Amateurs comme détracteurs du modernisme semblent s’accorder pour dire que les rêves de cette école ne sont jamais devenus réalité. Or, il s’agit là d’un récit à tout le moins incomplet.
Films, expositions, symposiums, livres, articles, le 100e anniversaire du Bauhaus est une industrie académique assez discrète, mais apparemment lucrative. Cette année, le Bauhaus est plus que jamais mis à l’honneur. C’est en effet en 1920 que l’école de design a ouvert ses portes. Ce collectif d’art et d’architecture dirigé par les Maîtres (comme ils se sont appelés eux-mêmes) Walter Gropius, Lazlo Moholy-Nagy, Wassily Kandinsky, Paul Klee et, enfin, Mies van der Rohe, a conçu extrêmement peu de projets entre 1920 et 1933, années où l’école a été contrainte par les nationaux-socialistes de fermer ses portes. Si chaque histoire du mouvement se plaît à souligner l’aversion des nazis pour le Bauhaus, le bilan de ses sympathies à l’égard des nationaux-socialistes est nettement moins clair. Non seulement Gropius et Mies van der Rohe ont collaboré de diverses manières avec les nazis (c’est un fait avéré), mais l’antisémitisme, et en particulier le déterminisme biologique, était au cœur même de la pensée et de la pratique du Bauhaus. Le plus frappant est la façon dont les universitaires ont appris à aimer cet épisode spécifique de l’histoire du modernisme, tout en en rejetant beaucoup d’autres, et sans faire grand cas de sa vision biologisante marquée par un caractère racial manifeste. Le moindre écrit, traité théorique, tableau, photographie, design, œuvre architecturale est saturé d’une vision de la biologie humaine qui est non seulement suspecte, mais incontestablement réactionnaire.
L’une des critiques les plus fréquentes du modernisme est, comme le note Kathleen James-Chakraborty, spécialiste du Bauhaus, que «ses objectifs de transformation de la société, sinon de l’art, sont restés largement lettre morte». Les plans et manifestes sans fin de ces rêveurs, futuristes, utopistes, pour révolutionner la vie quotidienne n’auraient pas abouti. La révolution esthétique n’aurait jamais été suivie de la révolution sociale qu’ils prévoyaient. Si certains le regrettent, pour la plupart, l’échec des grands plans sociaux nous a sauvés de la tyrannie, la révolution esthétique étant un moyen de s’offrir le frisson de la nouveauté sans que qui que ce soit n’y perde la vie. En tout cas, amateurs comme détracteurs du modernisme semblent s’accorder pour dire que les rêves de cette école ne sont jamais devenus réalité. Or, il s’agit là d’un récit à tout le moins incomplet.
Un socialisme apolitique
On raconterait mieux l’histoire du modernisme en partant du point de vue de certains qui estimaient que l’art était politique, et la politique une perte de temps, voire pire. Un dilemme clairement posé par Le Corbusier, à la fin de Vers une architecture, lorsqu’il interroge: «Architecture ou révolution? ». Il entend par là que, si les logements et les usines étaient agréables et bien aérées, les masses ne ressentiraient plus le besoin, ni l’envie de se révolter. En fait, Le Corbusier n’a rien contre le fait de se lancer dans la politique (réactionnaire), même si elle n’embrasse pas l’architecture. C’est loin d’être le cas dans le Bauhaus où, par conviction, l’architecture (tous les arts étant repris dans cette discipline) remplace toute forme de politique collective.
