental pour l’émergence du marxisme naissant au niveau de la conception de la nature, parallèlement à la théorie économique»9.
Engels a noté que la principale preuve que la civilisation est un processus antagoniste est que, dans sa forme actuelle, elle dévaste la terre
Le jeune Engels a remarqué très tôt les changements environnementaux qui accompagnent l’industrialisation, à commencer par les changements de sa région d’origine. En mars 1839, déjà, le jeune homme de 18 ans écrivait dans une de ses «Briefe aus dem Wuppertal», vallée où se trouvent les villes d’Elberfeld et de Barmen: «Les ondes violettes du fleuve étroit (la Wupper, ndt) serpentent, tantôt brusquement, tantôt lentement, entre des usines enfumées et les bassines de blanchiment débordantes de fil; mais il ne doit pas sa teinte rouge vif à une bataille sanglante […], mais uniquement aux grandes quantités de colorants rouges qui s’y déversent. […] La région est plutôt charmante; les montagnes pas très hautes, parfois en pente douce, parfois plus accidentées, densément boisées, pénètrent hardiment dans les vertes prairies, et, par beau temps, le ciel bleu abandonne complètement sa couleur dans le rouge de la Wupper où il se reflète»10. Selon Vayrynen, Engels partageait encore à cette époque une vision romantique et panthéiste de la nature, que l’on retrouve également dans certaines œuvres de Hegel. Engels observait toutefois déjà la situation des travailleurs, à l’usine ou à domicile, occupés à traiter des fils teints sur des métiers à tisser, sans pour autant sembler en mesure de pouvoir déterminer clairement les causes de leur état: «Le fait de travailler dans des pièces basses de plafond, où les gens respirent plus de dioxyde de carbone et de poussière que d’oxygène, et ce généralement dès l’âge de six ans, est juste de nature à leur enlever toute force et toute envie de vivre. Les tisserands, qui n’ont d’autre mobilier dans leurs maisons que des chaises, travaillent assis, voûtés, du matin au soir, et se laissent griller le dos à la chaleur du poêle». Engels notait qu’il régnait «une terrible misère parmi les classes inférieures […]»11.
La vallée de la Wupper n’avait en cela rien d’exceptionnel: tous les centres industriels en développement d’Europe et d’Amérique du Nord étaient traversés de rivières similaires, où tanneries, teintureries et autres entreprises déversaient leurs eaux usées. Dans les centres urbains, des cheminées crachaient des fumées qui assombrissaient le ciel et polluaient l’air: en effet, on brûlait d’énormes quantités de charbon pour alimenter la production de fer et d’acier et la construction mécanique. En 1845, dans son ouvrage La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Engels décrivait les effets de l’industrialisation capitaliste et l’incroyable misère de la majorité des travailleurs et de leurs familles, qui ne connaissaient ni air pur, ni eau propre, ni système d’égouts. Cette fois, il identifiait les causes de leur situation: c’est la «cupidité brutale» de la bourgeoisie anglaise qui était responsable de leur appauvrissement. Dans son Esquisse d’une critique de l’économie politique, parue en 1843/44, Engels avait défini pour la première fois la nature comme une condition importante sans laquelle l’économie n’existe pas12 et avait esquissé les prémisses d’une première critique écologique de l’exploitation capitaliste de la nature13. Pour Vayrynen, les piliers de l’écologie marxiste sont «la critique socioécologique de l’exploitation capitaliste de la nature» et la «tentative d’esquisser un développement durable sur le plan écologique»14.
Selon Engels nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, nous lui appartenons
Quelques mois plus tard, à l’été 1844, Engels et Marx faisaient plus ample connaissance à Paris. C’était le début d’une décennie de coopération et d’amitié.
