Dans son nouveau livre, Visions of Inequality : From the French Revolution to the Cold War, Branco Milanovic propose une nouvelle histoire de l’inégalité. Il soulève des questions sur les relations de classes, la démocratie et l’agenda politique plus large pour la gauche.
Quelques mois après la publication du premier volume de son ouvrage De la démocratie en Amérique(1835), l’aristocrate français Alexis de Tocqueville a une nouvelle fois quitté son pays, cette fois pour se rendre en Angleterre et en Irlande. Après un premier séjour dans les îles britanniques en 1833, à l’occasion duquel il avait rencontré sa future épouse, Mary Motley, Tocqueville entreprend cette fois son premier voyage dans la région industrialisée de Manchester.
Quelques décennies auparavant, la France présentait une société nettement plus inégalitaire que la Grande-Bretagne. Toutefois, avec l’avènement de la révolution industrielle, les disparités économiques profondes et croissantes ont remodelé la structure sociale en Grande Bretagne. Dans son journal, Tocqueville a noté : « [L]es Anglais n’ont laissé aux pauvres que deux droits : celui d’être soumis à la même législation que les riches et de s’égaler à eux en acquérant une richesse égale ».
Son passage à Manchester a laissé une trace indélébile. Dans le contexte de l’émergence du « culte de l’argent », sa visite à travers le berceau de l’industrie moderne a révélé des contrastes saisissants. Tocqueville évoque des lieux humides et repoussants où sont entassés pêle-mêle trois cent mille « créatures humaines » qui s’éreintent au travail dans la pénombre d’une ville plongée dans un brouillard perpétuel, où le soleil apparaît comme « un disque sans rayons ». « Ici est l’esclave, là est le maître ; là, les richesses de quelques-uns ; ici, la misère du plus grand nombre », a-t-il écrit. « C’est là que l’humanité atteint son développement le plus complet et le plus brutal ; c’est là que la civilisation accomplit des miracles et que l’homme civilisé redevient presque un sauvage.»
Si les niveaux d’inégalité actuels suscitent souvent des comparaisons avec le 19e siècle , la conception actuelle de l’inégalité est très différente.
L’inégalité sans précédent de l’Angleterre était le fait d’un marché du travail moderne et profondément perturbateur, ainsi que de la montée en puissance des droits de propriété privée qui restreignaient l’accès aux pâturages, à l’eau, au bois et aux terres communales. En réponse à cette inégalité croissante, qui s’est rapidement étendue à d’autres pays en voie d’industrialisation, les observateurs et les analystes ont élaboré de nouvelles perspectives sur ce qui a été nommé la « question sociale ».
Les causes et les effets de l’inégalité sont devenus l’un des sujets les plus âprement débattus du milieu du siècle, alimentés par le sentiment omniprésent qu’une révolution se profilait à l’horizon. Engels a prévenu que la « profonde colère de toute la classe ouvrière […] contre les riches » éclaterait inévitablement « dans une révolution » tandis que Tocqueville a lancé un avertissement prophétique quelques semaines avant que les révolutions de 1848 ne déferlent en Europe.
Si les niveaux d’inégalité actuels suscitent souvent des comparaisons avec le 19e siècle, la conception actuelle de l’inégalité est très différente. Ce qui frappe à la lecture de Tocqueville, d’Adam Smith ou de Karl Marx, c’est le peu de cas qu’ils font de l’inégalité interpersonnelle, à savoir les disparités entre les individus. Au lieu de cela, ils portent principalement leur attention sur les inégalités entre les classes, déterminées par la propriété foncière, le capital ou le statut du travail. Loin de se préoccuper uniquement de modifier la répartition des revenus, ils espéraient, voire redoutaient une transformation des relations de classe sous-jacentes elles-mêmes.
Évolution de la pensée économique sur l’inégalité
L’économiste Branco Milanovic tente de comprendre l’évolution de la pensée économique sur l’inégalité du 18e siècle à nos jours dans son ouvrage intitulé, en anglais, Visions of Inequality: From the French Revolution to the Cold War. Plutôt que de dresser une histoire de l’inégalité à partir de notre définition contemporaine, M. Milanovic cherche à illustrer comment « nos perspectives sur l’inégalité sont façonnées par les caractéristiques fondamentales de nos sociétés ».
Le livre commence avec l’économiste français François Quesnay et l’économie politique classique d’Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx, se poursuit au XXe siècle avec Vilfredo Pareto et Simon Kuznets, et culmine enfin avec le déclin de l’intérêt porté à l’inégalité, qui a caractérisé l’économie de la guerre froide, aussi bien dans la sphère capitaliste que dans la sphère socialiste. Loin d’être exhaustive, cette sélection permet néanmoins à M. Milanovic d’articuler une histoire convaincante du concept d’inégalité.