Au début de sa carrière, Walter Gropius, le fondateur du Bauhaus, s’inquiète du fait que de nombreux travailleurs ne trouvent pas de «travail satisfaisant». Pour lui, le problème ne vient pas tant des emplois en eux-mêmes que du lieu de travail. Il en conclut que les architectes doivent donc créer des espaces pourvoyeurs de satisfaction, car des travailleurs heureux seront synonymes de profits élevés. D’un «point de vue purement social», il estime essentiel que les espaces de travail soient «aérés et bien proportionnés», car, lorsque «le travailleur est heureux, il prend plus de plaisir à effectuer ses tâches et la productivité de l’entreprise augmente». Gropius applaudit ces «propriétaires audacieux» qui font appel à des architectes modernes, car ils «tirent tout simplement un bénéfice incalculable de leur clairvoyance». «À long terme, cela paie», insiste Walter Gropius, d’impliquer les artistes dans la production industrielle, car «non seulement les grandes entreprises se forgent ainsi une réputation d’amies de la culture, mais (et c’est tout aussi important dans le monde des affaires) elles augmentent aussi considérablement leurs gains financiers». Une solution gagnante pour tout le monde, en d’autres termes. Cette manière d’envisager les rapports entre l’art et la politique est présente depuis toujours chez Gropius et c’est la leçon qu’il veut enseigner dans le Bauhaus et au-delà.
De autoriteiten verdachten Bauhaus ervan progressief te zijn. Academici namen deze perceptie echter veel te makkelijk over.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale Walter Gropius s’associe à Bruno Taut, César Klein et Adolf Behne pour créer l’Arbeitsrat für Kunst ou «Soviet des Arts». Taut a présenté cette vision commune comme du «socialisme, au sens non politique du terme». Voilà un bien étrange Soviet! Taut aimait par-dessus tout s’en prendre au socialisme politique afin de préserver la pureté du «socialisme chrétien», ce que le Bauhaus appellerait quelques mois plus tard la «Cathédrale du socialisme». Voici ce que dit Taut:
«Mais l’utile nous a-t-il jamais rendu heureux? Du profit, encore et encore: du confort, de la commodité, de bonnes conditions de vie, une éducation, des couteaux et des fourchettes, des chemins de fer et des toilettes. Puis des fusils, des bombes, des instruments de mort… L’ennui génère querelles, conflits et guerres: mensonges, vols, meurtres et misère, du sang coulant de millions de plaies… Vous aurez beau prêcher l’idée socialiste: ‘Organisez-vous et vous aurez tous une belle vie, une bonne éducation et la paix’ , tant qu’il n’y aura pas de tâches à accomplir, vos imprécations resteront vides de sens… Rassemblez plutôt les masses autour d’une tâche gigantesque… Une tâche dont chacun aura le sentiment que l’achèvement aura du sens pour lui… L’ennui disparaîtra et, avec lui, les conflits, la politique et le spectre maléfique de la Guerre… Il n’y aura plus besoin de parler de Paix quand il n’y aura plus de Guerre».
Sans surprise, la tâche gigantesque de Taut consiste à ériger une œuvre architecturale gigantesque (au sommet des montagnes). De même, Gropius affirme que «l’effet purificateur de la guerre» est «nécessaire» pour faire émerger le nouveau «type de vie». Leur collègue Erich Baron déplore quant à lui la «sale guerre… suivie d’une sale paix! Les deux exigent une purge qui surmonte courageusement tout ce qui auparavant ‘allait de soi’ … Aucune vie ne naît sans la mort». C’est en ces termes que Gropius loue «l’idéalisme pur» de Rosa Luxemburg et Karl Liebnecht qui, selon lui, avaient eu le bon sens de mourir pour leur cause, même s’ils n’étaient «pas différents de leurs homologues de droite» dans leur dévouement erroné à la politique pratique.
Adolf Behne écrit à Walter Gropius pour insister sur leur «indépendance de tout lien avec un parti», ajoutant qu’il est essentiel pour eux de rester «loin de la politique partisane». Comme Taut, Behne rejette en bloc le socialisme pratique: «les nouvelles organisations de protection sociale, les hôpitaux, les inventions ou les innovations et améliorations techniques n’apporteront pas de nouvelle culture» car le «Soviet des Arts» pourrait accomplir ce qu’aucune politique n’avait jamais réussi à faire. Pour Behne, «l’architecture de verre apportera la nouvelle culture».
