Une vague de politiques antidémocratiques – nationalistes et racistes – déferle sur l’Europe. Alimentée par le mécontentement de larges couches de la population.

En 2020, le candidat du Parti démocrate Joe Biden a remporté l’élection présidentielle étasunienne face au président sortant, le républicain Donald Trump. Ce dernier avait placé sa présidence et sa campagne élec- torale sous le slogan « Make America Great Again ». En mars 2021, le président Biden a ensuite annoncé sa« stratégie de sécurité nationale» : « Je crois que nous sommes au milieu d’un débat historique et fondamental sur la direction que prendra notre monde à l’avenir. Face à tous les défis auxquels nous sommes confrontés, certains affirment que l’autocratie est la meilleure solution. Mais il y a aussi ceux qui comprennent que la démocratie reste essentielle pour relever tous les défis de notre monde en mutation.»
En octobre 2022, il ajoutait : « Au niveau mondial, le besoin de leadership américain n’a jamais été aussi grand. Nous sommes au cœur d’une suren- chère stratégique pour l’avenir de l’ordre international»1. La Chine avait déjà été déclarée principal rival par ses prédécesseurs. Depuis 2022, la guerre en Ukraine s’est transformée en une guerre par procuration et de propagande de l’ « Occident libre» contre la Russie et l’autocrate Poutine. Ce dernier est soutenu en Extrême-Orient par le « dictateur» Xi Jinping. La ministre écolo des Affaires étrangères de la République fédérale d’Allemagne, Annalena Baerbok, se voit déjà en guerre contre la Russie de Poutine. Dans un discours sur la « stratégie de sécurité nationale», elle s’adresse à l’ennemi : « Nous défendrons notre Europe, chaque centimètre carré de notre Europe, de notre liberté». Le président réélu de la Commission européenne et le nouveau commissaire européen aux Affaires étrangères, originaire d’Estonie, sont tout à fait du même avis. Le sommet de l’OTAN qui s’est tenu à Washington en juillet 2024 avait pour but de montrer cette nouvelle union des forces de l’alliance occidentale dans la lutte mondiale contre l’autocratie et les ennemis de la liberté.
La montée de la droite
Depuis un certain temps, les résultats des élections et la formation de coalitions dans les États capitalistes développés de l’Occident ont mis en évidence « de graves menaces pour la société pluraliste et la démocratie moderne». « Au cours des crises qui ont marqué les deux dernières décennies, des tendances de plus en plus autoritaires se sont manifestées dans une partie de la population, y compris dans les sociétés occidentales »2. Après la victoire de Biden, les partisans de Trump avaient pris d’assaut le Capitole le 6 janvier 2021. Un fascisme étasunien sanglant et aveugle a refait surface et a misé sur une nouvelle victoire électorale de Trump. En France, l’extrême droite a triomphé aux élections européennes. Toutefois, lors des élections législatives nationales suivantes, elle a été battue par le Front populaire de gauche et les libéraux de Macron. Ce résultat électoral annonce une période d’ingouvernabilité. Les cadres autour de Marine Le Pen parlent d’une « victoire différée ». L’extrême droite fait déjà partie des gouvernements en Hongrie, en Italie et aux Pays-Bas. En Belgique, la Nieuwe Vlaamse Alliantie ( N-VA) séparatiste de Bart De Wever a remporté les élections nationales du 24 juin avec près de 20% des voix. Elle est favorable à la séparation de la Flandre du reste de la Belgique et s’est de plus en plus rapprochée de l’extrême droite ces dernières années. La N-VA siège au Parlement européen au sein du groupe ECR, avec le parti au pouvoir post-fasciste de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia. Le Vlaams Belang, parti d’ex- trême droite, est devenu le deuxième plus grand parti en Flandre. Un point de lumière : le jeune parti travailliste marxiste ( PVDA/PTB) a augmenté son score pour atteindre environ 10%. Les partis de droite dominent également en Scandinavie ( Suède, Finlande) et veulent à tout prix que leur pays rejoigne l’OTAN. En Allemagne, l’AfD obtient dans les sondages et aux élections plus de 30%, surtout dans la partie orientale de la République fédérale. De plus, la CDU/CSU a également progressé. Lors des élections européennes de juin 2024, les gains les plus importants ont été réalisés par les eurosceptiques, les nationalistes et les extrémistes de droite, aux côtés des démocrates-chrétiens conservateurs. Une vague de politiques antidémocratiques – nationalistes et racistes – a déferlé sur les centres capitalistes, mais aussi sur les États membres de l’UE dans le sud-est de l’Europe. Ce courant est alimenté par le mécontentement de larges couches de la population – avant tout des classes inférieures – à l’égard des développements sociaux, économiques et politiques et se manifeste par une aversion pour les anciens partis démocratiques3. La classe politique et ses affaires parlementaires sont tenues en piètre estime!
