Des forces progressistes sont aujourd’hui à la tête de plusieurs pays de l’Amérique Latine, dont les plus puissants… Mais ont-ils conquis le pouvoir pour autant ?
La gauche fait son retour en Amérique latine : Andres Manuel Lopez Obrador au Mexique depuis 2018, Alberto Fernandez en Argentine depuis 2019, Gabriel Boric au Chili et Xiomara Castro au Honduras depuis 2021, et plus récemment en 2022, Gustavo Petro en Colombie et Luis Ignacio Lula au Brésil. Cela rappelle la première « vague progressiste » de la fin des années 1990 et du début des années 2000. Pourtant, les récents événements au Pérou ou au Brésil témoignent des difficultés des forces de gauche : elles doivent répondre aux immenses besoins sociaux des populations et préserver leurs richesses écologiques tout en résistant aux attaques des oligarchies locales et de leurs puissants alliés internationaux. Les alliances entre les gouvernements progressistes, les classes populaires et les mouvements sociaux seront déterminantes pour décrocher des victoires sur tous ces fronts.
Pour comprendre les enjeux politiques actuels d’une Amérique latine en pleine effervescence, il nous faut nous pencher plus en détail sur les grandes contradictions qui la traverse : les inégalités économiques, la domination des États-Unis, les aléas de l’intégration régionale et la capacité d’action des organisations populaires et des secteurs sociaux en lutte.
D’arrière-cour des États-Unis à acteur de l’économie globale multipolaire ?
La place de l’Amérique latine dans la division internationale du travail ou, pour le dire autrement, dans l’architecture économique mondiale, n’a que peu évolué depuis les indépendances nationales au 19e siècle. Si, à l’époque, la hiérarchie économique mondiale a été dominée par les ex-États coloniaux européens, puis par les États-Unis, ce sont aujourd’hui les grandes entreprises multinationales qui définissent les rôles des différents pays, à travers leur production globalisée et le commerce entre les firmes. Malgré cette évolution (appelée parfois « nouvelle division internationale du travail »), les rôles restent sensiblement les mêmes : en haut de la hiérarchie, les économies occidentales spécialisées dans la production à haute valeur ajoutée et sièges des grandes firmes transnationales ; en bas, les économies extractives qui fournissent à la grande industrie, basée dans le Nord, travail bon marché, terres exploitables et matières premières.
En Amérique latine, cela se traduit par le fait que plus de la moitié des exportations est composée de produits primaires1, à savoir des produits non transformés et donc avec peu de valeur ajoutée2. Ce sont principalement les ressources énergétiques, par exemple du pétrole ou du gaz, des ressources minérales, notamment du fer ou du cuivre, ou les produits de l’agriculture non transformée, comme du soja. L’autre moitié des exportations est constituée de biens manufacturés3, mais qui sont eux aussi à faible valeur ajoutée ; on y retrouve des produits agro-industriels ou des biens destinés à l’industrie basée dans le Nord4 comme des métaux, des produits chimiques ou des pièces détachées pour l’automobile.
Dans les années 1950-1970, les secteurs les plus progressistes des élites latino-américaines avaient déjà tenté de modifier cette hiérarchie en appliquant une politique de substitution aux importations5 censée permettre le développement des forces productives et donc l’industrialisation des nations latino-américaines. Cette politique était inspirée notamment par les travaux de l’économiste argentin Raúl Prebisch. Mais, malgré quelques succès − temporaires − cette politique n’avait pas permis de dépasser la domination économique à laquelle était soumis le continent. D’autant que, dès les décennies 1980 et 1990, le néolibéralisme s’est imposé comme « la voie du développement », avec des effets ravageurs en termes d’inégalités sociales et de pauvreté, dus : en particulier à la privatisation agressive des services publics sous la direction autoritaire des organismes financiers internationaux, le FMI en tête. C’est d’ailleurs en opposition aux politiques néolibérales que s’est construite la première vague progressiste, initiée en 1998 avec l’élection d’Hugo Chavez au Venezuela.