Gropius quitte l’Arbeitsrat pour mettre sur pied le Bauhaus mais, comme l’ont noté de nombreux critiques, le manifeste du Bauhaus reprend les termes de l’Arbeitsrat. À l’Arbeitsrat, Taut se réjouissait de voir advenir une époque où «les rois marcheraient avec les mendiants… les artisans avec les hommes de savoir». Erich Baron, pour sa part, voyait le «‘peuple’ comme une incarnation active et souffrante de la terre habitée, comprenant l’empereur, le roi, le gentilhomme, le paysan, le bourgeois et le mendiant». C’est dans ce contexte que s’inscrit le célèbre appel de Walter Gropius, dans le manifeste du Bauhaus, à former «une nouvelle corporation d’artisans, sans l’arrogance des classes séparées et par laquelle a été érigé un mur d’orgueil entre artisans et artistes». En ligne de mire de Gropius, les distinctions de classe, et non la lutte des classes. C’est l’«arrogance» du mur qui le préoccupe, et non la nécessité de son existence. À aucun moment, il ne suggère que le Bauhaus intervienne de quelque manière que ce soit pour débarrasser le monde des rois ou des mendiants, ni même abolir la différence entre artiste et artisan. Le problème n’est pas la question des riches et des pauvres, mais la façon dont les riches et les pauvres se traitent les uns les autres, de leur attitude réciproque, du mur «arrogant» (et non économique) érigé entre eux. Le problème est le classisme. La solution est le respect de classe. «On ne peut mesurer le niveau de progrès culturel par la façon dont il augmente parmi les classes supérieures», affirmait Baron, non sans une certaine suffisance.
Quelle différence y a-t-il entre cette vision et les considérations du début du livre (ou devrait-on dire «la bible» ?) de Moholy-Nagy sur le Bauhaus La Nouvelle Vision, paru en 1928?
«La classe ouvrière n’est pas la seule à se trouver aujourd’hui dans une position compliquée; quiconque est pris dans le mécanisme du système économique actuel est, au fond, aussi mal loti… Au mieux, les différences [entre riches et pauvres] sont matérielles… celui qui se bat pour la réalisation de ce qui précède doit se souvenir qu’en fin de compte la lutte des classes ne se déroule pas en vue d’acquérir le capital et les moyens de production, mais pour assurer le droit à chacun à avoir une occupation qui le remplit de joie, un travail satisfaisant, un mode de vie sain, une dépense d’énergie libératrice.»
Gropius affirme que «l’effet purificateur de la guerre» est «nécessaire» pour faire émerger le nouveau «type de vie».
Moholy rejoint ainsi Gropius, lorsqu’il affirmait en 1913 que le problème urgent était que le travailleur ait une «occupation satisfaisante». Une fois les travailleurs heureux, le socialisme serait obsolète. Moholy a toujours insisté sur le fait que la «norme pour les architectes» n’était pas la «classe économique», ni la forme, mais bien le «mode de vie biologiquement évolué dont l’homme a besoin».
L’habitat vital minimum suffit
Étonnamment, les écrits sur le Bauhaus accordent très peu d’attention à leur vision du biologique. Pratiquement tous les documents importants produits par le Bauhaus traduisent une vision de ce que Moholy appelle «l’ABC biologique». Moholy définit le programme éducatif du Bauhaus comme «cherchant à atteindre les éléments biologiques d’expression intemporels qui ont du sens pour tous et sont utiles à tous». Il suffirait de satisfaire ces besoins biologiques élémentaires (et l’architecture le peut) pour dissoudre tous les problèmes politiques.