Après la longue période d’hégémonie néolibérale, les métropoles occidentales se trouvent depuis 2008 dans un état de polycrise permanent.
Cet article examine les causes de ce glissement à droite du système politique des pays occidentaux. Pour ce faire, nous examinons la proposition suivante : le passage d’une « longue» vague de croissance capitaliste expansive dans le dernier quart du 20e siècle à une longue vague dépressive de crises depuis la crise financière et économique de 2008/2009 a-t-il également déterminé la crise politique du système de démocratie représentative, y compris l’aversion d’une partie de plus en plus importante de la population pour les valeurs et les partis démocratiques? La question suivante s’inscrit dans ce contexte : existe-t-il un lien entre le credo néolibéral du capitalisme moderne et la tendance croissante à agir de manière autoritaire-fasciste pour garantir la domination du capitalisme bourgeois? Actuellement dominent dans le bloc du pouvoir en place4 des stratégies qui, dans une période de gestion de crise permanente, dépendent des majorités des « partis anciens ou du système» ( ainsi désignés par la droite). Ou bien ils sont contraints par les résultats des élections de former des coalitions avec des partis d’extrême droite. La cheffe du gouvernement italien, Giorgia Meloni, par exemple, est reconnue et courtisée comme partenaire par les conservateurs en Italie et dans l’UE. Ici, le virage à droite est pris dans le cadre de la Constitution existante et de l’ordre juridique de l’UE.

La question décisive pour l’avenir sera de savoir si, à mesure que les crises socio-économiques et politico-culturelles des centres capitalistes s’intensifient, l’aile fasciste de ces partis de droite – en collaboration avec les forces des grandes entreprises et de l’appareil d’État ( police, armée, services secrets) – décidera d’attaquer la démocratie et d’établir une dictature qui tente de résoudre la crise dans le cadre d’un modèle de pouvoir autoritaire – basé sur le nationalisme, le racisme, la suprématie de l’« homme blanc» et l’oppression des migrants. Et cette aile est-elle prête à recourir à la violence contre les minorités et les dissidences, mais surtout contre les gens de gauche, réels ou supposés5 ? Le modèle économique capitaliste n’est pas remis en cause ici, bien au contraire : les adeptes de Friedman et de Hayek – comme les milliardaires Elon Musk ou Peter Thiel, qui soutiennent la campagne électorale de Donald Trump – s’emploient dans un tel régime à éliminer les derniers vestiges du « siècle social-démocrate» ( c’est-à-dire l’État-providence et le pouvoir des syndicats). En Argentine, le président Javier Milei met en œuvre le modèle de « l’autoritarisme libertaire»6.
Aux États-Unis, l’ancien conseiller en chef de Donald Trump, le fasciste Steve Bannon, vient d’entamer une peine de prison de quatre mois. Le Frankfurter Allgemeine Zeitung ( FAZ) a rapporté le 3 juillet 2024 : « Avec une manifestation mélodramatique devant les murs de la prison… Steve Bannon a fait vibrer ses fans peu avant d’entrer : « La victoire ou la mort », a crié le septuagénaire… Je suis fier d’aller en prison! Dans ce que le New York Times a décrit comme un spectacle « digne d’un cirque», il a également été béni par un prêtre. « Soit nous gagnons, soit nous avons la mort d’une république constitutionnelle», s’est-il exclamé, à l’approche de l’élection présidentielle du 5 novembre ( 2024 ) ».
