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La seule véritable rupture est une rupture par rapport au marché

Jo Cottenier

—23 juin 2020

La gauche authentique pense aussi qu’« il ne faut jamais gaspiller une bonne crise ». Cependant, l’apparente résurgence de l’État et le Green Deal n’impliquent pas une rupture avec le libre marché.


La pandémie a sérieusement ébranlé bien des certitudes politiques. Il suffit de penser à l’enthousiasme avec lequel les plus fervents libéraux approuvent les nombreuses mesures (souvent coûteuses) mises en place par les gouvernements. Monétaristes et fanatiques des coupes budgétaires en tout genre ne s’attardent plus sur un million de plus ou de moins. Même l’ancien ministre des finances, Johan Van Overtveldt (N-VA), qui ne jurait pourtant que par l’équilibre budgétaire, a récemment déclaré : « Cela peut sembler un peu bizarre de ma part, mais ce n’est pas le moment de nous préoccuper de l’augmentation du déficit ».

La « main invisible » du marché a été incapable de fournir du matériel de protection de base.

Pour stimuler l’économie, le FMI promet une ligne de crédit de 1 000 milliards de dollars, les États-Unis injectent 2 000 milliards de dollars dans l’économie et la BCE verse 750 milliards d’euros supplémentaires d’argent frais aux institutions financières. Partout dans le monde, les entreprises bénéficient de reports d’impôts et de cotisations sociales, ainsi que de crédits-relais garantis par l’État : 500 milliards d’euros en Allemagne, 300 milliards d’euros en France et 50 milliards d’euros en Belgique. Le gouvernement belge a approuvé des mesures de soutien et des reports de paiement pour un total de 8 à 10 milliards d’euros (2 % du PIB). Les chômeurs temporaires perçoivent des indemnités représentant 70 à 80 % de leur salaire. Aux États-Unis, faute de système de sécurité sociale, de l’argent est versé aux ménages par un système d’hélicoptère monétaire.

L’Union européenne a lancé une procédure exceptionnelle qui permet à tous les pays européens de s’endetter et d’échapper temporairement aux normes strictes en matière de budget et de dette. Cette procédure exceptionnelle est inscrite dans le pacte de stabilité et de croissance en tant que clause de sauvegarde générale du pacte de stabilité, applicable dans des circonstances exceptionnelles. Les pays plongent dans le rouge et accumulent des déficits budgétaires et des dettes nationales, cette fois avec l’aval total de la troïka. La Belgique s’attend à ce que son déficit budgétaire passe cette année de 2,5 à 7,5 % et sa dette publique de 102 % à 115 %1. Tout à coup, un vent de nationalisation se lève : l’Italie nationalise Alitalia, l’Espagne se réapproprie les hôpitaux privés, l’Allemagne rachète des parts de la Lufthansa et le gouvernement belge s’engage à acquérir 25 % de Brussels Airlines.

Ces mesures de crise en font rêver plus d’un : les failles du système étant désormais apparentes, on pourrait penser que tout va changer. Serions-nous arrivés au terme de l’ère néolibérale ? Les gouvernements entendent-ils retrouver une place dans la vie économique ? Si l’on pense à la crise bancaire de 2008 et à la grave récession qui a suivi, ce serait plutôt la douche froide. Qu’est-il resté de l’indignation suscitée par le « capitalisme de casino » de ces années-là ? Le monde financier n’a pas réduit la voilure, les banques, nationalisées, sont reparties entre des mains privées, les banques too big to fail sont encore plus grandes qu’avant et prospèrent. En sera-t-il autrement cette fois-ci ?

Le retour d’un État qui n’avait jamais disparu

Le camp de la gauche espère que la solidarité retrouvée et l’action renforcée des autorités publiques permettront de mettre fin à la vague de casse sociale et de privatisations provoquée par le néolibéralisme. Il espère que la pandémie révélera au grand jour les ravages de quatre décennies de commercialisation et de privatisations et que la crise dévoilera les erreurs structurelles du système. En fait, les marchés se montrent tout sauf efficaces ou performants. Même le Wall Street Journal a titré « La pénurie de masques est le symbole de la faillite du capitalisme ». Après des années d’austérité dans le secteur des soins de santé, la « main invisible » du marché a été incapable de fournir du matériel de protection de base. Le secteur privé n’a pas investi dans la recherche de vaccins contre les virus du SRAS-CoV. Pour les grandes entreprises pharmaceutiques, la médecine préventive n’est pas un modèle commercial rentable.