À la fin des années1920, le Bauhaus et ses collègues cherchent à intégrer ces éléments biologiques essentiels dans la production industrielle via leur «habitat vital minimum», avec en point d’orgue la présentation au nouveau MoMA de la «cuisine de Francfort» conçue par Grete Schütte-Lihotzky (comme le reste, ce rêve est bel et bien devenu réalité). Gropius définissait l’habitat minimum, combinant production de masse et avantages pour la santé, comme le «minimum élémentaire d’espace, d’air, de lumière et de chaleur, requis par l’homme pour développer pleinement ses fonctions vitales, sans limites dues au logement même». Or, il s’est avéré que les humains n’avaient pas besoin de grand-chose pour vivre. Gropius cite les travaux des hygiénistes contemporains qui avaient observé qu’avec «de bonnes conditions de ventilation et d’ensoleillement, les besoins de l’homme en matière d’espace vital du point de vue biologique sont très faibles». Gropius en déduit une formule pour la nouvelle maison: «agrandir les fenêtres, réduire la taille des pièces, économiser sur l’alimentation plutôt que sur la chaleur». Si dans le passé, les gens surestimaient la «valeur des calories alimentaires par rapport aux vitamines», alors on peut dire, par analogie, que le logement minimum privilégiait les vitamines contre les calories excédentaires des «grands appartements». Avec un tel régime social plus étendu (des logements plus petits, des fenêtres plus grandes); moins de biens, plus d’air et de lumière; moins de nourriture, plus de vitamines, Gropius affirme que «l’individu et ses droits indépendants» remplaceront la «misère économique des populations urbaines». Moins de socialisme, plus de droits individuels.
La perspective biodéterministe du Bauhaus traverse tous les styles, toutes les périodes et toutes les différences individuelles et se poursuit dans le travail réalisé aux États-Unis. Il n’est pas surprenant que ces «éléments biologiques intemporels» incluent la race. Johannes Itten, qui a défini la première phase du Bauhaus, était explicitement raciste. En 1921, il dessine le plan de sa Maison de l’homme blanc. Lui et ses collègues publient des essais où ils précisent que «la race blanche représente le niveau de civilisation le plus élevé». Pratiquement tous les récits du Bauhaus soulignent la différence entre la première phase, expressionniste, du Bauhaus (la période dominée par Itten) et l’arrivée d’Oskar Schlemmer et de Moholy-Nagy en 1922 et 1923, qui marque la deuxième phase, industrielle et technologique, du Bauhaus. Et pourtant, sur le plan stylistique, quelle est la différence entre la Maison de l’homme blanc et la célèbre Haus am Horn de Georg Muche, construite en 1923? Le racisme instinctif d’Itten est-il différent de la vision «scientifique» de la race avancée par Gropius et Moholy? Après tout, au moment même où Itten était exclu, Gropius et ses collègues étaient occupés à flatter des industriels racistes pour obtenir du travail, en caressant leur racisme, justement, dans le sens du poil. Voici ce que l’on peut lire dans une lettre adressée collectivement par le Bauhaus à Henry Ford en 1923: «Nous faisons appel à vous, qui avez le privilège de vivre dans le Pays dont la population est aujourd’hui en train de prendre les rênes de la Race blanche». Gropius est en fait violemment antisémite et laisse clairement transparaître, dès le départ, son caractère de classe. Il écrit, pendant la Première Guerre mondiale:
«Nous pouvons mener toutes les batailles que nous voulons, mais les mauviettes et les porcs que nous avons chez nous détruiront tout ce que nous avons obtenu. Les Juifs, ce poison que je déteste de plus en plus, nous détruisent. La social-démocratie, le matérialisme, le capitalisme, le profit… tout cela est leur œuvre et nous sommes coupables de les avoir laissés ainsi dominer notre monde. Ils sont le diable, l’élément négatif.»
On remarquera ici le parallèle qu’il opère entre la «social-démocratie» et les «Juifs», car son programme politique est identique à sa vision de la biologie, et la biologie est au centre du projet Bauhaus dans son ensemble.