En très peu de temps, un véritable revirement s’est opéré : de l’idée d’un champ de bataille mondial entre démocratie et autocratie à la réalité d’une crise profonde des régimes démocratiques dans les centres capitalistes eux-mêmes. Avec la montée de la vague de droite, les questions sur le lien entre la crise de l’ordre bourgeois-capitaliste entre les deux guerres mondiales d’une part, et la montée et les victoires du fascisme dans plusieurs États européens ( en particulier en Allemagne) d’autre part, sont naturellement à nouveau soulevées. Existe-t-il des analogies avec « l’ère des extrêmes» ( Eric Hobsbawm)? Ou bien le monde a-t-il entre-temps tellement changé – surtout après l’effondrement du « socialisme réel» en Union soviétique – que la référence des anciennes théories du fascisme au mouvement ouvrier socialiste et communiste n’est guère éclairante, puisque le mouve- ment ouvrier dans les centres capitalistes ne représente pas actuellement une force de changement anticapitaliste? En 1852, Karl Marx affirmait que la bourgeoisie française, lors de la révolution de 1848, avait finalement renoncé à la « république parlementaire» par crainte de la révolution prolétarienne et avait accueilli favorablement le coup d’État de Louis Bonaparte.7
Cycle de l’hégémonie néolibérale
La longue vague d’hégémonie néolibérale a constitué une phase exceptionnellement dynamique dans l’histoire du développement du capitalisme moderne. Alors que la croissance dans les anciens centres restait faible, la mondialisation désignait le développement de nouvelles zones de marchan- disation ou d’accaparement des terres par le capital financier ( Dollar Wall Street regime, Peter Gowan). Dans les centres capitalistes, l’influence de l’État, en particulier de l’État-providence ( en termes de marché du travail, de soins de santé, de logement et de services aux personnes âgées), a été repoussée face à l’hégémonie néolibérale, avec une politique d’austérité fiscale et de privatisations, de déréglementations et de flexibilisations axées sur l’offre. Les réductions d’impôts pour l’économie ( et les 10% les plus riches) et, en particulier, la libéralisation des mouvements de capitaux ont pris le relais. Elle s’est également attaquée au pouvoir des syndicats qui s’était considérablement accru dans les années 19708. Après l’effondrement de l’Union soviétique et du camp socialiste en 1991, les partis socialistes et communistes de masse des centres capita- listes d’Europe occidentale sont tombés dans une crise profonde qui dure encore aujourd’hui. En Allemagne, la décennie qui a suivi 1991 a été dominée par l’annexion de la RDA, qui s’est accompagnée, d’une part, d’un discrédit idéologique massif du socialisme et, d’autre part, de grandes espérances dans l’ancienne RDA d’une vie meilleure et de « paysages florissants».
En 1848 , la bourgeoisie a renoncé à la « république parlementaire » par crainte de la révolution prolétarienne et salué le coup d’État de Louis Bonaparte.
Le cycle de l’hégémonie néolibérale a atteint son apogée dans les années 1990. L’empire étasunienne était le centre et le cadre de l’ordre mondial en place9. L’ordre mondial bipolaire qui a émergé après la Seconde Guerre mondiale a cédé la place à un ordre unipolaire dans lequel les États-Unis revendiquent le rôle de shérif mondial. Les marchés financiers mondiaux – interconnectés par la révolution numérique et de l’information – ont connu un essor considérable; les entreprises transnationales ont produit dans la périphérie à bas salaires du marché mondial ( surtout en Asie de l’Est); les chaînes d’approvisionnement et la logistique ont été adaptées aux exigences des réseaux mondiaux. L’augmentation de la production de richesse et son appropriation dans les centres capitalistes ont principalement profité aux États qui ont particulièrement bénéficié de cette nouvelle vague de mondialisation – comprenant l’augmentation de l’approvisionnement en énergie fossile bon marché ( pétrole, gaz) en provenance de Russie – à la fois par la production pour l’exportation et par l’expansion des sociétés transnationales et des acteurs sur les marchés financiers.
L’Allemagne, en tant que championne du monde des exportations et grâce à son rôle de premier plan dans l’Union européenne, a pu maintenir les « coûts » de la Wiedervereinigung ( réunification) à un niveau raison- nable, même si les « Wessis» ( Allemands de l’Ouest) ont suscité beaucoup d’amertume et de colère à l’Est. Dans les années 1990, l’UE a poursuivi le programme du marché unique, ainsi que l’élargissement vers l’Est et l’in- troduction d’une monnaie commune ( l’euro). Cela a permis de garantir des emplois stables aux travailleurs de l’industrie manufacturière fortement orientée vers l’exportation ( par exemple, l’industrie automobile). Des syndi- cats puissants comme IG Metall ont garanti des salaires de CCT, même si ceux-ci ont stagné à long terme. Les universitaires indépendants ( médecins, architectes, avocats, etc. ), mais surtout les nouveaux spécialistes des tech- nologies de l’information ont souvent bénéficié de cette évolution, qui s’est également traduite par une hausse dans le secteur de la construction et de l’immobilier. Au bas de la pyramide de l’emploi s’est développé un secteur précaire où règne l’insécurité – avec des emplois fluctuants, des bas salaires, des relations de travail informelles et un pourcentage élevé de femmes et d’immigrés. La pauvreté est redevenue visible, par exemple sous la forme du sans-abrisme10.
