Articles

La gratuité des transports publics : sociale, écologique et réaliste

Senne Leyssens

—23 avril 2025

L’accès à la mobilité est déterminé par le capitalisme en fonction du montant que vous pouvez payer. Ceux qui n’y arrivent pas se retrouvent dans la pauvreté en matière de mobilité. Les transports publics gratuits offrent une alternative.

Le 12 février 2025, De Lijn a annoncé qu’elle allait augmenter le prix de ses tickets. Un billet standard coûte désormais 3 euros. C’est là une augmentation brutale de 18 %.1 La SNCB a également augmenté ses tarifs chaque année depuis 2023. Il en va de même en 2025, avec une augmentation de 2,91 % pour les tickets et de 3,03 % pour un abonnement.2 Le Luxembourg a choisi une autre option. Depuis le 1er mars 2020, les transports publics au Luxembourg sont gratuits, qu’il s’agisse des bus, des trams ou des trains ‒ deux ans avant que De Lijn n’augmente son prix et trois ans avant que la SNCB ne commence à augmenter son prix annuellement.3 Par ailleurs, le Luxembourg a pris la décision de développer encore davantage les transports publics et d’y investir massivement avec un budget de +/- 7 milliards d’euros d’ici 2035.4 Il s’agit là d’une approche totalement différente, qui offre de nombreuses possibilités et des réponses à certains des problèmes de mobilité actuels.

Pauvreté en matière de mobilité

La mobilité est le lubrifiant de notre société. L’accès à une bonne mobilité est une condition essentielle pour participer à la société. Dans le système capitaliste, il n’en va pas autrement, mais l’accès à cette mobilité est déterminé par le prix que vous pouvez payer. Cela mène à la pauvreté en matière de mobilité et se traduit par l’incapacité à se rendre à des activités, ou par un accès limité à celles-ci, en raison d’un accès restreint à des options de transport de qualité ou d’un aménagement du territoire défavorable (comme le fait de vivre loin des infrastructures et des services de mobilité, et/ou en raison des conditions socio-économiques). Selon un document du Conseil de la mobilité de Flandre, près d’une personne sur cinq est en situation de pauvreté en matière de transport et cela à différents niveaux.5

Par ailleurs, environ 28 % des ménages belges ne possèdent pas de voiture.6 Cela signifie qu’ils dépendent des transports publics pour les trajets qu’ils ne peuvent pas effectuer à l’aide d’un autre moyen de transport. En outre, le pourcentage de personnes qui dépendent également des transports publics est beaucoup plus élevé chez les jeunes, les femmes, les personnes âgées et les personnes souffrant d’un handicap physique.

L’accès à une bonne mobilité est une condition essentielle pour participer à la société.

La pauvreté en matière de mobilité ne doit pas être un motif d’incapacité ou de limitation de la participation à la société. Les transports publics sont une bouée de sauvetage pour les personnes en situation de pauvreté en matière de transport. Cela leur permet de participer pleinement à la société. La gratuité des transports publics garantit cette protection.

Pas cher, mais nécessaire

Lorsque la question de la gratuité des transports publics est abordée, des arguments surgissent rapidement pour dire qu’elle est irréaliste et inutile. Les libéraux soutiennent que c’est trop coûteux et que c’est un gaspillage d’argent. Les écologistes, en revanche, sont plus enclins à préconiser la pénalisation de l’utilisation de la voiture. Les deux camps manquent radicalement la cible et n’offrent pas de solution, ni aux problèmes de climat et de mobilité actuels, ni à la pauvreté en matière de mobilité. Ils ne rompent pas avec l’état d’esprit capitaliste qui est à l’origine de bon nombre de ces problèmes.

Senne Leyssens a 19 ans et étudie les sciences de la mobilité à l’UHasselt.

L’idée que la gratuité des transports publics entraîne un coût énorme est un mythe moderne. En examinant les chiffres des rapports annuels de De Lijn et de la SNCB, on apprend que la grande majorité de leurs budgets provient de subventions. À la SNCB , par exemple, jusqu’à 92 % du budget provient de l’État. En 2023, De Lijn a enregistré des recettes provenant des tickets, des abonnements, etc. d’environ 183,8 millions d’euros. Comparé au budget de fonctionnement annuel de 1,2 milliard d’euros que De Lijn a reçu du gouvernement flamand en 2023, ce n’est rien du tout.7 Cela coûterait donc à peine 183,8 millions d’euros (et un total de 1,38 milliard d’euros avec les services) au budget de fonctionnement du gouvernement de rendre les transports publics gratuits dans toute la Flandre. De Lijn ne coûte que 2 % du budget de la Flandre, qui s’élève à 66,3 milliards d’euros, soit moins que le budget de la culture et du sport. Et cela ne tient pas compte du fait que les transports publics sont intrinsèquement économiques et rentables.8 Ce n’est qu’une fraction de ce qui est mis sur la table pour la liaison Oosterweel, par exemple, dont le coût s’élève déjà à 6,7 milliards.9

