Article

La polycrise et les défis de la gauche

Peter Mertens

+

 

—16 mars 2023

Version PDF

Aujourd’hui, peut-être même plus qu’en 1848, le monde est à l’aube de grands changements. L’ère de la mondialisation capitaliste dominée par les États-Unis touche à sa fin et le monde se divise brusquement en de nouveaux pôles.

Il y a 175 ans, Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient à Bruxelles le Manifeste du parti communiste, l’un des écrits politiques les plus influents de l’histoire moderne.

En janvier 2023, 175 ans plus tard, perchés dans les Alpes suisses, des banquiers, de grands industriels, des politiciens de premier plan, des milliardaires et des lobbyistes se réunissaient à l’occasion du Forum économique mondial de Davos. Un entre-soi au plus haut niveau, une fusion entre les grandes entreprises et le monde politique.

À cette occasion, le directeur du Forum a déclaré : « 80 % des experts pensent que nous sautons d’une crise à l’autre ». Selon lui, nous vivons une « polycrise ». Une polycrise, c’est l’interaction entre plusieurs crises : une crise économique (inflation et récession), une crise environnementale (climat et pandémie) et une crise géopolitique (guerre et division internationale).

Aujourd’hui, peut-être même plus qu’en 1848, année de parution du Manifeste, le monde est à l’aube de grands changements. L’ère de la mondialisation capitaliste dominée par les États-Unis touche à sa fin et le monde se divise brusquement en de nouveaux pôles. Et cela met la gauche face à des défis majeurs. Le temps est venu pour elle de se régénérer, d’oser reprendre une position de classe et de se tourner résolument vers la jeunesse.

La première lutte de classe économique de cette nouvelle ère

Des chefs de gouvernement et des responsables de banques centrales s’évertuent à convaincre le monde entier que tout va bientôt revenir à la normale, que nos économies vont retrouver leur niveau d’avant la pandémie.

Mais ce n’est pas le cas. Tout indique le contraire : la Great Moderation, cette période d’inflation faible et d’activité plus ou moins stable, est derrière nous. Les trois principaux centres économiques (les États-Unis, la Chine et l’Europe) traînent la patte. Un tiers de l’économie mondiale pourrait bien entrer en récession cette année.

Aujourd’hui, sauver le système par l’endettement, comme cela avait été le cas lors des crises des banques et du coronavirus, n’est plus une option.

Peter Mertens est secrétaire général du PTB et député fédéral. Sociologue de formation, il est l’auteur de plusieurs best-sellers politiques tels que Ils nous ont oubliés (2020), Au pays des profiteurs (2016) et Comment osent-ils ? (2011).

Pendant des années, la Chine a été la locomotive de la croissance d’une économie mondiale en perte de vitesse. Mais la locomotive chinoise ralentit. En cause : la fin de la bulle immobilière, des dysfonctionnements au niveau des chaînes d’approvisionnement et l’évolution erratique de la pandémie. « Pour la première fois en 40 ans, la Chine n’apportera pas de croissance supplémentaire au monde », déclare la directrice générale du Fonds monétaire international.

L’économie mondiale ne s’est jamais vraiment remise de la crise de 2008. L’élite financière a renfloué les banques privées, avant de répercuter les coûts de l’opération sur les travailleurs par des mesures d’austérité draconiennes. Les banques centrales du monde capitaliste ont injecté des milliers de milliards d’argent frais dans le système. La plus grande partie de cet argent prétendument « gratuit » a abouti sur les comptes des grandes entreprises, accélérant encore l’endettement et la spéculation.

Un an avant l’arrivée du Covid-19, une nouvelle récession était déjà en vue. L’Allemagne était alors le premier pays européen à présenter un taux de croissance négatif. Lorsque le coronavirus est apparu, le patient était déjà malade. Et tout le monde sait qu’un patient malade a moins de résistance. Il a fallu envoyer en urgence l’économie aux soins intensifs et la mettre sous perfusion. Une nouvelle injection de fonds publics à haute dose lui a évité le pire. Des centaines de milliards d’euros de plans de sauvetage et d’aides directes ont précipité les États dans l’endettement.