Il suffirait de satisfaire ces besoins biologiques élémentaires (et l’architecture le peut) pour dissoudre tous les problèmes politiques.
Les opinions antisémites tout aussi virulentes de Wassily Kandinsky et d’Oskar Schlemmer sont tout aussi avérées. Arnold Schoenberg, qui fut un ami proche de Kandinsky, lui écrit en 1923 en lui demandant de clarifier les rumeurs qui courent au sujet de l’antisémitisme qui règnerait au Bauhaus: «J’ai entendu dire que même un Kandinsky ne voit que le mal dans les actions des Juifs et ne voit que leur judéité dans leurs actions malfaisantes». Schoenberg mettra fin à cette amitié: «Nous n’avons rien à faire ensemble. C’est évident! ». Dans les années1960, Ise Gropius, qui vivait à Lincoln, dans le Massachusetts, disait encore ceci, au sujet de ses domestiques juifs: «Nous ne leur avons jamais permis de monter à l’étage, bien sûr, parce que vous connaissez les Juifs, ils puent». Ici, la politique de classe des époux Gropius est cohérente avec leur racisme.. Les domestiques juifs n’avaient sans doute pas besoin de monter à l’étage car c’était plutôt le travail des bonnes.
Je ne m’attarderai pas ici sur le sujet bien documenté de Mies van der Rohe, dernier directeur du Bauhaus, et de ses accointances avec le parti nazi (voir, par exemple, Elaine S. Hochman, Architects of Fortune: Mies Van Der Rohe and the Third Reich [1989]). Face aux nazis, Mies Van Der Rohe se montre fidèle à la ligne du Bauhaus lorsqu’il dit à Alfred Rosenberg que «le Bauhaus a certaines idées, mais ces idées n’ont rien de politique». Il parle là, bien sûr, de la politique socialiste et cherche ainsi à éloigner le Bauhaus de son image de vivier de bolcheviques et de socialistes. Et il ne fait aucun doute que les autorités voyaient le Bauhaus comme un mouvement ayant des engagements politiques progressistes. Le problème est que les universitaires ont accepté cette perception avec beaucoup trop peu de regard critique. Comme si le fait que les nazis détestaient le Bauhaus signifiait que le Bauhaus était effectivement progressiste. Mais Mies Van der Rohe avait tout à fait raison: les nazis n’avaient rien à craindre du Bauhaus sur le plan politique.
Adolf Behne, dans l’un de ses nombreux éloges du Bauhaus, a été assez clair sur ce que signifiait être apolitique en Allemagne en 1930:
«Personne ne peut douter que les nouvelles méthodes de construction en tant que telles ne remettent absolument pas en question les hommes ou les objectifs humains. La prison de Sing Sing sera construite avec tout autant de modernité qu’un nouveau supermarché, un grand magasin sera tout aussi à la mode qu’un nouvel ensemble de logements, et lorsque la nouvelle armée aura besoin d’une nouvelle prison un peu plus grande, voire d’une nouvelle usine géante où produire des bombes, ces bâtiments seront eux aussi vraiment modernes.»
Contrairement à ce que voudraient laisser croire les défenseurs du mouvement, une telle attitude peut difficilement être qualifiée d’opportunisme. Il s’agit plutôt d’un acte de foi en un capitalisme technocratique. Et c’est précisément la politique qui définit la déclaration du Bauhaus de 1923, «Art et technologie – une nouvelle unité».