La gauche espère donc que cette crise tragique sera aussi porteuse d’espoir et qu’elle donnera l’impulsion d’une véritable rupture par rapport à la logique du marché, la concurrence capitaliste et la recherche de profit. Bart De Wever résume la réponse de la droite à cet espoir de la gauche : « On croit toujours qu’après une crise, le monde sera complètement différent. Ce n’est pas vrai du tout. Le monde d’après ressemblera beaucoup plus à l’ancien que vous ne le pensez »2.

L’OCDE trace déjà les lignes pour la droite. L’organisation, à la fois think-tank et chienne de garde du monde capitaliste, observe avec grande méfiance les gouvernements briser les digues de l’interventionnisme. Elle tient à ce que cela se fasse dans le respect absolu des règles du marché. Les dogmes du néolibéralisme sont loin d’avoir disparu des recommandations de l’OCDE. Dans « Competition policy responses to COVID-19 » (datée du 27 avril 2020)3, l’OCDE met en garde contre la distorsion de concurrence provoquée par l’afflux d’aides d’État. Selon la doctrine du libre marché, les aides d’État empêchent que les biens et services soient produits par l’entreprise la plus performante. L’OCDE souhaite que les pouvoirs publics se mettent le plus rapidement possible en retrait, que les mécanismes du marché soient rétablis et que les conditions de concurrence soient identiques pour toutes les entreprises. « La politique de la concurrence peut servir de base à l’élaboration de stratégies de sortie qui permettront de rétablir le mécanisme du marché après la crise tout en évitant les dommages que pourrait infliger au marché une sortie non planifiée ».

En résumé, l’OCDE ne dit rien d’autre que : laissons le marché en découdre, afin que les entreprises les moins performantes disparaissent. Car c’est précisément lorsqu’il élimine les plus faibles que le marché se montre le plus efficace, et les aides d’État ne doivent pas perturber ce fonctionnement. Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la concurrence, a envoyé le même message. Ces derniers mois, elle a dû approuver l’injection de 2 000 milliards d’euros en capitaux et garanties d’État. À la question de savoir si cette aide d’État ne maintient pas artificiellement en vie des entreprises non viables, elle a répondu : « Je ne pense pas. Pour décider de l’octroi des aides, nous prenons le 1er janvier comme date de départ. Les entreprises qui étaient déjà en difficulté avant cette date n’ont en principe pas droit aux aides d’État »4.

Le message du libre marché est encore plus clair, s’il en était besoin, par rapport aux nationalisations. Ceci fait l’objet d’une deuxième recommandation de l’OCDE, datée du 29 avril 2020, intitulée : Equity injections and unforeseen state ownership of enterprises during the COVID-19 crisis5. Les gouvernements n’interviennent pas seulement pour garantir les liquidités mais, dans les cas les plus graves, ils sont également obligés de sauver des entreprises stratégiques en difficulté, par des injections de capitaux, voire par la nationalisation. Cela s’est produit à grande échelle dans le secteur bancaire en 2008 et ce même scénario a toutes les chances de se reproduire aujourd’hui dans l’aviation et d’autres secteurs. Là aussi, l’OCDE a averti : « Si les difficultés d’une entreprise ne sont manifestement pas passagères, et si l’entreprise est considérée comme indispensable à l’économie nationale, la nationalisation peut être la seule option ». Pour l’OCDE, il est logique que, dans ce cas, le gouvernement reprivatise dès que possible l’entreprise publique à peine acquise. Et d’ajouter qu’il faut donc concevoir une stratégie de sortie claire et la communiquer au marché et au public. Margrethe Vestager approuve cette position au nom de la Commission européenne : « Les nouvelles règles temporaires fixent un certain nombre de conditions. La direction doit renoncer aux primes. Aucun dividende ni prestation ne pourra être octroyé aux actionnaires via des mécanismes de rachat de parts. L’entreprise aura ainsi tout intérêt à s’émanciper à nouveau de l’aide de l’État et à se débrouiller seule ».

Selon la Commission européenne, il faut veiller à ce qu’une entreprise nationalisée fonctionne comme une entreprise privée sur un « libre marché ».