Ce positionnement assigné à l’Amérique latine dans l’économie internationale s’est fait sous la contrainte des mêmes forces politiques qui l’avaient imposé jadis. Durant l’ère coloniale, les empires espagnols et portugais s’en étaient chargés. Au XXe siècle, les États-Unis ont pris le relais, ne lésinant sur aucun moyen pour maintenir leur domination et celle de leurs entreprises : coups d’État, présence militaire, « aides » massives à leurs alliés. Depuis la doctrine Monroe en 1823, les États-Unis considèrent la situation politique en Amérique latine comme une affaire de sécurité nationale. Ainsi, soit les États latino-américains se plient aux ordres de Washington, soit ils s’exposent à des mesures de rétorsion économiques ou militaires. Seule Cuba, depuis la révolution de 1959, a su maintenir une réelle souveraineté, d’où son rôle de pilier dans la gauche latino-américaine. Avec cependant un coût économique et social gigantesque pour sa population, qui subit depuis plus de soixante ans un embargo économique ravageur, privant l’île de l’accès à des médicaments, à des produits de consommation de base ou à des pièces détachées nécessaires aux services publics.
La mainmise de Washington sur la région semble néanmoins avoir perdu de sa vigueur, conséquence de son empêtrement au Moyen-Orient, mais surtout de l’émergence de nouveaux poids lourds économiques comme la Chine. Si l’on exclut le Mexique − dont le commerce avec le voisin du Nord représente plus des deux tiers du commerce total entre l’Amérique latine et les États-Unis − la Chine est devenue le premier partenaire commercial de la région6. Les investissements chinois en Amérique latine confirment cette tendance : ils continuent à croître de manière soutenue, mais surtout, et en particulier au cours de cette dernière décennie, ils s’orientent vers les secteurs manufacturiers et des services (transport, électricité ou services financiers) alors qu’auparavant ils se concentraient dans le secteur primaire7 (agriculture, pétrole, secteur minier).
Soit les États latino-américains se plient aux ordres de Washington, soit ils s’exposent à des mesures de rétorsion économiques ou militaires.
Bien que la relation de l’Amérique latine avec la Chine ne remette pas fondamentalement en question son rôle de fournisseur de matières premières, la présence économique chinoise dans la région accroît la marge de manœuvre des gouvernements, qui ne dépendent plus exclusivement des États-Unis. D’autant plus que, ces vingt dernières années, Pékin a largement financé la dette de certains pays de la région. En particulier ceux qui, comme le Venezuela, étaient frappés par les sanctions états-uniennes ou ceux qui, comme l’Argentine, étaient fortement endettés envers les pays occidentaux et qui ont trouvé dans le pays asiatique une alternative de financement. Bien que sa politique de prêts ait changé, ceux-ci allant à des projets concrets plutôt qu’à l’achat d’obligations d’État8, Pékin reste un créancier de poids dans la région.
En outre, au niveau politique, avec le retour de Lula à la tête du Brésil, la Chine peut à nouveau compter sur une des chevilles ouvrières du groupe des BRICS9, l’alliance stratégique des grands pays émergents, qui se constitue chaque jour un peu plus comme un contrepoids aux politiques de Washington dans la région et ailleurs.
L’élection du président de gauche Gustavo Petro à la tête de la Colombie10, jusque-là indéfectible et historique allié des États-Unis, montre la difficulté dans laquelle se retrouvent les États-Unis. Mis sous pression par rapport aux conséquences néfastes de leur politique de « guerre contre la drogue », au nom de laquelle ils ont fermé les yeux voire armé des milices d’extrême-droite pour combattre le narcotrafic, ils ont fait évoluer leur discours et promettent une nouvelle ère dans les relations bilatérales. Une intention dont on peut douter puisque, dans le même temps, au Pérou, ils viennent de soutenir l’éviction du président de gauche Pedro Castillo et qu’ils financent massivement les forces de sécurité qui aujourd’hui tirent sur la population en résistance.
Les hauts et les bas de cette hégémonie états-unienne n’empêchent pourtant pas que les processus démocratiques et émancipateurs latino-américains restent largement soumis aux aléas des politiques décidées à Washington. Mais la forte présence chinoise dans la région représente tout de même un changement fondamental dans les rapports de force globaux qui, à n’en pas douter, mettra l’Amérique latine au cœur de la rivalité entre Washington et Pékin.
Le danger d’extrême droite
La stabilité politique des sociétés latino-américaines – sur laquelle la gauche progressiste actuelle insiste fortement11 – est menacée par une autre tendance à l’œuvre sur plusieurs continents : le renforcement et la radicalisation de l’extrême droite. Souvent vue avec intérêt pour ses expériences politiques progressistes, l’Amérique latine actuelle fait face, comme d’autres régions du monde, à la revitalisation d’une extrême droite qui a su rallier des parts non négligeables de la population aux intérêts de la grande oligarchie : maintien des privilèges des classes aisées, opposition aux réformes redistributives, en particulier aux réformes agraires, attaques envers les droits sociaux, privatisation des services publics. Le saccage des institutions brésiliennes par des sympathisants de l’ancien président Jair Bolsonaro, en janvier dernier, n’en est que l’exemple le plus récent.