Le fait qu’Angela Merkel ( CDU), une femme politique de l’Est, ait représenté la République fédérale en tant que chancelière de 2005 à 2021 – principalement au sein d’une coalition avec le SPD – était clairement l’expression d’une stabilité sociale et politique basée sur une prospérité économique relative – très inégalement répartie11. D’un autre côté, cette stabilité était également basée sur la volonté de Merkel et de la CDU/CSU de faire des compromis avec le SPD sur le marché du travail et les politiques sociales, et avec les Verts, de plus en plus forts, sur la sortie du nucléaire et les politiques environnementales. Pour de nombreux Allemands, la République fédérale ressemblait à une « île de veinards» comparée à de nombreux pays voisins, sans parler de ceux du Sud. À l’extrême droite, l’AfD a été fondée en 2013 ( dans le sillage de la crise financière de 2008/2009 et de la crise de l’euro qui s’en est suivie). Au début, les manifestations contre l’introduction de l’euro ont occupé le devant de la scène. Die Linke a été fondée en 2007 en tant qu’alliance de syndicalistes de gauche et sociaux-démocrates de l’Ouest qui s’opposaient à l’Agenda 2010 et aux réformes de Gerhard Schröder et aux réformes Hartz et du PDS dont les résultats électoraux à l’Est étaient égale- ment l’expression de la protestation des perdants de l’Allemagne unifiée. Toutefois, le « système Merkel» s’est avéré relativement stable dans la transition vers les défis croissants auxquels la politique est confrontée depuis la crise économique et financière ( 2008/2009 ).
Une nouvelle crise générale
Pourtant, en ce début de millénaire, les signes de mécontentement se multiplient parmi les salariés et la peur de l’avenir s’accroît. Ceux-ci s’opposent à la mondialisation en particulier, mais surtout aux projets de l’UE12. Les populistes de droite se mobilisent aujourd’hui, surtout par le biais des nouveaux réseaux sociaux, contre une élite gouvernementale et parlementaire qui gère la crise sans grand succès à Berlin ou à Bruxelles. Ils sont de plus en plus souvent qualifiés de « régents antipopulaires» dans la lutte contre la crise climatique et la pandémie de coronavirus. Ils ont en plus ouvert leur propre pays et l’UE aux migrants. La participation aux élections diminue, le soutien aux partis gouvernementaux recule. Les sondages d’opinion indiquent un pessimisme croissant quant à l’avenir. Cela découle non seule- ment d’une crainte d’un recul social individuel ( par exemple, par la perte d’un emploi), mais aussi de l’inquiétude suscitée par la crise environnementale et climatique, de la menace croissante de la guerre et de l’accroissement des inégalités et des injustices sociales.
Depuis la grande crise financière et économique de 2008/200913 les métropoles occidentales sont dans un état permanent de crise multiple. La stabilité politique de l’ère Merkel, qui était elle-même l’expression d’une relative cohésion sociale, se désagrège de plus en plus. Les contradictions internes du boom néolibéral apparaissent en même temps que les processus de crise autodestructeurs et les changements structurels de pouvoir dans le système mondial. Pour être plus précis : le déclin de l’Occident.
Dans son dernier livre, Nancy Fraser résume ainsi la crise systémique du capitalisme « cannibale» : « Ce que nous vivons aujourd’hui grâce à des décennies de financiarisation n’est pas seulement une crise d’inégalité rampante et de travail précaire mal rémunéré. Il ne s’agit pas non plus d’une simple crise des soins ou de la reproduction sociale, ni d’une simple crise de l’immigration et de la violence raciste. Il ne s’agit pas non plus d’une « simple» crise écologique, dans laquelle une planète qui se réchauffe crache des fléaux mortels, ni d’une simple crise politique, caractérisée par une infrastructure vidée de sa substance, un militarisme croissant et le succès de politiciens qui se présentent comme des hommes forts dans le monde entier. Oh non, c’est bien pire que cela : nous sommes confrontés à une crise générale de l’en- semble de l’ordre social, dans laquelle toutes ces catastrophes se rejoignent, se renforcent mutuellement et menacent de nous engloutir »14. Alors que l’Occident, emmené par les États-Unis, déclare une nouvelle ère de confrontation avec les autocraties ( Russie et Chine), une alliance d’États du Sud se forme autour de la Chine et de la Russie, cherchant à mettre fin à l’hégémonie de l’Occident15. Dans la crise multiple, les conséquences du « cannibalisme» sont liées au déclin de l’Occident dans le système mondial.