Il s’agissait avant tout d’empêcher les grandes entreprises de plonger. Les monopoles, compagnies aériennes, constructeurs automobiles et autres géants ont bénéficié de reports de paiement, de garanties et de tonnes de subsides. Pendant ce temps, une foule de gens ordinaires et de petits indépendants n’arrivait plus à boucler ses fins de mois.

Nous n’étions pas encore sortis de la pandémie que les prévisions de « reprise généralisée » pour 2021 affluaient déjà. Mais elles ne se sont jamais véritablement vérifiées, en raison des dysfonctionnements paralysants des chaînes d’approvisionnement mondiales. Les prix, quant à eux, étaient en constante hausse, des mois avant que n’éclate la guerre en Ukraine.

Cette guerre a été un deuxième coup dur. Le patient malade, qui ne s’était pas vraiment rétabli, a développé des complications. Les sanctions et contre-sanctions économiques nous ont contraints à revoir totalement notre approvisionnement énergétique. La soif de profit des grands monopoles a fait exploser les prix de l’énergie et des denrées alimentaires. L’approvisionnement en céréales d’un grand nombre de pays du Sud est désormais compromis. Les gouvernements ont été mis sous pression pour ouvrir grand les vannes de leur budget militaire.

Aujourd’hui, sauver le système par l’endettement, comme cela avait été le cas lors des crises des banques et du coronavirus, n’est plus une option. L’ensemble du système financier est donc confronté à un énorme test de résistance.

En effet, les sirènes de l’inflation retentissent partout aujourd’hui. Et même si les hausses de prix de plus de 10 % semblent derrière nous, les prix de l’énergie ne vont pas revenir à leur niveau antérieur. Pendant ce temps, les prix des denrées alimentaires vont continuer à augmenter. Les monétaristes veulent lutter contre l’inflation en limitant la masse monétaire et en laissant les taux d’intérêt augmenter. La politique de « l’argent gratuit » n’est donc plus d’actualité. Du fait de l’extrême faiblesse des taux d’intérêt, depuis 15 ans, l’endettement, tant public que privé, a atteint des sommets intenables. Le Forum économique mondial estime que la Tunisie, l’Argentine, l’Égypte, le Ghana, le Kenya, le Pakistan et la Turquie risquent de faire défaut à court terme. Les pays du Sud sont donc les premières victimes de ce climat de crises.

Lorsque les chars russes ont envahi l’Ukraine, l’hystérie de guerre en Europe était un peu comme celle de la Première Guerre mondiale en 1914.

Une fois de plus, on voudra faire payer la facture à la classe travailleuse ainsi qu’à l’hémisphère sud. C’est une guerre des classes imposée d’en haut. Une nouvelle tendance générale à l’austérité s’annonce. Quatre décennies de néolibéralisme ont eu un impact extrêmement négatif sur les salaires réels. La réduction salariale d’une part et les profits phénoménaux de l’autre ont produit un énorme transfert entre le travail et le capital. La lutte pour bloquer les prix et augmenter les salaires est la première lutte de classe économique de cette nouvelle ère.

Un monde bipolaire n’est pas la seule option possible

Pendant la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique, la Chine était encore un outsider. Dans les années 1960, elle n’était alignée sur aucun des deux camps et se montrait parfois plus critique envers Moscou qu’envers Washington. Jusqu’à la normalisation avec les États-Unis en 1971, elle a dû chercher à se développer au sein de ses propres frontières, déconnectée du reste du monde.