Paradoxalement, la puissance populaire de l’extrême droite latino-américaine est en partie le résultat de politiques sociales et d’emploi progressistes et du développement économique qu’elles ont entraîné, développement soutenu par l’extractivisme du début des années 200012. En effet, dans de nombreux pays de la région, les revenus des classes populaires ont sensiblement augmenté sous la combinaison de ces politiques, de la reprise en main par l’État de certains secteurs économiques ainsi que des prix élevés des matières premières, qui ont permis une certaine redistribution sociale13. Cette nouvelle classe moyenne, dont l’emploi reste précaire et qui n’a accès qu’à une sécurité sociale quasi absente, est aujourd’hui menacée par la crise économique qui touche le système capitaliste dans son ensemble. Abreuvée par un système médiatique puissant aux mains de quelques milliardaires, elle voit dans les demandes sociales des couches populaires pauvres, paysannes et racialisées, comme les peuples indigènes et les communautés afro-descendantes, une menace envers son nouveau statut social. C’est cette crainte qu’attise l’extrême droite. Cette stratégie de division des classes populaires, qui est la marque de fabrique de l’extrême droite partout dans le monde, vise en réalité à protéger les classes dominantes, à maintenir l’ordre établi et à bloquer les réformes sociales.
L’extrême droite, qui compte depuis longtemps sur l’appui des oligarques, des États-Unis, des médias et de certains secteurs des institutions de l’État ou du système judiciaire, peut maintenant s’appuyer sur de larges couches de la population. Elle est ainsi aujourd’hui capable de mobiliser ses sympathisants dans la rue, parfois massivement, afin de s’opposer à tout processus de transformation dirigé par ceux qu’ils appellent les « nouveaux communistes ».
De la difficile intégration continentale
Depuis l’époque du Libertador Simon Bolivar, les forces de gauches et populaires en Amérique latine ont toujours su que la réponse à la domination états-unienne et étrangère résidait dans l’unité des pays de la région. L’idée d’intégration latino-américaine a connu beaucoup de hauts et de bas. La dernière avancée en la matière est le résultat de la première vague progressiste, portée par le leadership du président vénézuélien d’alors, Hugo Chavez. À cette époque, les mouvements sociaux et syndicaux, alliés aux gouvernements progressistes fraîchement élus, ont réussi à s’opposer à la création de la Zone de libre-échange des Amériques souhaitée par Washington (ALCA pour ses initiales espagnoles) et à proposer la création de nouveaux traités et de nouvelles institutions autonomes. En 2004, l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) voit le jour, puis, en 2008, l’Union des Nations sud-américaines (UNASUR) et, en 2010, la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (CELAC). Ces institutions sont destinées à faire contrepoids à l’Organisation des États américains (OEA), qui est dominée par les États-Unis et qui est aujourd’hui encore le levier de l’interventionnisme états-unien dans la région14.
Pékin finance la dette de certains pays de la région frappés par les sanctions états-uniennes, comme le Venezuela par exemple.
Mais cette phase d’intégration, plus politique qu’économique, n’a pas résisté au retour de la droite dans de nombreux pays dès 2015. Cette année-là, Mauricio Macri est élu à la tête de l’Argentine puis, en 2016, la présidente du Brésil Dilma Roussef, successeure de Lula, est destituée, ce qui ouvre la voie à l’élection de Jair Bolsonaro en 2019. Enfin, en 2017, en Équateur, un tournant néolibéral est entrepris par le successeur de Rafael Correa, Lenin Moreno.
Cependant, le dernier sommet de la CELAC, qui s’est tenu en janvier 2023 à Buenos Aires, témoigne d’un renouveau bienvenu des institutions d’intégration latino-américaine, à l’heure où les tensions géopolitiques s’accumulent. En janvier de la même année, la rencontre entre les présidents brésilien et argentin vise à renforcer le rôle moteur des deux plus grandes économies d’Amérique du Sud dans l’intégration régionale, en particulier au sein du MERCOSUR, et annonce une nouvelle ère de collaborations.