L’État en tant que gestionnaire de crise
Du point de vue des intérêts du capital, la question de l’État est redevenue centrale. Les idéologues du néolibéralisme – y compris les chercheurs en sciences sociales de gauche16– ont défendu il y a quelque temps la thèse selon laquelle l’État-nation est dévalorisé à l’ère de la mondialisation. Le dinosaure du 19e siècle a été dissous dans le système de la Global Governance – en même temps, de nouveaux acteurs ( ONG) ont été formés dans le système mondial en tant que correction démocratique. Pendant ce temps l’État-nation – en tant que champ de bataille pour des intérêts de classe différents, mais aussi antagonistes – est revenu. « Le temps de la croyance naïve en la mondialisation est révolu!», constate le FAZ le 16 juillet 2024. Le bloc du pouvoir en place de la BRD définit ses politiques dans le cadre de la sécurité nationale et de l’État compétitif, en tant que membre de premier plan de l’UE et un Partner in leadership dans l’OTAN.
Les nouvelles guerres et les tâches géopolitiques de l’État-nation font augmenter le coût de l’armement militaire.
« L’État-nation doit agir comme un gestionnaire de crise à l’intérieur de ses frontières et est structurellement surchargé dans ce processus, ce qui se reflète, entre autres, dans une dette publique élevée ( par exemple en France et en Italie) et dans les conflits sur ce que l’on appelle la « Schuldenbremse ». L’État doit également agir contre les épidémies ( coronavirus) dans l’intérêt du capital intérieur et, face à la multiplication des catastrophes naturelles ( Ahrtal, etc. ), encourager la transition énergétique vers un capitalisme vert. Le système d’enseignement – et pas seulement dans l’enseignement primaire – doit être remanié de toute urgence. L’augmentation de l’analphabétisme devient également un problème majeur pour les professionnels et les gestionnaires dans leur recherche de main-d’œuvre qualifiée. Les conséquences parfois catastrophiques de l’austérité néolibérale et des politiques de privatisation dans le secteur des transports ( chemins de fer, autoroutes) et des soins de santé, ainsi que les conséquences de la privatisation du marché du logement nécessitent en même temps une intervention massive de l’État – et pas uniquement pour atténuer la colère et les protestations des personnes concernées.
Le bon fonctionnement des infrastructures détermine non seulement la qualité de vie de la main-d’œuvre, mais aussi la qualité de la localisation, c’est-à-dire les conditions d’utilisation et de compétitivité du capital. L’État doit payer les coûts de la migration de multiples façons ( dans les nouveaux ghettos, en raison de la hausse de la criminalité, mais aussi par l’utilisation croissante des services publics), tandis que de nouvelles zones de surexploitation émergent pour le capital17. Enfin, les nouvelles guerres et les tâches géopolitiques de l’État-nation ( dans les systèmes d’alliance en vigueur) font augmenter le coût de l’armement militaire. Pour préparer à la guerre un peuple gâté par la prospérité et la paix, l’appareil idéologique de l’État ( médias, système scientifique) est massivement renforcé.
Un capitalisme autoritaire s’installe à travers des coalitions de forces conservatrices- libérales prêtes à collaborer avec l’extrême droite.
Par ailleurs, les attentes et les demandes des salariés s’adressent non seulement aux entreprises, mais aussi à l’État. Il ne s’agit pas seulement d’un champ de bataille pour les différents intérêts du capital, mais aussi entre le capital et le travail. La peur du déclin individuel et la déception face à l’échec de la gestion de la crise par les gouvernements respectifs du centre se reflètent dans le comportement électoral ou la volonté de soutenir les grèves syndicales. Elles ont lieu principalement dans les secteurs de l’infrastructure et du non-marchand ( transports, écoles, hôpitaux, soins de santé). Dans le même temps, les forces néolibérales exercent des pressions pour allonger les carrières et réduire les allocations du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales. La pauvreté des retraités qui, malgré une longue carrière professionnelle, dépendent de banques alimentaires et de l’aide aux citoyens est qualifiée de scandaleuse par les organisations sociales et les syndicats. La pauvreté s’accroît – désormais aussi dans le sillage de la hausse des prix et des coûts de l’énergie après 2022. Les groupes à faibles revenus sont particulièrement touchés par la hausse des prix des loyers et des denrées alimentaires. Les habitants des villes ou communes et régions périphériques se plaignent de l’insuffisance des infrastructures médicales et scolaires et de l’insuffisance des transports publics.