La classe sociale constitue la ligne de démarcation cruciale dans le récit de M. Milanovic. De Quesnay à Kuznets, on est passé d’une définition juridique, plus proche de ce que Max Weber nommait le « statut » à une définition économique, jusqu’à une quasi-disparition de l’idée même de classe au profit d’explications basées sur l’individu. Les classes juridiques dominaient les sociétés de l’ancien régime, comme la France à l’époque où Quesnay publiait son Tableau économique(1758). Dans ces systèmes, comme dans la plupart des sociétés précapitalistes, la classe n’est pas définie uniquement en termes économiques et le comportement de la classe ne peut être réduit à des incitations économiques. En effet, le statut associé au clergé et à l’aristocratie a constitué un obstacle au développement des marchés, même s’il a fini par être surmonté. Ce n’est qu’avec l’essor progressif des marchés et de la rationalité instrumentale qui les accompagne que les intérêts économiques sont devenus déterminants.
Marx n’était pas particulièrement intéressé par la répartition des revenus ou par la politique de redistribution telle qu’elle est généralement préconisée par la gauche aujourd’hui.
Cette profonde transformation est évoquée d’abord par Adam Smith, puis par David Ricardo. Pour eux, l’inégalité était « fonctionnelle » : le revenu ne définit pas la position de classe d’une personne, mais en est plutôt le résultat. Pour M. Milanovic, « la distribution interpersonnelle des revenus est subsumée dans [ le rôle de la classe sociale d’une personne], voire déterminée par celui-ci ». En d’autres termes, la situation d’une personne en termes de revenu est directement corrélée à sa situation de classe. Par conséquent, l’inégalité des revenus au niveau interpersonnel n’étant qu’un reflet de la classe, elle ne présentait qu’un intérêt limité pour Smith et Ricardo. Ils se sont donc concentrés, à la place, sur la relation entre la structure de classe et le bien commun.
Selon M. Milanovic, Adam Smith(1723-1790) a été le premier à s’intéresser au bien-être du groupe le plus important de la société : le prolétariat. « Aucune société ne peut être assurément florissante et heureuse lorsque la plus grande partie de ses membres est pauvre et misérable » a écrit Adam Smith. Cette préoccupation l’a amené à affirmer – contrairement à la notion courante de sa fameuse « main invisible » – que les intérêts de toutes les classes sociales n’étaient pas forcément alignés sur la croissance des marchés. Au point que Smith a affirmé que les intérêts des capitalistes n’étaient « jamais exactement les mêmes que ceux de la société dans son ensemble » et qu’ils essayaient généralement « de la tromper, voire d’aller à son encontre ». Il est vrai que Smith plaidait pour un État minimal, mais c’était pour éviter que celui-ci ne soit accaparé par des intérêts particuliers. Malgré la façon dont son œuvre a été appropriée par la suite, Adam Smith estimait que le bien-être général dépendait de ce que la classe capitaliste soit empêchée d’imposer ses intérêts étroits au reste de la société.
Ricardo(1772-1823) reprend le principe de la division de la société en trois classes(propriétaires terriens, capitalistes et prolétaires) posé par Smith, si ce n’est qu’il renonce largement à la méfiance que ce dernier affichait à l’égard des capitalistes. Chez Ricardo, l’objectif n’est plus d’accroître la richesse de la classe inférieure, mais bien d’accélérer la croissance. Le conflit à craindre en l’occurrence n’est donc pas celui qui oppose les capitalistes au reste de la société, mais celui qui oppose les propriétaires fonciers aux capitalistes. Selon Ricardo, la hausse des loyers, qui favorise les propriétaires terriens, entraîne une augmentation du coût des denrées alimentaires et se traduit par une augmentation des salaires nominaux pour les travailleurs, mais aussi par une baisse des profits pour les capitalistes. Ce contexte de faible croissance est synonyme d’inégalités accrues, les propriétaires fonciers accaparant une part plus importante des revenus. Selon le modèle de Ricardo, même si une croissance forte se traduit par des profits démesurés pour les capitalistes, elle contribue, dans l’ensemble, à une réduction des inégalités. Il s’agissait, selon Milanovic, du premier modèle à offrir une « intégration de la distribution des revenus et de la croissance économique ».