Entretemps, les pouvoirs publics doivent veiller à ce que l’entreprise publique ne bénéficie d’aucun favoritisme et fonctionne comme une entreprise privée sur un « libre marché ». Sa logique d’entreprise ne peut en aucun cas être dirigée et planifiée selon des règles non marchandes, par exemple, pour privilégier les gens par rapport au profit ou contribuer à la lutte contre le changement climatique.

Ainsi, les technocrates du capitalisme servent les intérêts des plus grands monopoles, des grandes entreprises et de leurs actionnaires. L’idée de base reste la même qu’en 2008 : prendre dès que possible des mesures allant dans le sens d’un « retour à la normale ». Il est particulièrement naïf de penser que la BCE va renoncer à sa politique monétariste, et l’Union européenne à ses principes de libre circulation des capitaux, des marchandises, des services et des personnes, ou encore à sa politique de commercialisation du secteur de la santé.

Depuis Reagan et Thatcher, la pensée économique est dominée par le courant néolibéral, favorable à une libéralisation sans limite des marchés et à la suppression de toutes les réglementations gouvernementales. Cela a créé le mythe selon lequel l’État ne contrôle plus rien et que tout le pouvoir s’est déplacé vers le marché. Pourtant, l’État n’a jamais disparu. Les États ont été et restent essentiels dans l’élaboration d’un environnement néolibéral. Ou, comme le prévoient les règles de base de l’UE, pour créer la libre circulation des capitaux, des personnes, des biens et des services. Les États ont bridé le pouvoir syndical, réduit les cotisations sociales et l’impôt sur les sociétés, démantelé les services publics. Il est donc faux de penser que le libéralisme est synonyme de moins d’État. Adam Smith, en tout cas, parrain de l’économie de marché et de sa « main invisible », ne le pensait pas, de même que les plus fervents néolibéraux actuels.

L’État n’est pas neutre. Dans l’histoire du capitalisme, l’État est toujours intervenu « là où le marché a échoué », en mutualisant les pertes et en privatisant les profits. « Le pouvoir d’État moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise », écrivaient Karl Marx et Friedrich Engels. C’est toujours le cas aujourd’hui. Par conséquent, l’apparente résurgence de l’État en tant qu’acteur économique n’indique en rien un changement systémique. Les aides d’État et les nationalisations ne signifient pas automatiquement un virage vers le socialisme. En protégeant les grandes entreprises et les grands actionnaires, l’État agit en parfaite conformité avec son caractère de classe.

Aujourd’hui, dans la lutte contre la pandémie de coronavirus, on entend régulièrement qu’il faut davantage de planification. Planifier la production et la distribution de masques, d’équipements de protection ou encore de respirateurs. Maintenant que ces marchandises font l’objet d’une forte demande, les grandes entreprises y répondront, bien sûr, mais cette réaction tient autant (ou aussi peu) de l’économie planifiée que la planification de la production d’armes en temps de guerre. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’antinéolibéralisme mais d’anticapitalisme. Il n’existe qu’une seule alternative à l’économie de marché, à savoir une économie planifiée en rupture avec la concurrence et la logique du marché. Une économie qui ne repose pas sur l’accumulation privée de capital et la recherche de profit, mais sur les besoins de la population et la durabilité de l’environnement.

Cela passe nécessairement par une profonde refonte des bases économiques du système, par la collectivisation des principaux moyens de production, des terrains et des matières premières, de tous les secteurs vitaux et sociaux sur lesquels repose la vie en société. Il s’agit d’un véritable virage social, qui ne résulte pas nécessairement de l’intervention de l’État lors de la crise du coronavirus, mais qui devra être mis en œuvre en construisant un contre-pouvoir social, en renforçant les intérêts de la classe ouvrière contre le grand capital. En d’autres termes, en misant sur la lutte des classes. Dans cette perspective, nous devons exploiter les mesures de crise dans un esprit anticapitaliste. C’est également à travers ce prisme que nous devons analyser les mesures de relance, les New Deals, les Green Deals.

Vers une relance verte ?