Dans les années 1970, la Chine a commencé à attirer les capitaux étrangers et, à la fin des années 1990, son économie était largement intégrée au système capitaliste mondial. Elle importait des matières premières, exportait des produits manufacturés et des services, et était de plus en plus active dans le commerce extérieur. La nouvelle Route de la soie commençait à prendre forme. Durant cette période, Washington et Pékin se complétaient, malgré leurs rivalités. La Chine s’est rapidement industrialisée, tandis que les États-Unis financiarisaient leur économie, deux processus complémentaires. Fin 2001, la Chine est devenue membre de l’Organisation mondiale du commerce.

C’est le président étasunien Barack Obama qui a mis un terme à ce développement en parallèle. Son Pivot to Asia ciblait explicitement Pékin, et la menaçait d’une guerre commerciale. Il voulait ainsi empêcher la Chine d’être complètement autonome sur le plan technologique et d’être en mesure de menacer l’hégémonie des États-Unis. Après Obama, Donald Trump a poursuivi la guerre commerciale en décrétant toute une série de mesures protectionnistes.

Le gouvernement Biden a encore accentué la pression en octobre 2022 et a lancé une guerre technologique contre la Chine. Il a interdit les exportations vers la Chine de circuits intégrés avancés, c’est-à-dire de puces, de la technologie pour les concevoir et des machines pour les fabriquer. Il entend bien couper Pékin du futur de la haute technologie et des puces de dernière génération, nécessaires, entre autres, à l’intelligence artificielle et aux systèmes d’armement avancés.

Ces guerres commerciales et technologiques creusent encore davantage le fossé dans le système commercial mondial actuel. Pour assurer leur position dans les chaînes industrielles mondiales, la Chine et d’autres économies émergentes vont devoir établir un système commercial international distinct de l’ancien système dominé par les États-Unis. Ainsi, la nouvelle guerre froide marque également la fin d’une période de mondialisation capitaliste débridée depuis les années 1990.

Entre-temps, de plus en plus de pays optent pour une destinée indépendante. La grande majorité des pays s’opposent à la guerre de la Russie contre l’Ukraine, à juste titre. Mais, en dehors de l’Occident, peu de pays sont disposés à suivre la politique de sanctions imposée par Washington. Il s’agit d’un changement sans précédent, en quelque sorte d’une révolte des pays non occidentaux contre l’ordre établi. Un nouveau groupe de « pays non alignés » n’est plus disposé à jouer le jeu des États-Unis.

Ainsi s’achève le bref règne d’un « monde unipolaire », aux règles dictées par les États-Unis au travers d’une « mondialisation » contrôlée de l’économie, avec le dollar en tant que moyen de paiement international. Mais, alors que de nombreux pays du Sud n’acceptent pas de prendre parti, l’Union européenne semble de plus en plus dépendante des États-Unis. Biden semble acculer dans un coin du ring Ursula Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne.

La guerre en Ukraine coûte excessivement cher. En Allemagne, 80 ans d’histoire ont été inversés en quelques semaines. Le pays investit plus de 100 milliards d’euros dans le domaine militaire et achète en masse de nouveaux armements. Pas à un autre pays européen, mais bien aux États-Unis, où l’industrie de l’armement est florissante. Une fois que les digues ont été rompues en Allemagne, d’autres pays ont suivi : la France, la Pologne, la Lituanie, le Danemark, la Suède et la Belgique. Tous ont augmenté leurs dépenses militaires et achètent de nouveaux équipements aux États-Unis. Pour financer cela, ils coupent dans toute une série de projets d’investissement public et gèlent les salaires. Une guerre militaire à l’extérieur et une guerre sociale à l’intérieur : ce sont les deux faces d’une même médaille.

Ce ne sont ni les marchés ni les actionnaires qui ont fait tourner le monde ; ce n’est pas la bourse qui a fait fonctionner la société ; c’est la classe travailleuse.