Enfin, chez Marx(1818-1883), les trois classes fusionnent en deux, dans la mesure où, pour lui, les propriétaires terriens ne sont rien d’autre qu’une autre catégorie de capitalistes opposés aux travailleurs. Toutefois, comme Marx envisageait une société sans classes sous le régime du communisme, il ne s’est guère intéressé à la répartition des revenus ou au type de politique de redistribution que la gauche préconise généralement aujourd’hui. De son point de vue, la redistribution empêcherait la révolution et laisserait le système de classes intact.
Comme le note Milanovic, Marx considérait le « système de production et de distribution » comme étant unifié. « Toute répartition des objets de consommation », écrit-il dans sa Critique du programme de Gotha, « n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elles-mêmes ». L’accent mis sur la redistribution est typique, selon lui, du « socialisme vulgaire » et des libéraux qui, à l’instar des « économistes bourgeois », considèrent la distribution comme « indépendante du mode de production ».
Cependant, la critique de Marx à l’égard du discours sur l’inégalité va plus loin. Marx ne croyait pas que l’abolition du capitalisme et de son système de classes mettrait ou devrait mettre fin à l’inégalité. L’inégalité continuerait d’exister même sous le communisme dans sa phase la plus développée. En effet, Marx a invoqué l’adage rendu populaire quelques années plus tôt par le socialiste français Louis Blanc, « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », précisément en raison de l’implication que les capacités et les besoins des personnes ne sont pas égaux. Pour Marx, avec le développement sensationnel des forces productives sous le communisme, la question de l’inégalité n’aurait tout simplement plus lieu d’être. Une fois que tous les besoins humains, au sens large, peuvent être satisfaits, l’inégalité cesse tout simplement d’être un enjeu saillant. Certes, cette vision abstraite est sans doute incompatible avec le point de vue de Marx sur les besoins humains tels qu’ils sont socialement constitués, mais elle montre à quel point l’accent mis sur le système de classes et la production peut l’emporter sur les préoccupations concernant l’inégalité et la distribution.
Quoi qu’il en soit, au tournant du siècle, l’attention portée par les économistes aux relations de classe a commencé à diminuer. Le sociologue et économiste italien Vilfredo Pareto(1848-1923) a été à l’origine de l’évolution vers une conception interindividuelle de la répartition des revenus. Admirateur de l’œuvre de Marx, ayant consacré une partie de son enseignement aux doctrines socialistes, Pareto n’en était pas moins un conservateur. Pour Vilfredo Pareto, la répartition globale des revenus au sein de la société s’avérerait d’autant plus difficile à modifier qu’elle reflétait vraisemblablement « la répartition des caractéristiques physiologiques et psychologiques de l’être humain ». Sa célèbre « loi » stipule que, quelles que soient les institutions politiques, la répartition des revenus semble constante, avec environ 20 % des personnes détenant 80 % des richesses.
La « révolution néoclassique » s’est concentrée principalement sur la formation des prix , laissant peu de place aux discussions sur la distribution des revenus.
Comme le souligne Milanovic à juste titre, les idées de Pareto étaient cependant moins figées que ce que l’on croit généralement. Pareto a reconnu que ces calculs n’étaient valables que « pour une société capitaliste ». Son acceptation conservatrice de l’inégalité explique toutefois pourquoi il s’est détourné des rapports de classe pour s’intéresser à la concurrence entre les individus. La « lutte des classes », écrivait-il, « est un facteur réel … cependant la lutte ne se limite pas à deux classes … Elle intervient entre une infinité de groupes aux intérêts divergents et, surtout, entre les élites qui se disputent le pouvoir ». Dans sa vision du monde, les conflits de classe sont remplacés par des conflits entre « individus atomistiques, ne se souciant que de leurs propres gains et pertes, ne croyant en aucun lien communautaire ou religieux ».
Enfin, avec l’économiste russo-américain Simon Kuznets(1901-1985), écrit Milanovic, « les classes sociales et les élites ont toutes deux disparu », ne laissant que des individus. Kuznets a obtenu le prix Nobel en fournissant, pour la première fois, des données empiriques sur la répartition des revenus au niveau mondial. Dans un ouvrage novateur publié en 1954, il a soutenu, contrairement à Pareto, que l’inégalité relative ne restait pas figée dans le cadre d’un rapport fixe, mais évoluait en fonction des changements structurels de l’économie. L’inégalité a augmenté avec l’industrialisation et les premiers stades de l’urbanisation pour diminuer ensuite lorsque l’écart de productivité entre les secteurs non agricole et agricole s’est réduit. Cette conception évolutionniste justifiait les politiques de développement même si elles augmentaient les inégalités à court terme, dans la mesure où, à long terme, la croissance était censée réduire les inégalités. Bien entendu, à sa mort en 1985, l’hypothèse de Kuznets était peu à peu invalidée par l’accélération des inégalités dans les pays occidentaux.