On peut envisager le changement climatique sur le même modèle que la pandémie de coronavirus : plus on intervient rapidement et radicalement, moins les conséquences sont néfastes. Le réchauffement climatique est bien plus dramatique que la pandémie. Pourtant, pour l’instant, plus personne ne semble vraiment se soucier du réchauffement climatique. L’avis des virologues aurait-il davantage de rayonnement que celui des climatologues ? Cela semble-t-il exagéré ? De nombreux Green Deals sont pourtant en projet. Et ces plans ont un point de départ plausible : les investissements nécessaires à la transition écologique peuvent également contribuer à résoudre la crise économique à laquelle nous sommes confrontés. Le New Deal du président Roosevelt, lors de la crise des années 1930, est souvent cité en exemple, tout comme, à moindre échelle, le Plan du travail en Belgique.

Il est faux de croire que le libéralisme est synonyme de moins d’État.

Mais les projets de Green Deal n’émanent pas seulement de la gauche du spectre politique. Le FMI et l’OCDE semblent unanimes quant au fait que la relance verte est l’une de leurs priorités majeures. Kristalina Georgieva, directrice du FMI, a récemment déclaré que le lockdown dû au COVID-19 ne signifiait pas que nous puissions mettre en pause cette autre crise vitale qu’est le changement climatique. « Rien n’est moins vrai. Nous sommes sur le point de déployer un énorme plan de relance budgétaire qui nous aidera à faire face aux deux crises en même temps »6. Le FMI a bien résumé le tout dans sa recommandation intitulée Greening the Recovery7, comprenant deux axes centraux : 1° les aides publiques doivent être utilisées à bon escient, couplées à des engagements de réduction des émissions de CO2, et les gouvernements doivent donner la priorité aux investissements dans les technologies vertes ; 2° il faut promouvoir les financements verts et les obligations vertes. Les garanties d’État peuvent être utilisées pour mobiliser des financements privés qui alimenteront les investissements verts. L’OCDE envoie globalement le même message, conforme à la logique du marché8.

Avant la crise du coronavirus, la nouvelle Commission européenne avait lancé un Green Deal européen visant à faire de l’Europe le premier continent neutre sur le plan climatique d’ici 2050. Dans un premier élan volontariste, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé lors de sa prise de fonction que la norme européenne de réduction des émissions pour 2030 passerait de 40 % à 55 %. Fin décembre 2019, la Commission européenne promettait de mobiliser pas moins de 1 000 milliards d’euros pour atteindre cet objectif. On pourrait penser que ce plan a le vent en poupe aujourd’hui, d’autant plus qu’il jouit du soutien du FMI et de l’OCDE.

Il y a toutefois une contradiction entre les intérêts à court et à long terme de la grande industrie en Europe. Les grands lobbies patronaux veulent que l’argent soit distribué sans conditions afin d’absorber le choc de la crise du coronavirus sur la production et les revenus. Au lieu de normes plus strictes, ils veulent qu’elles soient assouplies. Ils ne veulent pas que les mesures de soutien soient assorties de conditions écologiques. Ils veulent d’abord renouer avec des bénéfices à court terme avant de penser à la lutte contre le dérèglement climatique.

Le GreenDeal de la Commission européenne vise davantage la compétitivité sur de nouveaux marchés prometteurs qu’à sauver le climat.

La COP26, le grand sommet international sur le climat, a été reportée d’un an en raison des incertitudes liées à la pandémie9. Les employeurs profitent de ce report pour préconiser également le report des mesures climatiques. Pour renforcer cet appel, la puissante organisation patronale BusinessEurope a envoyé, le 10 avril 2020, une lettre à Frans Timmermans, commissaire européen pour le Green Deal. L’organisation y demande le report du Green Deal, « à l’instar d’autres retards et reports annoncés sur tout le continent, comme celui de la COP26 ». L’organisation patronale française AFEP10 a adressé la même demande à la Commission11. Les grands lobbies patronaux sectoriels, tels que ceux des secteurs de l’automobile et du plastique, plaident pour un report du durcissement des réglementations et des normes environnementales12. En fin de compte, ils expriment clairement leur souhait de mettre temporairement de côté le renforcement des ambitions climatiques. On est dès lors en droit de s’interroger quant à l’énergie qu’ils consacreront à la lutte contre le réchauffement climatique et si, dans une économie de marché libre, celle-ci peut réellement aboutir. En fin de compte, les patrons finissent toujours par opter pour la solution qui leur rapporte le plus de profit.