La même année, Marx soulignait dans ses Manuscrits philosophiques et économiques – contrairement à Hegel et Feuerbach – le rôle actif de l’humain dans la confrontation avec la nature et au sein de la société. Dans L’idéologie allemande (1845/46), dont le manuscrit complet, tout comme celui de la Dialectique de la nature, est paru beaucoup plus tard en Union soviétique, en 1932 en allemand et en 1933 en russe, Marx et Engels écrivaient entre autres, au sujet de la relation entre l’homme et la nature: «Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire. L’histoire peut être examinée sous deux aspects. On peut la scinder en histoire de la nature et en histoire des hommes. Les deux aspects ne sont cependant pas séparables; depuis que les hommes existent, leur histoire et celle de la nature se conditionnent réciproquement»15. Ailleurs, on pouvait lire: «La condition première de toute histoire humaine est naturellement l’existence d’êtres humains vivants. Le premier état de fait à constater est […] la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement pas faire ici une étude approfondie de la constitution physique de l’homme, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouvées toutes prêtes, conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire»16.
Au 19e siècle, les scientifiques s’intéressaient également aux conséquences des changements et de la destruction de l’environnement naturel imposés par la révolution industrielle et, donc, par le développement du capitalisme. Ils ne parvenaient toutefois généralement pas à en identifier les causes réelles. Dans leurs études littéraires, Karl Marx et Friedrich Engels ont analysé des résultats de recherches dans les domaines de la physique, de la chimie inorganique et organique, de la biologie, de la géologie, etc., mais se sont aussi posé des questions d’ordre écologique. Ainsi, au cours de ses travaux préparatoires pour le volume 1 du Capital, Marx a étudié avec grand intérêt des travaux scientifiques sur la fertilité des sols. Le problème de l’épuisement des sols dû à l’intensification de l’agriculture et à la surexploitation qui en découle amènera Marx, dans le premier volume du Capital, à cette conclusion devenue célèbre: «Et tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, par exemple les États-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement et plus ce processus de destruction est rapide. Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du processus de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse: la terre et le travailleur»17.
La notion d’«écologié» dans la Dialectique de la Nature
En 1864, George Perkins Marsh, philologue et écrivain, se penchait, dans son ouvrage d’histoire naturelle Man and Nature, sur la manière dont l’activité humaine (les interventions humaines passées et actuelles) ont modifié le monde physique, de la croûte terrestre à l’atmosphère: «Bien que les limites de nos compétences nous empêchent actuellement, et peut-être pour toujours, d’en évaluer leurs conséquences immédiates, et plus encore, leurs conséquences finales»18. À l’époque d’Engels, déjà, la science était pourtant parfaitement capable de démontrer ou de supposer un certain nombre de conséquences, y compris à moyen et à long terme, des actions humaines. Des études portant sur des événements passés ont montré très clairement ce que peut donner une surexploitation de la nature. Les conséquences de l’exploitation abusive et de l’épuisement des sols par l’agriculture capitaliste au 19e siècle étaient tout aussi évidentes. Au milieu du 19e siècle, la scientifique américaine Eunice Foote (1819-1888) a étudié les effets du rayonnement solaire à l’aide de tubes en verre contenant de l’air et d’autres mélanges gazeux, dont du dioxyde de carbone. Ses résultats ont été publiés en 1856. Elle écrivait, entre autres: « J’ai constaté que c’est avec le dioxyde de carbone que les effets du rayonnement solaire étaient les plus intenses. Si l’atmosphère de la Terre était composée de ce gaz, il y régnerait une température élevée; et si, comme certains le supposent, l’air en a contenu une part plus importante au cours d’une période de son histoire, cela a forcément dû générer une augmentation de la température, tant par l’effet même du gaz que par son poids plus élevé»19. Indépendamment d’elle et avant elle, John Tyndall (1820-1893) avait lui aussi déjà attiré l’attention sur le rôle joué par le «gaz carbonique» dans l’atmosphère. À la fin du 19e siècle, on soupçonnait même une influence humaine sur le climat. En 1896, un an après la mort d’Engels, le physicien suédois Svante Arrhenius fut le premier à prédire le réchauffement de la planète dû aux émissions de dioxyde de carbone provoquées par les activités humaines. En 1912, Arrhenius démontrait qu’un doublement de la teneur en CO2 dans l’atmosphère entraînerait une hausse de la température d’environ 4°C. À l’époque, on pensait que cela prendrait des milliers d’années.