Tout comme en France, les électeurs du Rassemblement national de Mme Le Pen se recrutent dans ces couches de la classe ouvrière, il en va de même dans d’autres pays européens. En Allemagne, l’AfD profite de cette crise de la reproduction sociale, surtout dans l’est du pays. En acceptant la politique de réarmement et le renforcement de la capacité de guerre comme la plus haute priorité en ces temps de changement, et en voulant en même temps assurer à l’Allemagne du Wirtschaftwunder le titre de championne du monde des exportations, le SPD ( autrefois encore le « parti des travailleurs») est de plus en plus à la traîne dans les sondages. Dans le gouvernement Scholz, la pression des intérêts du capital – par l’intermédiaire du FDP – s’exerce principalement contre ce qui subsiste de l’État-providence, représenté au sein du gouvernement par le ministre de l’Emploi Hubertus Heil.
Toutefois, en période de polycrise, l’État-nation devient structurellement surchargé en raison de son incapacité à répondre aux exigences de la gestion de crise. Celui-ci veut s’endetter lourdement si nécessaire pour promouvoir la croissance, l’innovation et la compétitivité dans l’intérêt de la croissance économique, accélérer la transition vers un capitalisme vert, réparer les infrastructures défaillantes ( transport, santé, enseignement ), protéger les systèmes de sécurité sociale des tendances démographiques ( pression sur les systèmes de retraite) et supporter les coûts croissants de la migration, de la pauvreté et de la précarité, et – tout en maintenant le plafond de la dette – augmenter drastiquement les dépenses militaires et d’arme- ment ( y compris le soutien militaire à l’Ukraine et à l’armée israélienne). Les acteurs principaux des intérêts du capital répètent donc le slogan nazi « Des canons au lieu de beurre» ( Rudolf Hess 1936 ) comme s’il s’agissait d’une « vérité banale». « Lorsque, pendant des décennies, une chose ( le social) a été privilégiée, le temps vient où une autre ( la défense) fixe la norme». C’est en ces termes que M. von Altenbockum s’écrie dans le FAZ ( 13 mars 2024, p. 1 ) qu’« il faut en finir» avec les politiques qui « satisfont toutes les demandes de manière égale» – y compris les « projets inutiles» tels que « la sécurité de base pour les enfants, le revenu d’intégration, les promesses de pension». Voilà qui décrit aussi très précisément le terrain de la lutte des classes dans l’État. La politique dans l’intérêt du capital veut le réarmement et la création d’une capacité de guerre en réduisant les prestations sociales de l’État et en réduisant les réparations nécessaires en matière de reproduction sociale et d’infrastructure ( y compris un retour à l’énergie nucléaire). En revanche, les crises sociales et climatiques ne pourront être surmontées que si le modèle de croissance dominant est remis en question et si la politique étrangère cherche des moyens d’éviter les conflits et les guerres dans le cadre de systèmes de sécurité collective et d’un ordre mondial multipolaire.
Le capitalisme autoritaire
Selon Adam Tooze, la relation entre « l’élaboration démocratique des politiques et les exigences de la gestion du système capitaliste» est « extrêmement tendue» en période de crises multiples18. Aujourd’hui, avec la croissance des forces conservatrices-libérales et populistes de droite, antidémocratiques ( y compris les tendances proto-fascistes), on assiste à un glissement vers un capitalisme autoritaire, qui reconnaît la sécurité extérieure et intérieure comme sa plus haute priorité – au détriment de l’élaboration démocratique des politiques – et cherche à imposer une discipline intérieure par la confrontation avec des ennemis extérieurs ( Russie et Chine), par la réévaluation idéologique du nationalisme et de la religion chrétienne, mais surtout par des mesures répressives à l’encontre des étrangers et des immigrés. Le peuple « héroïque» doit se subordonner aux objectifs d’auto- défense définis par l’État contre les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur.