Les autorités européennes, en revanche, s’en tiennent pour l’instant aux plans du Green Deal qu’elles considèrent comme essentiels pour préserver la compétitivité des monopoles européens à l’avenir. Ce qui inquiète les dirigeants politiques de l’Union européenne, c’est que ces monopoles européens vont payer très cher tout retard dans ces plans. Selon le duo von der Leyen/Timmermans, les plans pour l’agriculture, les transports et le secteur chimique pourraient être légèrement postposés, mais, en septembre, les nouveaux objectifs climatiques, plus stricts, pour 2030 seront annoncés13. Angela Merkel exprime également son soutien ferme à ce plan14. La Commission a simplement décidé d’organiser une « consultation » (jusqu’au 23 juin) pour envisager l’augmentation ou non des objectifs à 50 ou 55 % de réductions des émissions.

Les hautes sphères de l’Union européenne, à vrai dire, sont davantage préoccupées par la compétitivité que par le climat, mais aussi, et surtout, par la bataille géostratégique à mener pour éviter à l’Europe de se retrouver coincée entre les superpuissances américaine et chinoise. Dans ce Green Deal, le climat sert de levier à la compétitivité des monopoles européens sur le marché prometteur des nouvelles filières énergétiques, des nouveaux matériaux et des nouvelles méthodes de production. La promesse de devenir le premier continent neutre sur le plan climatique d’ici 2050 devrait remettre l’Union européenne sur les rails15.

La mobilisation de 1 000 milliards d’euros de fonds publics et privés pour l’industrie devrait mettre les multinationales européennes sur la bonne voie. « Afin de maintenir son avantage concurrentiel dans le domaine des technologies propres, l’UE devrait accélérer considérablement le déploiement et la démonstration à grande échelle de nouvelles technologies dans tous les secteurs et dans l’ensemble du marché unique afin de créer de nouvelles chaînes de valeur innovantes »16. Cela se fera en combinant des fonds provenant du budget européen (augmenté de 1,2 à 2 % du PIB européen), la poursuite du plan d’investissement Juncker (maintenant appelé InvestEU) et des prêts et garanties de la Banque européenne d’investissement (désormais appelée Banque du climat)17.

On peut envisager le Green Deal européen de deux points de vue. D’un côté, il s’agit de la vision la plus ambitieuse et la plus cohérente à ce jour dans une perspective de marché au niveau européen. En revanche, il reste tributaire des bonnes volontés et du choix d’investir des capitaux privés, et ses objectifs ne sont pas assez ambitieux pour concrétiser la promesse d’un réchauffement climatique inférieur à 1,5 °C. C’est ce qu’ont dénoncé, dans une lettre de protestation remise à la Commission, 34 représentant.e.s de la génération des jeunes activistes européens pour le climat à l’initiative de Greta Thunberg, également soutenue par les militantes belges Anuna De Wever et Adélaïde Charlier. Pour ces activistes, une réduction d’au moins 65 % est nécessaire. Le Green Deal promet de consacrer 100 milliards d’euros chaque année à la transition climatique, alors que la Commission européenne elle-même admet qu’il lui faut 260 milliards par an pour atteindre ses propres objectifs. C’est la raison pour laquelle les militants qualifient la loi européenne sur le climat d’inutile, voire d’aveu d’échec. « Une telle loi envoie un signal fort laissant entendre que l’on prend des mesures réelles et suffisantes, alors que ce n’est pas le cas. La dure réalité est que l’on n’y perçoit ni la prise de conscience ni l’ambition politique requises »18.

Initiative gouvernementale et socialisme

Même la gauche authentique a pour devise de « ne jamais gaspiller une bonne crise », mais de l’exploiter pour rompre avec les dogmes du marché et la logique du profit. La crise du coronavirus nous fait réfléchir aux ravages de l’agriculture et des chaînes alimentaires sauvages, chimiques, intensives qui détruisent la biodiversité et les équilibres naturels. Les investissements dans des infrastructures de base pour les soins de santé et la médecine préventive sont redevenus des priorités absolues. L’effondrement du COVID-19 et la crise climatique constituent autant d’occasions venues de l’extérieur pour réorienter totalement notre manière de penser la société.

BusinessEurope et les grands lobbies patronaux sectoriels demandent que soient temporairement gelés les objectifs climatiques.