Les États-Unis ont forcé les Européens à rompre les contrats gaziers conclus avec Moscou et à chercher des alternatives. Notamment le gaz de schiste étasunien, extrêmement cher. Cet automne, le prix d’un chargement transatlantique de gaz liquéfié étasunien par bateau citerne a atteint entre 200 et 300 millions d’euros au lieu des 60 millions précédemment. Tandis que les monopoles du secteur de l’énergie des États-Unis se remplissent les poches, l’industrie européenne souffre. À cause de leur embargo sur les puces imposé à la Chine, les États-Unis handicapent également les entreprises européennes de haute technologie, telles que ASML aux Pays-Bas et Carl Zeiss en Allemagne.

Mais pour Washington, ce n’est toujours pas assez. Le gouvernement injecte des montants astronomiques dans un nouveau protectionnisme. Avec l’Inflation Reduction Act, Biden va subventionner les entreprises à hauteur de 370 milliards de dollars au cours des neuf prochaines années. Ce « programme de protection du climat », comme l’appelle le gouvernement étasunien, prévoit des incitations massives à l’achat de voitures électriques et de batteries fabriquées aux États-Unis.

Et vu les prix prohibitifs de l’énergie en Europe, on peut comprendre pourquoi des entreprises grandes consommatrices d’énergie et des géants de la chimie tels que BASF et Tata Chemicals envisagent de transférer une partie de leur production aux États-Unis. Le fabricant suédois de batteries Northvolt pourrait également mettre en veilleuse ses projets d’expansion en Allemagne pour investir davantage aux États-Unis, Washington est prête à le subventionner grassement pour cela. Les États-Unis exacerbent la désindustrialisation du continent européen, sans même s’en cacher. Et l’Europe réagit mollement, voire pas du tout. Bruxelles court de plus en plus derrière Washington.

Les plaques tectoniques du monde s’entrechoquent. Dans un avenir proche, deux des trois plus grandes économies de la planète seront asiatiques : la Chine et l’Inde. Lorsqu’une puissance émergente met sous pression l’hégémonie régionale ou internationale d’une puissance établie, comme le fait la Chine aujourd’hui, cela peut mener à ce qu’on appelle un « piège de Thucydide », une guerre préventive de la puissance établie contre la puissance émergente. Ce qui ébranlerait bien évidemment le monde. Mais le système d’endettement actuel pourrait également le faire vaciller. Que se passerait-il si la Chine n’était plus capable, plus autorisée ou plus désireuse de participer au système généralisé de la dette ? Que se passerait-il alors ?

Pourtant, le monde bipolaire n’est pas la seule option possible. La Chine elle-même n’appelle pas à un monde bipolaire. Elle veut poursuivre sa propre voie de stabilité et continuer à prendre part au commerce mondial. Ailleurs dans le monde, de nombreuses forces aspirent également à leur propre développement et souhaitent un monde multipolaire. Nous soutenons cette voie pour relever les grands défis du troisième millénaire, à savoir la paix, la lutte contre les inégalités, la dégradation du climat, la santé mondiale.

Des principes forts et de la souplesse

Les crises ne provoquent pas automatiquement une prise de conscience sociale ou un glissement vers la gauche. Nous le savons.

Beaucoup de gens, en quête de sécurité, ont tendance au repli sur soi. Souvent, les cadres de pensée émancipateurs disparaissent, de même que les perspectives. C’est un terreau idéal pour le pessimisme et le défaitisme que toutes sortes de charlatans d’extrême droite aiment labourer en se présentant comme le nouveau Messie.

Ce n’est pas une période facile pour la gauche. Elle a toutefois de nombreuses possibilités pour peu qu’elle ose se redynamiser, repartir de ses principes, se montrer souple, faire appel à la classe travailleuse et se tourner vers les jeunes. C’est ainsi que nous voyons les choses, à partir de notre humble expérience dans un petit pays d’Europe. Un petit pays d’où viennent non seulement le saxophone et les Schtroumpfs, mais qui héberge aussi le siège de l’Otan et celui de la Commission européenne.