Si la nature et l’humanité sont aujourd’hui en péril, tout comme à l’époque d’Engels, ce n’est pas à cause de l’ignorance ou des progrès scientifiques et techniques
Lorsqu’il élabora la Dialectique de la nature, Engels ne connaissait pas les travaux de Tyndall ni de Foote. Il faut dire que l’importance de leurs recherches n’était pas encore évidente à cette époque. Mais il a étudié cependant l’ouvrage de Carl Fraas (botaniste et agronome, 1810-1870) Klima und Pflanzenwelt in der Zeit, paru en 1847, qui mettait en évidence les conséquences dramatiques de l’exploitation de la nature par l’être humain. Engels a noté, entre autres que «la principale preuve que la civilisation est un processus antagoniste est que, dans sa forme actuelle, elle dévaste la terre, la forêt, rend le sol infertile pour les produits qui y poussaient auparavant et nuit au climat. La steppisation, la hausse des températures et la sécheresse du climat sont des conséquences de la civilisation. En Allemagne et en Italie, la température est actuellement 5-6°R (il utilise visiblement l’échelle de Rankine, ce qui correspond à environ 2,8 à 3,3°C – NH) plus chaude que durant le Paléolithique»20.
Dans la Dialectique de la nature, Engels commençait par décrire le processus de transformation du singe en être humain en interaction constante avec la nature. Dans «Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme», il soulignait que les effets de l’activité humaine et les changements provoqués par l’homme ont gagné en intensité au fil de l’histoire, mais de manière de plus en plus planifiée et systématique. «L’animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence; par les changements qu’il y apporte, l’homme l’amène à servir à ses fins, il la domine. Et c’est en cela que consiste la dernière différence essentielle entre l’homme et le reste des animaux, et cette différence, c’est encore une fois au travail que l’homme la doit». Mais l’intervention humaine a des conséquences. Engels fait la différence entre les conséquences immédiates et initiales d’une telle intervention et celles qui
«en second et en troisième lieu, (ont des) effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie Mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité. Sur le versant sud des Alpes, les montagnards italiens qui saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de sollicitude sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire; ils soupçonnaient moins encore que, par cette pratique, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu’avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofulose. Et ainsi, les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement»21.
La nature n’est bien sûr pas non plus une ressource inépuisable pour l’activité humaine. Dans une perspective actuelle, la complexité et l’interaction des processus doivent également être davantage prises en compte.
Il faut tenir compte des «conséquences plus ou moins lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature». Cependant, bien que nous disposions aujourd’hui de connaissances bien plus approfondies sur les conséquences de la destruction de l’environnement et les conséquences à long terme sur le climat qu’à l’époque d’Engels, ainsi que des interrelations et de la complexité des processus, la situation qui résulte du changement climatique est bien plus dramatique. Ces derniers mois, on n’a cessé de brûler des forêts en Amazonie pour dégager de nouvelles surfaces pour y cultiver du soja, ou, dans d’autres régions, pour faire de la «place» aux plantations de palmiers à huile. On continue de rejeter des millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, alors même qu’on sait quels dangers et conséquences catastrophiques pour le climat cela entraîne et que des technologies alternatives pourraient être produites et utilisées de manière plus durable. Les déchets plastiques empoisonnent les océans.
Engels trouvait qu’il fallait tenir compte des conséquences lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature
Engels, à son époque, appelait toutefois à prendre aussi en compte les «conséquences sociales lointaines de ces actions»22. Aujourd’hui, dans de nombreuses régions du monde, les effets de la destruction de l’environnement et du changement climatique ne font pas qu’aggraver les conditions de vie de plusieurs centaines de millions de personnes. Il faut s’attendre à de nouvelles guerres (notamment pour s’assurer la mainmise sur des ressources toujours plus rares) et à de nouveaux mouvements migratoires. À moyen ou long terme, sans changements fondamentaux, c’est l’existence de l’humanité entière qui est menacée. Cependant, si la nature et l’humanité sont aujourd’hui en péril, tout comme à l’époque d’Engels, ce n’est pas à cause de l’ignorance ou des progrès scientifiques et techniques.