C’est pour cela que la gauche authentique plaide pour un autre Green Deal, un Red Green Deal, qui vise à réduire les émissions de 65 % d’ici 2030. Outre le volet écologique, il prévoit aussi un volet social. Il s’attaque aux grands pollueurs qui portent la véritable responsabilité de la catastrophe, sans devoir passer par des mesures vertes que la classe ouvrière paiera de sa poche. La condition pour cela est de rompre avec la logique de profit du capitalisme et sortir du cadre du marché. Par conséquent, l’initiative publique, sous contrôle démocratique, doit devenir le moteur central de la transition écologique.

Des investissements publics ambitieux et à grande échelle sont nécessaires dans le secteur de l’énergie et dans d’autres secteurs clés. Il faut ramener les investissements publics de 2 % aujourd’hui à 4 %, comme c’était le cas dans les années 1970. Ce Red Green Deal doit être fondé sur un plan climatique cohérent et financé par une banque publique. Il s’articule autour des entreprises énergétiques publiques qui investissent sur deux axes : les économies d’énergie et les énergies renouvelables. Cela signifie, d’une part, l’isolation et la récupération de chaleur et, d’autre part, la production d’énergie éolienne et solaire, cette énergie étant stockée sous forme d’hydrogène et déployée via des réseaux énergétiques intelligents. Ce sont des questions qui sont également à l’ordre du jour de l’Union européenne, mais pour lesquelles elle compte sur le secteur privé et les subventions.

Le capitalisme ne pourra jamais intervenir de manière adéquate et opportune pour éviter les catastrophes climatiques, car, en fin de compte, les décisions répondent aux intérêts privés et les investissements privés doivent rapporter aux grands actionnaires. Aucun Green Deal ne pourra y changer quoi que ce soit. Le critère décisif pour l’avenir sera la rupture ou non d’avec la logique capitaliste du marché. Le gouvernement, sous la pression du mouvement syndical, progressiste et environnemental, se verra-t-il contraint de mettre en œuvre de véritables réformes systémiques qui imposent une autre vision de la société que celle où le profit et l’accumulation du capital déterminent tout ? C’est la seule façon d’ouvrir la voie vers à un autre système, le socialisme, avec une économie au service de l’intérêt général et non des intérêts privés.

Footnotes

  1. « Impact économique de la crise sanitaire ‘Covid-19’ : un scénario », Banque nationale de Belgique, 8 avril 2020.
  2. « De Afspraak », VRT, 14 mai 2020.
  3. « OECD competition policy responses to COVID-19 », OCDE, 27 avril 2020.
  4. Marc Peeperkorn, « Europees commissaris Vestager over het EU-herstelfonds : ‘Garanties bestaan niet’ », De Morgen, 18 mai 2020.
  5. « Equity injections and unforeseenstate ownership of enterprises during the COVID-19 crisis », OCDE, 29 avril 2020.
  6. Kristalina Georgieva, « Managing Director’s Opening Remarks at the Petersberg Climate Dialogue XI », FMI, 29 avril 2020.
  7. « Greening the Recovery », Fiscal Affairs, avril 2020.
  8. Angel Gurría, « Tackling coronavirus (COVID19) : Contributing to a global effort »; OCDE, 22 avril 2020.
  9. Chloe Farand &Alister Doyle, « Cop26 climate talks postponed to 2021 amid coronavirus pandemic », Climate Home News, 1er avril 2020.
  10. « Extending deadlines for non-essential environment and climate-related consultations and regulations – Letter from Markus J. Beyrer to Frans Timmermans », Business Europe, 10 avril 2020.
  11. Maxime Combes, Les multinationales françaises à l’offensive contre la transition écologique, 15 avril 2020.
  12. Aurore Gorius, « Les lobbies anti-écolos se jettent dans le Covid », Les Jours, 22 avril 2020.
  13. Kate Abnett, « EU sees ‘Green Deal’ delays but keeps climate target plan : draft document », Reuters, 16 avril 2020.
  14. Frédéric Simon, « Green Deal will be ‘our motor for the recovery’, von der Leyen says », Euractiv, 29 avril 2020.
  15. « Le plan d’investissement européen “Green Deal” et le mécanisme de transition juste expliqués », Commission européenne, 14 janvier 2020.
  16. Ibid.
  17. « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions : Le Green Deal européen », Commission européenne, 11 décembre 2019.
  18. « Climate strikers : Open letter to EU leaders on why their new climate law is ‘surrender’ », Carbon Brief, 3 mars 2020.