Notre parti, le PTB, s’est considérablement développé au cours des dix dernières années. Depuis le Congrès du renouveau en 2008, il est passé de 2 800 à 25 000 membres. Avec 8 % des voix au niveau national, nous occupons douze sièges au Parlement fédéral et un siège au Parlement européen. Dans le contexte européen, de tels progrès font plutôt figure d’exception pour un parti marxiste.

La culture politique de cour qui prévalait en Belgique jusqu’ici est sens dessus dessous. Soudainement, des marxistes sont au Parlement et ils menacent la culture de l’entre-soi. Et toute cette culture concourt à tenter de domestiquer les partis rebelles. Les parlementaires sont rémunérés de manière disproportionnée en partant du principe qu’en devenant dépendants des structures de pouvoir, ils seront moins enclins à les dénoncer et à les changer. La pression est forte pour se terrer dans la petite bulle parlementaire, entre universitaires, en costume-cravate, entre pairs, à se complaire dans son propre droit, bien loin du monde réel.

Comment y faire face ? Nous partons du principe que seul un processus d’action sociale, d’organisation et de sensibilisation sera à même de changer le rapport de force sur le terrain. Tous nos cadres et tous nos députés doivent passer au moins la moitié de leur temps sur le terrain, dans le monde réel. Le travail parlementaire se fait en fonction de la lutte sociale et non l’inverse. Nos cadres et nos députés vivent également tous avec un salaire médian d’ouvrier et reversent le surplus de leurs revenus au parti. Parce que comme nous le disons : « Il faut vivre comme on pense, sinon on finit vite par penser comme on vit. »

Dès lors que toutes les distinctions de classe ont été mises au rancart, c’est la porte ouverte à toutes sortes de débats identitaires dans le discours dominant.

Un point qui est peut-être plus important encore : ce n’est pas le groupe parlementaire qui prend les décisions dans notre parti. Ce n’est pas le groupe parlementaire qui élabore notre position sur la pandémie, sur la crise énergétique ou sur la guerre. Ce sont les organes élus du parti qui le font, après un débat approfondi. Les parlementaires ne sont pas « au-dessus » des autres militants du parti ; ils sont au service du parti. C’est une question de principe.

Pour nous, dans un monde où les clameurs de la droite tentent de noyer tout le reste, la gauche ne peut avancer que si elle part de quelques ancrages ou principes de gauche solides. Pour cela, il est fondamental de procéder systématiquement à une analyse approfondie de la situation, une analyse concrète avec une perspective marxiste. Sauter cette étape amène à courir comme une poule sans tête.

Adopter une position de classe, c’est la base.

Ce n’est pas toujours facile. Lorsque les chars russes ont envahi l’Ukraine, tout le monde a dû prendre position. Le droit à se défendre contre toute ingérence extérieure existe. Bien sûr, les hostilités avaient déjà commencé en 2014 mais cela ne change rien au fait que l’agression russe est contraire à tout le droit international. Cependant, il est aussi rapidement apparu que la guerre avait deux visages : il s’agissait d’une guerre défensive contre l’invasion russe d’une part, et d’une guerre par procuration des États-Unis et de l’Otan contre la Russie, d’autre part. Cette guerre par procuration fait basculer la situation. Au début, la guerre a déclenché une hystérie collective en Europe : tout le monde devait suivre aveuglément les ordres du Pentagone. Tout autre point de vue était raillé et marginalisé. C’était un peu comme lors de la Première Guerre mondiale en 1914, lorsque tout le monde devait approuver les crédits de guerre.

Dans de tels moments, il est particulièrement important de procéder à une analyse approfondie et de prendre le temps et l’espace pour mener un débat serein au sein du parti. C’est sur cette base que nous avons décidé de ne pas approuver les budgets supplémentaires pour l’armée. Nous avons voté contre la politique de sanctions et contre les livraisons d’armes. Et nous avons soutenu activement le développement du mouvement pour la paix, « Europe for Peace ». Nous étions souvent isolés au Parlement. Mais il vaut mieux aller à contre-courant à court terme que d’aller à l’encontre de l’histoire à long terme.