L’intégration latino-américaine a certes besoin d’un récit politique novateur et mobilisateur, mais pour être ancrée durablement, elle a surtout besoin de coordination et de collaboration entre les différents États . Or, la transition écologique semble pouvoir constituer la matrice d’une nouvelle ère d’intégration, à travers le développement d’infrastructures communes et la mise en place de politiques socio-économiques poursuivant des objectifs communs et articulés.
C’est ce qu’a compris le président colombien Gustavo Petro, soutenu par son homologue brésilien récemment élu. Il propose une intégration continentale basée sur la défense de l’Amazonie, sur le développement d’une infrastructure verte, notamment énergétique, complétée par le renforcement de la Convention américaine des droits humains (pourtant produite dans le cadre de l’OEA), mais qui y inclurait de nouveaux droits, en particulier pour les femmes et l’environnement. Il propose en outre l’annulation de la dette des pays en voie de développement afin qu’ils disposent de ressources suffisantes pour s’adapter au changement climatique et en atténuer l’impact.
Faire de la protection de l’environnement et de l’écologie les moteurs de l’intégration régionale (et du positionnement géopolitique du sous-continent) semble devenir la marque du nouvel élan de la gauche latino-américaine. Beaucoup de pays de la région partagent en effet, au-delà d’une place similaire dans la division internationale du travail, une autre réalité commune : une grande richesse de faune et de flore – le Brésil et la Colombie étant les deux pays avec la plus grande biodiversité au monde – ainsi qu’une variété de paysages et d’écosystèmes qui en font des puissances écologiques mondiales.
La défense active du bassin amazonien devrait s’articuler sur une politique résolue contre la déforestation, en s’attaquant à ses moteurs principaux que sont les élevages extensifs, les monocultures intensives, le narcotrafic et l’exploitation minière illégale, ainsi que par un renforcement des communautés habitant le bassin amazonien, principalement indigènes, et par le développement d’une économie respectueuse de la nature. D’autant plus que la forêt en général est au cœur des négociations climatiques mondiales et que les propositions pour en développer les aspects marchands s’affirment davantage.
En effet, l’Amazonie, et plus largement le sous-continent sud-américain, sont au cœur des enjeux pour les monopoles occidentaux dans le cadre du capitalisme vert : exploitation de minerais nécessaires à la production de batteries, monétisation des espaces forestiers en tant que puits de carbone, production d’énergie verte, solaire ou éolienne, destinée à être exportée vers l’Occident. Une forme de néocolonialisme vert auquel les forces de gauche vont devoir faire face. Rappelons qu’en 2019, le gouvernement de gauche bolivien a été renversé sur fond de nationalisation du secteur minier, l’autorité putschiste recevant très rapidement le soutien des USA.
En fin de compte, sur le terrain environnemental, l’alliance entre les gouvernements et les populations affectées par les dégradations écologiques, et qui n’ont pas attendu l’action étatique pour défendre leur territoire contre un extractivisme destructeur, sera la clé de ce possible « futur vert » dont les contours se définiront au travers des rapports de force locaux, nationaux et internationaux.
Dans un contexte difficile et semé d’embûches comme celui de l’Amérique latine, le seul fait d’avoir pu élire des gouvernements progressistes est en soi déjà une grande victoire du mouvement populaire, une victoire contre les intérêts de l‘oligarchie, une victoire contre la propagande médiatique et une victoire contre la fraude électorale.
Ces victoires électorales populaires ont été le résultat d’une mobilisation puissante et d’une capacité à fédérer depuis la petite paysannerie, le mouvement ouvrier et le monde étudiant jusqu’au mouvement féministe, aux communautés indigènes ou afro-descendantes, à la jeunesse urbaine populaire ou de classe moyenne, et aux mouvements écologistes et de défense du territoire menacés par les politiques extractivistes.
Gustavo Petro propose une intégration continentale basée sur la défense de l’Amazonie et sur le développement d’une infrastructure énergétique verte.
Ainsi, les plateformes qui ont permis aux gouvernements progressistes de gagner la bataille électorale sont plus diversifiées et plus larges que jamais, intégrant une grande quantité d’acteurs sociaux venant de parcours militants divers et variés. C’est évidemment une grande force d’avoir su fédérer toutes ces énergies, mais cela représentera également un défi à l’heure où les contradictions de la prise du pouvoir se feront jour. Maintenir l’unité sera une tâche vitale pour le mouvement populaire.