Les concessions aux critiques de la base, à la colère et à l’indignation des classes inférieures en particulier face aux conséquences des politiques économiques néolibérales se transforment en protectionnisme commercial national ( notamment contre la Chine) et en vastes programmes d’infrastructures qui vont au-delà des principes du laissez-faire libéral19. Les États-Unis sous la présidence de Biden ont ouvert la voie dans ce domaine; le nouveau gouvernement travailliste britannique souhaite lui aussi placer la reconstruction des infrastructures au cœur de sa politique économique. Ce type de capitalisme autoritaire, qui menace simultanément de mesures disciplinaires et d’interdictions les vestiges de la gauche critique du système, mais aussi les jeunes militants contre le changement climatique, s’établit dans le cadre de la Constitution par le biais de coalitions de forces conservatrices et libérales, toujours prêtes à coopérer avec l’extrême droite dans l’espoir de les intégrer dans le consensus constitutionnel. Cette discipline a un but : assurer la compétitivité nationale sur le marché mondial et servir des intérêts géopolitiques liés à l’évolution des rapports de force politiques au niveau mondial. Les combinaisons respectives de la réglementation et de la discipline de l’État d’une part, et de la protection des grandes entreprises et des institutions financières par des politiques économiques libérales d’autre part, se retrouveront sous diverses formes dans les centres capitalistes de l’Occident ( G7 ). Les États-Unis continuent de bénéficier des avantages du dollar en tant que monnaie mondiale et du système d’endettement qui lui est associé20. En Europe occidentale, les partis de gauche et les syndicats jouent encore un rôle plus important dans le système politique qu’aux États-Unis, par exemple. Ils fonctionnent toutefois comme des minorités affaiblies qui n’ont pas réussi à convertir le mécontentement croissant de la population salariée en soutien aux alternatives socialistes. Surmonter cet échec massif est une condition préalable pour que la gauche se renouvelle et redevienne combative. Cela pourrait également être une condition préalable pour éviter que l’intensification de la multicrise ne fasse basculer le capitalisme autoritaire vers les franges droitières et profascistes du bloc de pouvoir en place, au-delà des normes constitutionnelles démocratiques.
Cet article a été publié à l’origine dans Zeitschrift Marxistische Erneuerung, n° 139 septembre 2024 , sous le titre Autoritärer Kapitalismus. Der Aufschwung der politischen Rechten in den Kapitalmetropolen des Westens
Footnotes
- Voir Frank Deppe : Zeitenwenden? Der»neue« und der»alte« Kalte Krieg, Hamburg 2023, p. 80/81.
- Günter Frankenberg / Wilhelm Heitmeyer ( eds. ), Treiber des Autoritären, Frankfurt / New York 2022, p. 9.
- Le Frankfurter Allgemeine Zeitung ( FAZ ) – fanfare du néolibéralisme – cite le « célèbre économiste du MIT Acemoglu» le 28 juin 2024. Il estime que « la démocratie a échoué». Son raisonnement : « Le revenu médian a stagné au cours des 40 dernières années, les inégalités se sont considérablement accrues et l’espérance de vie a diminué au cours de la dernière décennie. Les citoyens ( aux États-Unis et en Europe, F.D.) sont donc mécontents… Je pense que le sentiment général est que les démocraties ne fonctionnent pas aussi bien que promis.» Le professeur observe : « La démocratie doit s’améliorer. Elle doit s’engager davantage en faveur du bien commun et de la prospérité de la classe moyenne. Le système ne pourra jamais survivre longtemps s’il n’est bon que pour les milliardaires.
- Le pouvoir politique – tant au sein de l’État que dans les institutions idéologiques – est exercé dans le capitalisme moderne par une alliance de forces sociales et politiques composée non seulement des élites économiques ( la classe dirigeante économique ), mais aussi de la direction des institutions publiques, des médias et du système académique. Les représentants de la classe travailleuse ( syndicats et partis politiques) sont également intégrés au bloc du pouvoir en place. Les contradictions entre les factions font ainsi l’objet d’une lutte, par exemple pour savoir quelle faction ( ou quelle personne) prendra la tête du bloc du pouvoir en place. Le conflit entre le néolibéralisme et le keynésianisme – actuellement le différend au sein du gouvernement Ampel sur la politique fiscale et le « Schuldenbremse» ( frein à l’endettement, NDLR) – est ici une question importante. L’ouverture de l’establishment conservateur à l’extrême droite fait également l’objet de controverses. Les factions au sein du bloc au pouvoir représentent toujours des intérêts différents qui doivent être alignés.
- Le portail du World Socialist Web Site a publié un rapport en juin 2023 : « Le discours de campagne prononcé par l’ancien président et candidat républicain à la présidence Donald Trump samedi à Washington a été une tirade fasciste contre ce qu’il a appelé la menace croissante du socialisme et du communisme aux États-Unis. Si Trump est élu, il ordonnera au département de la sécurité intérieure d’expulser massivement les gauchistes, qu’ils soient citoyens américains ou non.»
- Voir Dieter Boris / Patrick Eser : Le mystérieux essor du « Messie» Milei, dans : Prokla 215juin 2024, pp. 325 – 350.