Cela m’amène directement à notre deuxième principe : faire preuve de souplesse. Parce que si avoir des principes est essentiel, cela ne suffit pas. En ne s’en tenant qu’à des principes, on devient rigide. Il ne suffit pas d’avoir raison, il faut aussi convaincre et changer les choses.

La question de la guerre est vitale. Des pressions ont été exercées sur notre parti pour qu’il vote malgré tout en faveur des résolutions, pour qu’il «  ne s’isole pas » et pour qu’ il « ne laisse pas détruire tout ce qui a été construit ces dernières années ». C’est dans de telles situations qu’il est important de garder la tête froide et de pouvoir compter sur une solide unité du parti quant à ses principes. Mais cela ne suffit pas. Nous ne pouvons pas nous contenter de nous asseoir et de proclamer de « grandes vérités ». Ce n’est pas comme ça que ça marche.

Selon certains, on n’est jamais assez à gauche. Ils passent alors leur temps à nous dire de faire ceci et cela. Mais on ne répond pas à la pression de la droite par « des grandes vérités de gauche ». C’est par le débat, l’argumentation, l’éducation que l’on y répond. En se montrant convaincant, en faisant preuve d’écoute et de patience, sur la base d’une solide position de classe qui nous est propre. La gauche, pensons-nous, doit devenir maître dans l’art de faire bouger les esprits autant que les cœurs. Mind et soul. C’est le cas quand les gens font leurs propres expériences, quand ils prennent quelque chose à cœur, quand ils se mettent en mouvement, s’organisent et luttent. Il est donc essentiel de tenir compte du rapport de force existant, du niveau de conscience.

En Europe, la guerre et la spéculation ont entraîné une forte hausse des prix de l’énergie. C’est ce que les gens ressentent au quotidien. Nous appelons à retirer le secteur de l’énergie des mains des monopoles, qui imposent aujourd’hui des prix exorbitants et rendent impossible toute véritable transformation verte. Nous militons en faveur de cette transformation. Mais, en même temps, nous avons aussi ouvert des « guichets de l’énergie » à l’attention des gens qui ont des difficultés avec leurs factures d’énergie. Là, nous tentons de les aider, très concrètement, et recherchons de préférence des solutions collectives. Cette aide concrète renforce également notre campagne politique.

Classe travailleuse et jeunes

La dernière question est celle des forces du changement. Sur quelles forces nous appuyons-nous pour forcer le changement ? La classe travailleuse, ont écrit Marx et Engels dans leur Manifeste. Aujourd’hui, le monde est beaucoup plus industrialisé qu’à l’époque. Nous pensons qu’il est temps de repartir fièrement d’une politique de classe.

Avec la crise du coronavirus, il est devenu clair que ce ne sont ni les marchés ni les actionnaires qui ont fait tourner le monde ; ce n’est pas la bourse qui a fait fonctionner la société ; ce n’est pas la classe des baratineurs qui a tiré les marrons du feu. C’est la classe travailleuse : celles et ceux qui vendent leur travail contre un salaire, qui travaillent dans les fermes et dans les champs, qui transforment la viande, qui distribuent les marchandises avec des camions et des trains, qui chargent et déchargent les navires, qui réassortissent les rayons, qui livrent les colis, qui organisent les soins.

La jeunesse n’est pas freinée par la force de l’habitude, par la routine ou par le poids du passé.

Mais la classe travailleuse a été aussi vite oubliée que le coronavirus. Et la politique de classe aussi. Pour nous, un parti de gauche doit donner une place centrale dans ses rangs ainsi que dans sa direction aux ouvrières et ouvriers. Et fonder sa politique sur l’intérêt de classe de la classe travailleuse au sens large. Selon nous, cela devrait être une évidence, mais ce n’est pas le cas.