Cette diversité exigera de nouvelles formes politiques, capables d’articuler les revendications qui sont communes à celles qui sont spécifiques, capables donc d’être ainsi des médiateurs entre des intérêts contradictoires. Au vu de l’affaiblissement de la légitimité des partis politiques traditionnels, y compris ceux de gauche, de nouvelles organisations doivent être capables d’articuler et de potentialiser la puissance mobilisatrice des mouvements sociaux et politiques, communautaires et sectoriels. D’autant que le rapport de force ne penche que légèrement en faveur des forces progressistes. Dans plusieurs pays, la victoire présidentielle, souvent obtenue de justesse, doit s’accommoder d’une position législative fragile qui peut permettre aux forces politiques traditionnelles de bloquer toute initiative.
Ainsi, au Pérou, depuis son élection à la présidence en 2021, Pedro Castillo a littéralement été empêché de gouverner par le Parlement. De nombreux ministres qu’il avait nommés ont été censurés et empêchés de prendre fonction. Le Parlement lui a même refusé de sortir du pays pour se rendre à différentes conférences internationales. Malgré ses concessions envers le Parlement, comme sur le choix des ministres, les attaques n’ont pas cessé. Au contraire, devant la faiblesse du Président, le Parlement s’est permis d’aller jusqu’à son éviction. S’il est vrai que les prérogatives du parlement péruvien sont singulières, elles rappellent d’autres événements comme la destitution de Dilma Roussef au Brésil ou plus récemment la condamnation de Cristina Kirchner en Argentine par une justice politiquement instrumentalisée.
Les conditions d’une alternative victorieuse
Face à l’agressivité des élites économiques et politiques établies, les gouvernements progressistes n’ont en fait qu’une seule solution : renforcer le mouvement populaire. Tenter d’amadouer la droite en lui faisant des concessions ne fera que radicaliser un peu plus ses demandes et précipitera la chute des gouvernements. L’expérience de ce qui s’est passé en Colombie en 2013 est importante : cette année là, Gustavo Petro avait été destitué de la mairie de Bogota par le procureur de la nation pour avoir voulu annuler la privatisation du service de ramassage des poubelles. Mais il avait pu compter sur une importante mobilisation populaire et avait retrouvé son poste. Cela a fait de lui, qui aujourd’hui préside aux destinées du pays, un véritable défenseur du pouvoir populaire. Et cela se traduit par des politiques favorables aux organisations populaires. Que ce soit pour la réforme rurale en cours, avec la création de la Convention nationale paysanne, ou pour la définition du nouveau Plan national de Développement, le gouvernement colombien favorise la mise en place d’instances de décisions et d’élaboration populaires des politiques publiques au travers de dialogues régionaux, contraignants pour le pouvoir.
En 2019, le gouvernement bolivien a été renversé sur fond de nationalisation du secteur minier, l’autorité putschiste recevant très rapidement le soutien des USA.
Ces initiatives, essentielles, traduisent concrètement le rapport entre les politiques publiques et le mouvement social, entre la puissance d’État et l’autonomie des mouvements populaires. Cette question, au cœur de tous les processus de transformation et dont les aléas définissent en grande partie le sort des expériences progressistes, se pose donc, en Colombie comme ailleurs dans le sous-continent, sous une nouvelle forme à construire.
L’État pourra s’appuyer aussi sur les mouvements féministes dans des sociétés toujours très patriarcales. L’émergence des organisations féministes représente en effet un atout crucial et un potentiel de mobilisation très important. Nombreux sont d’ailleurs les gouvernements progressistes qui ont été élus grâce à la forte participation des femmes. Face à une extrême droite en pleine ascension, la voix des femmes n’en sera que plus importante. Alors qu’elles représentent souvent le cœur de la communauté, du monde associatif, les femmes pourraient devenir rapidement le cœur de la politique.
Les mouvements devront également penser et construire une alternative médiatique aux puissants outils de propagande que sont devenus les médias mainstream et les réseaux sociaux, détenus majoritairement par des milliardaires, états-uniens notamment. Cette tâche, encore balbutiante, mais qui peut s’appuyer sur un réseau relativement dense et diversifié de médias communautaires et alternatifs, est urgente ; il ne se passe en effet pas un jour sans que les grands médias ne tentent de déstabiliser les gouvernements progressistes en place.