- Karl Marx : Der 18. Brumaire des Louis Bonaparte, in : MEW 8, p. 194 – 207.
- Faute de place, nous devons faire l’impasse sur une analyse approfondie de cette « vague expansive ».Voir entre autres David Harvey : The New Imperialism, Oxford 2003 ; hes : A Brief History of Neoliberalism, Oxford 2005 ; Frank Deppe : Politisches Denken im 20. Jahrhundert. Partie 4 : Übergang ins 21. Jahrhundert, Hamburg 2016 ; id : Autoritärer Kapitalismus. Demokratie auf dem Prüfstand, Hambourg 2013.
- Voir Leo Panitch / Sam Gindin : The Making of Global Capitalism. The Political Economy of the American Empire, Londen / New York 2012.
- Voir Christoph Butterwege : Die zerrissene Republik . Wirtschaftliche, soziale und politische Ungleichheit in Deutschland, Weinheim 2020.
- Pendant la chancellerie de Merkel, le PIB a augmenté de manière continue, bien que plus lentement que lors des périodes de prospérité précédentes ( 2015 = 100, 2005 = 90, 2021 = 110 ), ponctuée par un effondrement en 2009/2010 ( Big Crash) et en 2020/2021 ( « Corona » ) – en moyenne une faible croissance de 1,25%, tirée par les exportations et la consommation. Les investissements avaient fortement chuté depuis les années 1990 – à partir de 2009, ils ont de nouveau légèrement augmenté, principalement en raison d’une hausse des investissements dans le secteur de la construction. Voir Memorandum 2024, Köln 2024, p. 255.
- Un représentant du conseil d’entreprise d’un grand groupe m’a dit qu’il y avait toujours des collègues à la réunion d’entreprise qui réagissaient avec méfiance lorsque le porte-parole de la direction mentionnait le mot « mondialisation». La référence à la mondialisation s’accompagne toujours de l’affirmation selon laquelle la compétitivité ( et donc la survie ) dans la concurrence mondiale ne peut être assurée que si les « coûts» ( pour les salaires et autres avantages sociaux) sont réduits.
- Adam Tooze : Crashed. Wie zehn Jahre Finanzkrise die Welt verändert haben, München 2018.
- Nancy Fraser : Der Allesfresser. Wie der Kapitalismus seine eigenen Grundlagen verschlingt, Berlijn 2023, p. 12/13.
- Voir Frank Deppe, Zeitenwenden? op. cit. p. 79 ev.
- Voir l’exemple de Jürgen Habermas : Die postnationale Konstellation, Frankfurt/Main 1998.
- Cf. à ce sujet Z 138 ( juin 2024 ), p. 15 e.v.
- Adam Tooze, Crash, op. cit. 708.
- Le candidat désigné par Trump pour la vice-présidence, James David Vance, est perçu par certains comme un « guerrier de classe». Il se targue d’être issu de la classe ouvrière de l’Ohio, critique les politiques de laissez-faire et l’omnipotence du capital financier, défend les grévistes et le salaire minimum, mais partage les vues de Trump sur les politiques commerciales protectionnistes radicales et la restriction de l’immigration. Il plaide également en faveur de l’interdiction de l’avortement. Il n’est en tout cas pas un ouvrier, mais – en tant que disciple du multimillionnaire extrême-libertaire Peter Thiel – un jeune mais déjà ultra-riche investisseur, chef de la société de capital à risque Narva, et prétend également être un ami des cryptomonnaies ( cf. Roland Lindner : Trump’s class warrior, dans : FAZ du 19 juillet 2024, p. 24 ). Les travailleurs étasuniens n’ont pas vu à travers le déguisement d’un
spéculateur financier « ultra-conservateur» un « guerrier de classe» mis en scène pour la campagne électorale.
- Le déficit de la balance des paiements des États-Unis, causé par les dépenses militaires, a entraîné une augmentation des sorties de dollars à l’étranger. Cet argent s’est retrouvé dans les banques centrales étrangères, qui l’ont renvoyé aux États-Unis en achetant des obligations d’État américaines. Cela a permis de compenser le déficit budgétaire des États-Unis. Ce système crée un avantage financier unique pour les États-Unis. Ils peuvent autofinancer leur déficit apparemment à l’infini car le déficit de la balance des paiements finit par compenser le déficit budgétaire.» Michael Hudson : Der Sektor : Warum die Finanzwirtschaft uns zerstört, Stuttgart 2015, p. 27.