De plus en plus de mouvements font l’impasse sur toute analyse économique. Ne parlent plus de « classe travailleuse », mais seulement du « centre » et de la classe prétendument « moyenne  ». Finie l’analyse de classe, finie la production, fini l’atelier et finis les héros de la crise du coronavirus. Et, dès lors que toutes les distinctions de classe ont été mises au rancart, c’est la porte ouverte à toutes sortes de débats identitaires dans le discours dominant. Toutes les contradictions possibles, réelles ou imaginaires, sont attisées et, avant même de s’en rendre compte, les gens du peuple se traitent de tous les noms.

Nous pensons qu’il est temps de reprendre une position de classe. Il serait absurde d’abandonner la working class aux trumpistes, bolsonaristes, voxiens ou à n’importe quels autres joueurs de flûte de Hamelin. Oui, nous combattons le racisme, oui nous combattons le sexisme, oui nous condamnons toute forme d’exclusion. Mais nous le faisons toujours dans l’optique de renforcer et de consolider la force de frappe et l’unité de la classe travailleuse. Une classe travailleuse divisée ne peut pas gagner. Ni dans le passé, ni aujourd’hui.

Pour nous, la classe travailleuse n’est pas la seule à être centrale. Il y a aussi la jeunesse. Vivre, c’est vieillir, c’est une loi de la nature. Mais, en même temps, votre organisation, parti, syndicat ou mouvement social ne doit pas vieillir. Il faut donc y remédier activement.

La jeunesse porte l’avenir en elle. La jeunesse n’est pas freinée par la force de l’habitude, par la routine ou par le poids du passé. L’enthousiasme de la jeunesse est libérateur, source d’engagement et de contestation. Les jeunes ne sont pas encore casés dans une situation familiale spécifique. Ils ont le courage de défier ce qui semble immuable. Ce n’est pas un hasard si la jeunesse a joué un rôle important dans de grands mouvements de masse du vingtième siècle. Pensez à à la résistance antifasciste, à la lutte contre le colonialisme, à la révolution cubaine, au mouvement contre la guerre du Vietnam, au mouvement pour les droits civiques, au mouvement de Mai 68, à Occupy Wall Street, à Black Lives Matter, aux grèves mondiales des vendredis pour le climat…

Nous avons besoin de la jeunesse pour apprendre d’elle. Apprendre de son énergie, de son enthousiasme et de ses techniques d’organisation et de communication. Aujourd’hui, nous sommes en pleine quatrième vague industrielle. Intelligence artificielle, réseaux dynamiques, robotisation omniprésente, etc. Au cours des dix mille ans de développement technique depuis la révolution agricole, les générations plus âgées ont patiemment transmis leurs connaissances et leur expérience aux jeunes générations. Mais les enseignements d’aujourd’hui sont souvent dépassés 20 ans plus tard. Tout change si vite que les adolescents doivent apprendre à leurs parents les dernières techniques numériques. Une telle situation est inédite et source d’un grand désarroi, mais cela place les jeunes au premier plan de cette évolution tumultueuse.

Socialisme 2.0

Sur cette planète, beaucoup de gens cherchent une réponse juste, sociale et écologique à la polycrise. Plus la volonté qu’ont les différents mouvements de concrétiser leurs aspirations de progrès social grandit, plus ils se heurtent aux limites du système capitaliste. Nous croyons que le socialisme est nécessaire, pour assurer un épanouissement social, écologique et démocratique durable et profond. Le socialisme est nécessaire pour ancrer durablement le changement, pour faire des problèmes des gens et de l’environnement la priorité, pour donner les commandes de la société à celles et ceux qui créent la richesse. Le socialisme 2.0 est notre alternative à un monde dans lequel prime l’être humain et pas le profit, un monde qui fonctionne à l’échelle humaine et non à l’échelle du profit.

Version légèrement abrégée du discours que Peter Mertens a tenu lors de la conférence internationale For World Balance à La Havane, le 25 janvier 2023.