Et ce n’est pas seulement la destruction de l’environnement naturel qui affecte la vie des populations: «Ce sont les conditions sociales dans lesquelles l’homme vit, qu’il façonne lui-même, qui favorisent ou entravent l’utilisation humaine du savoir scientifique»23. Et en même temps, il est toujours nécessaire «d’en rechercher les causes dans les forces sociales dont les objectifs économiques et politiques contiennent en eux-mêmes la destruction de l’environnement»24. Mais pour y changer quelque chose, selon Engels, «il faut plus que la seule connaissance. Il faut un bouleversement complet de tout notre mode de production passé et, avec lui, de tout notre régime social actuel. […] Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible; et ensuite on s’étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées […]»25. Plus de 140 ans après qu’Engels ait écrit ces mots, une telle révolution est plus urgente que jamais.
Ce texte est une traduction de l’article «Zu Friedrichs Engels’ Auffassung vom Verhältnis von Mensch und Natur» paru dans Marxistische Blätter 5, 2020.
Footnotes
- Dialektik der Natur und der Naturerkenntnis, éditeur et directeur du collectif d’auteurs Herbert Horz et Ulrich Roseberg. Avec un avant-propos actuel de John Erpenbeck, Verlag Max Stirner Archiv/édition unica Leipzig 2013, p. 20.
- Friedrich Engels, M.E. Dühring bouleverse la science, Préface, MEW, Vol. 20, Dietz-Verlag, Berlin 1975, p. 20.
- Dialektik der Natur und der Naturerkenntnis, a. a. O., p. 20.
- Friedhart Klix, Erwachendes Denken. Eine Entwicklungsgeschichte der menschlichen Intelligenz, VEB Deutscher Verlag der Wissenschaften, Berlin 1980, p. 9.
- Hartmut W. Kuhne, Siedlungsausbau und Siedlungseinschrankung in der Bronzezeit. Ober-Mesopotamiens in Abhangigkeit von klimatischen Veränderungen, Sitzungsberichte der Leibniz-Sozietät der Wissenschaften zu Berlin.
- Gustave Flaubert, Mémoires, dossiers et pensées secrètes, publiées à titre posthume (1913). Cité d’après spruchsammlung.com.
- Herbert Horz, «Natur und Geschichte. Zur Kritik des flachen Evolutionismus», dans Pflicht der Vernunft. Das Spannungsfeld von Vernunft, Mensch und Geschichte, éd.. Herbert Horz/ Gunther Krober/ Karl-Heinz Schoneburg, Akademie-Verlag, Berlin 1987, p. 89
- Kari Vayrynen, «Der junge Engels und die Entstehung der marxistischen Ökologie», Academia Edu.
- Ibid.
- Friedrich Engels, «Briefe aus dem Wuppertal», MEW, livre 1, Dietz Verlag, Berlin 1956, p. 413.
- Ibid, p. 417f.
- Friedrich Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique, MEW, Vol. 1, A. A. O., p. 509.
- Kari Vayrynen, «Der junge Engels und die Entstehung der marxistischen Ökologie», op. cit.
- Ibid.
- Karl Marx/ Friedrich Engels, L’idéologie allemande, MEW, Vol. 3, Dietz Verlag, Berlin 1969, p. 18.
- Ibid, p. 20f.
- Karl Marx, Le Capital, vol. 1, 13. Chapitre: la machinerie et la grande industrie.
- George Perkins Marsh’s Man and Nature (1864), The Public Domain Review.
- Cité dans: Die Geschichte der Klimawissenschaft. Skepticalscience.com est un site Web qui propose des connaissances de base sur le changement climatique et dont les exploitants se confrontent de manière très détaillée et bien fondée avec les «arguments» des climatosceptiques et des personnes qui remettent en question l’influence humaine dans le changement climatique.
- MEGA, vol. 31, publié par l’International Marx-Engels Foundation Amsterdam, Akademieverlag, Berlin 1999, p. 512
- Friedrich Engels, Dialectique de la nature, MEW, Vol. 20, Dietz Verlag, Berlin 1975, p. 452/453.
- Ibid., p. 453.
- Herbert Horz, «Philosophie und Ökologie, Sitzungsberichte der Akademie der Wissenschaften der DDR», Jahrgang 1986 – N°5/ N Mathematik – Naturwissenschaften – Technik.
- Voir ibid.
- Friedrich Engels, Dialectique de la nature, op. cit. O., p. 455.