L’aversion commune et aiguë des membres du Bauhaus envers le socialisme politique est indissociable de leur conception du Juif «matérialiste». Bien au-delà de leur vision conspirationniste d’une cabale judéo-socialiste, ils avaient embrassé le discours primitiviste de différence raciale. Bien que l’on ne l’ait que rarement relevé, Moholy dans sa Nouvelle vision, note que, dans ses cours, «les différences d’entraînement sensoriel dans les différentes races sont intéressantes à observer. Un Japonais, par exemple, a incontestablement un rapport plus actif aux valeurs tactiles qu’un Européen. Cette différence s’est d’ailleurs manifestée de manière évidente dans les exercices de toucher les yeux bandés. Contrairement à ses camarades de classe, qui tentaient généralement de déterminer la nature du matériau en le caressant, Mitzutani dansait dessus avec ses doigts». Que voit Moholy ici? Il voit que la forme est à la fois générée par la biologie et sensible à différents déterminants biologiques. Les Allemands, les Japonais et les Juifs réagissent différemment au monde, cela fait partie de leurs «éléments biologiques essentiels», et aucune politique ne pourra rien y changer.
Le Bauhaus, bien sûr, fût sous direction d’un socialiste pendant deux ans à la fin des années 1920 avec Hannes Meyer. S’il était sincèrement dévoué à la cause, et sa politique le mettait inévitablement en contradiction avec les vues de Gropius et Mies van der Rohe, son successeur à la direction du Bauhaus. Mais il serait cependant faux de penser que la vision architecturale de Meyer était en quelque sorte en contradiction avec l’engagement dominant en faveur du déterminisme biologique dans le Bauhaus. Meyer parlait continuellement de la maison comme d’un «appareil biologique», basé sur «une étude minutieuse de tous les facteurs biologiques». Le fonctionnalisme réputé de Meyer n’était pas basé sur les exigences matériellement situées du client, des matériaux, du programme ou du site, mais plutôt sur la façon dont un bâtiment pouvait être «calculé selon une méthodologie biologique stricte».
L’école ne s’est jamais départie de son rejet du socialisme ni de son engagement en faveur du déterminisme biologique.
Alors pourquoi continuons-nous à nourrir cette illusion de l’art de Weimar, cette vision selon laquelle (pour citer John Willett) «rien ne ressort plus clairement d’une étude de [l’art sous la République de Weimar] que le fait qu’il ait été fondé sur une idéologie largement socialiste et, bien souvent, communiste»? Et, si les critiques ont pris quelque distance par rapport à la nature prétendument intrinsèquement progressiste du Bauhaus, ils n’en ont que davantage insisté sur l’«indétermination» du projet du Bauhaus. Barry Bergdoll, dans le New York Times, vient nourrir le fantasme du moment sur le Bauhaus, à savoir qu’il aurait été «universellement incompris». Selon lui, ce que personne ne comprend, c’est «l’immense diversité des formes, des idéologies, des opinions et des expériences». L’utilisation excessive du mot Bauhaus pour décrire n’importe quoi de vaguement moderne (comme celui du style «Eames» sur des sites de vente de seconde main, par exemple) nous empêche de «comprendre le peu de cohérence idéologique dont a pu faire preuve le Bauhaus». Pour Bergdoll, ce qu’il faut voir, c’est à quel point le mouvement était fragmenté à l’époque et qu’il «continue à muter et se multiplier depuis. Car le Bauhaus, en fin de compte, était une école, mais jamais un style statique ou un mouvement unidirectionnel». Sauf que si, c’est exactement ce qu’il était. Les auteurs qui ont du mal à accepter que le Bauhaus soit trop multiple pour être cerné peuvent, à l’instar de Juliet Koss, opter pour la voie théorique et dire que les travaux du Bauhaus «ont systématiquement refusé de postuler une position ferme de quelque nature que ce soit». Or, c’est tout le contraire. Si le style peut effectivement changer (le travail d’Itten est souvent différent de celui de Moholy), sur le plan idéologique (et bien que l’exprimant sous des formes diverses), l’école ne s’est jamais départie de son rejet du socialisme ni de son engagement en faveur du déterminisme biologique, le second venant justifier le premier. La célébration des anniversaires est bien souvent une corvée. Alors pourquoi ne pas, collectivement, décider de la boycotter?