Regain d’intérêt pour les relations de classe et les structures de pouvoir
Après Kuznets, le discours sur l’inégalité a rapidement décliné dans les deux camps qu’avait opposés la guerre froide. En Occident, des facteurs politiques et sociaux ont joué un rôle, au même titre que les changements intervenus dans le domaine de l’économie elle-même. La « révolution néoclassique » a favorisé une approche plus formelle de l’économie, principalement axée sur la formation des prix, laquelle laissait peu de place aux discussions sur la répartition des revenus.
Comme le fait remarquer Milanovic, l’influent manuel d’économie de 900 pages de Paul Samuelson ne consacre que deux pages à ce sujet. L’un des chefs de file de la révolution néoclassique, Robert Lucas, s’est opposé avec véhémence à l’accent mis sur la distribution, qu’il considérait comme l’une des tendances les plus « toxiques » de l’économie. Les nouveaux modèles ont simplement considéré la distribution des actifs comme acquise, occultant le fait que, comme l’écrit Milanovic, « la relation entre un employeur et un employé n’est pas simplement une relation numérique exprimée par l’écart de leurs revenus ». Selon l’économie néoclassique, « Bill Gates et un sans-abri se comportent de la même manière sur le plan économique et sont simplement deux agents qui optimisent en fonction de contraintes ».
De manière surprenante, la négligence des inégalités dans le contexte de la guerre froide s’est étendue aux pays socialistes. Cela s’explique en partie par le secret absolu qui entourait la collecte des données et qui empêchait les économistes d’approfondir leurs recherches. En outre, étant donné que les examens historiques de l’inégalité étaient principalement structurés autour des classes sociales et que les gouvernements socialistes tenaient à se présenter comme des « sociétés sans classes », les questionnements sur la persistance de l’inégalité représentaient des remises en cause implicites du récit qu’ils privilégiaient. Enfin, étant donné que Marx a dénigré le concept d’inégalité, l’égalisation des revenus ne constituait tout simplement pas un objectif primordial pour les économistes socialistes.
Ce n’est qu’au cours des premières décennies du 21e siècle que l’inégalité a été remise à l’ordre du jour. Si le travail empirique pionnier d’Anthony Atkinson, le mentor de Thomas Piketty, a été d’une importance cruciale, c’est la crise de 2008 qui a véritablement ouvert la voie à un débat public sur les inégalités et qui a conduit au succès mondial de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle. Outre des données, ce livre propose un récit convaincant ainsi qu’une théorie sur la manière dont la richesse s’est concentrée en Europe et aux États-Unis.
L’analyse de Piketty , de même que la crise financière elle-même , ont suscité un regain d’intérêt pour les relations de classe et les structures de pouvoir.
Certes, le livre de Piketty part de l’acceptation large d’une définition strictement interindividuelle de l’inégalité. L’analyse de Piketty, de même que la crise financière elle-même, ont néanmoins suscité un regain d’intérêt pour les relations de classe et les structures de pouvoir. Les débats suscités par son livre ont mis en évidence la manière dont une attention étroite portée à la distribution des revenus peut occulter les discussions relatives à la démocratie sur le lieu de travail, aux besoins sociaux et à l’investissement public.
Ces questions normatives dépassent naturellement le cadre de l’enquête de Milanovic. Il n’en reste pas moins que le simple fait d’explorer la diversité des conceptualisations de l’inégalité nous incite à considérer les ramifications politiques de notre focalisation restreinte sur la distribution interindividuelle. Dans son ouvrage classique de 1974, Labor and Monopoly Capital, l’économiste marxiste Harry Braverman avait déjà noté les implications profondes de l’abandon de l’analyse de classe. Braverman écrit : « La critique du mode de production a cédé la place à la critique du capitalisme en tant que mode de distribution ». Cette transformation n’était pas simplement d’ordre technique ; elle représentait un changement non seulement dans notre compréhension de l’injustice et de l’inégalité, mais aussi dans l’importance attribuée à la politique dans le façonnement des relations sociales. Le principe d’autogestion de la production, au cœur du programme socialiste, a été relégué au profit d’une simple modification de la distribution des ressources.
Au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, cette perspective étroite a sanctionné un retrait du domaine politique au profit de solutions économiques fondées sur le marché, contribuant par-là même à saper la démocratie et la vitalité civique. La question pressante, pour ceux qui s’attaquent à l’inégalité aujourd’hui, est donc de savoir comment intégrer leur analyse dans un programme plus large qui démocratisera le domaine économique et mettra en place des institutions permettant aux citoyens de façonner collectivement leur propre destin.