Enfin, la gauche politique doit s’ancrer à nouveau dans le mouvement populaire. En effet, comme en Europe, il existe une distance entre une gauche urbaine et intellectuelle et la réalité des plus marginalisés de la société, la jeunesse, les paysans et paysannes, les ouvriers et ouvrières. La gauche n’est pas à l’abri d’interprétations erronées, comme on a pu le constater lors du coup d’État en Bolivie : certains secteurs progressistes, ne comprenant pas immédiatement la nature de ce qui se déroulait ont, involontairement dans la plupart des cas, contribué à la justification du renversement d’Evo Morales par les forces réactionnaires.
L’émergence des organisations féministes représente un atout crucial et un potentiel de mobilisation très important.
En féminisant et en prolétarisant la gauche, ainsi qu’en construisant des outils d’information populaires, la lutte pour l’hégémonie politique – c’est-à-dire contre le néolibéralisme et l’extrême droite – n’en sera que plus puissante. La bataille pour imposer une perspective progressiste du développement économique, social et culturel pourra emmener avec elle une plus large frange de la population.
En définitive, même si l’on aborde le sujet sous l’angle géopolitique, les possibilités qui s’ouvrent pour les forces progressistes en Amérique latine dépendront bien sûr d’une forte intégration régionale des forces progressistes, mais aussi, et surtout, de leur pérennité nationale. C’est en s’attaquant l’un après l’autre aux bastions de la gauche latino-américaine, au Venezuela, au Brésil, en Équateur ou en Bolivie que la droite et l’extrême droite, soutenues par les intérêts occidentaux, ont entravé la vague progressiste du début du millénaire. Aujourd’hui, la force de résistance de la gauche dépendra de sa capacité à faire alliance entre gouvernements et mouvements, à initier un parcours de longue haleine d’accumulation de forces et de gains d’espaces de pouvoir. En ce sens, chaque pays représente un champ de bataille qui doit être gagné et défendu. Ce sera d’autant plus compliqué que les gouvernements progressistes reprennent en main des États gangrenés par la corruption, proches du défaut de paiement, touchés de plein fouet par la crise économique et écologique. Dans ce contexte, répondre aux demandes sociales, ouvrir de nouveaux droits ou développer les forces productives sont autant de défis, sans parler de changer les rapports de force globaux. Des défis qui ne pourront être surmontés que par la force transformatrice issue de l’union de classe des communautés marginalisées, des paysans et paysannes et des autres travailleurs et travailleuses qui ont tout à gagner à ces changements, que ce soit en Amérique latine ou dans le reste du monde.
Footnotes
- « Perspectivas del comercio internacional de America latina y el Caribe », CEPAL/Naciones Unidas, 2023.
- La valeur ajoutée correspond à la richesse produite lors du processus de production ; elle traduit le supplément de valeur donnée par le travail aux biens et services entrant dans le processus de production.
- CEPAL/Naciones Unidas, idem.
- Le Mexique est un cas emblématique au vu de son secteur manufacturier important mais dont la production est quasi exclusivement tournée vers l’industrie états-unienne, en particulier dans ses célèbres maquiladoras (type d’usine, souvent filiale d’une firme étrangère, qui assemble à bas coût des produits d’exportation).
- Ce modèle, basé sur des barrières tarifaires et non tarifaires, vise à protéger l’industrie des économies en développement de la concurrence internationale afin qu’elles soient en mesure de remplacer progressivement les produits qu’elles importent par une production nationale.
- Gilbert, Rosati et Bronner, « How China Beat Out the U.S. to Dominate South America », Bloomberg, 2022 et Ang, « China’s Growing Trade Dominance in Latin America », Visual Capitalist.
- Ding, Di Vittorio, Lariau, Zhou, « Chinese investment in Latin America : sectoral complementarity and the impact of China’s rebalancing », IMF Working Paper, 2021.
- Moreno, « China changes its Latin America lending practices », VOANews, 2022.
- Acronyme qui désigne un groupe de cinq pays – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – qui se réunissent en sommets annuels depuis 2011.
- Sebastian Franco, « Victoire populaire historique en Colombie », GRESEA, 2022.
- À la différence des gauches des années 1960/1970 qui préconisaient souvent le renversement radical des pouvoirs oligarchiques nationaux.
- Pour approfondir, lire : Natalia Hirtz, « L’interventionnisme d’État en Amérique latine : flux et reflux », GRESEA, 2017.
- Isabel Diaz, « Pensar las clases medias desde América Latina : una actualización de viejos debates », UNAM, 2022.
- Comme par exemple dans le coup d’état contre Evo Morales en Bolivie en 2019 ou très récemment avec l’appui de l’OEA à la mise à l’écart de Pedro Castillo au Pérou.