Une politique de harcèlement au lieu de véritables alternatives

Un autre argument circulant dans le mouvement écologiste et dans les cercles plus académiques à la recherche d’un transfert modal10 est que rendre la voiture plus chère a un effet plus important que de rendre les transports publics moins chers. Cet argument est éloigné de la réalité quotidienne de la plupart des gens et ne comprend pas réellement la pensée du marché capitaliste. Il repose sur l’idée que nous pouvons résoudre les problèmes de mobilité par la tarification. Mais tout le monde n’a pas le choix et les moyens financiers d’abandonner la voiture. Beaucoup de travailleurs n’ont pas d’autre choix que de prendre leur voiture, car la plupart de leurs emplois sont beaucoup moins accessibles par les transports publics que par la voiture.11 L’amplitude en semaine (le premier et le dernier bus d’une ligne) du réseau central de De Lijn ne commence pas avant 6 heures du matin.12 Il est donc impossible pour les personnes qui doivent être au travail avant ou juste après 6 heures du matin de prendre le bus. Au nom de « l’habitabilité, la durabilité et le climat », les automobilistes sont chassés de la ville et le coût de l’utilisation de la voiture a massivement augmenté.

Les zones à faibles émissions (LEZ) en sont un exemple. Une LEZ est une zone définie dans laquelle certains véhicules ne sont pas autorisés à entrer, ou sous certaines conditions, parce qu’ils émettent trop de polluants.13 En pratique, cela signifie qu’il faut soit acheter une nouvelle voiture, soit payer une amende. Énormément de gens ont besoin de leur voiture pour aller travailler. C’est donc une mesure antisociale punissant les travailleurs qui ne peuvent pas se permettre d’acheter une nouvelle voiture.

Cet argument rejette la responsabilité et, surtout, les coûts sur l’individu plutôt que sur le fait qu’il n’existe pas d’alternatives en Belgique. Cela individualise le problème tout en laissant de côté les vrais grands responsables des émissions dues aux transports et au transit, tels que les jets privés des millionnaires ou le transport de marchandises qui rejettent bien plus d’émissions qu’une voiture.

Le CD&V, l’Open-VLD, la NVA et leurs prédécesseurs idéologiques ont tellement saboté les transports publics et l’aménagement du territoire qu’il est difficile de faire sortir les gens de leur voiture.

Cette politique aurait pour effet de plonger de nombreuses personnes dans la pauvreté en matière de mobilité plutôt que de résoudre le problème de la dépendance à l’égard de la voiture et des émissions de CO2. Votre accès à la mobilité est déterminé par le montant que vous pouvez payer. Quelqu’un dispose de suffisamment d’argent ? Il peut payer les prix exorbitants liés à sa voiture. Quelqu’un n’a pas suffisamment d’argent ? Il faut alors avoir la chance de disposer d’un bus dans son quartier et de pouvoir se le payer. Il est exact qu’il ne faut pas encourager la dépendance à l’égard de la voiture, mais ne devrions-nous pas commencer par mettre en place une véritable alternative ?

L’autre solution consiste à supprimer le plus grand nombre possible d’obstacles à l’utilisation des transports publics. Cela signifie entre autres éliminer la barrière financière en rendant les transports publics gratuits. Cela veut également dire éliminer l’obstacle lié à son utilisation en faisant des transports publics une meilleure option que la voiture, grâce à un plan de relance et à des investissements supplémentaires.

La mobilité sabotée par la droite

Il est vrai que dans la situation actuelle, il est difficile de réduire drastiquement les déplacements en voiture avec des transports publics gratuits . Mais c’est la faute des choix politiques de la droite. La mobilité est un domaine multidisciplinaire dans lequel de nombreux autres domaines politiques ont un impact. La situation actuelle de l’espace public, qui rend difficile la création d’un réseau de transport public efficace et de qualité, en est le résultat. Cette situation a été créée par l’ancien CVP (aujourd’hui CDCV) avec la loi de Taeye en 1948 qui a permis la fragmentation de notre espace public et le développement linéaire d’habitations le long de chaussées. Mesure qui fut subventionnée par des prêts bon marché. Cela a encouragé la construction de maisons individuelles, grâce à des prêts très avantageux, afin que les gens n’aillent pas vivre dans les villes plus socialistes, mais « près du clocher de l’église ». Il s’agissait donc en grande partie pour le CVP d’imposer son propre intérêt électoral dans la société et l’aménagement du territoire. Ce parti a défendu cela au détriment d’un bon aménagement du territoire, ce qui nous empêche aujourd’hui d’organiser un bon réseau de transport. C’est également le CDCV, la NVA et l’Open VLD qui ont procédé à des économies ces dernières années, entrainant le sous-financement de nos transports publics. Ainsi, le CDCV, l’Open-VLD et la NVA ont rendu l’utilisation des transports publics peu pratique, peu attrayante et coûteuse. L’impact et le coût sont payés par la classe ouvrière, si l’on en croit l’augmentation constante du prix des tickets et des abonnements.

La gratuité des transports publics dans leur état actuel va en effet attirer plus de piétons et de cyclistes que d’autos. Non pas parce que cela ne fonctionne pas, mais parce que le CDCV, l’Open-VLD, la NVA et leurs prédécesseurs idéologiques ont saboté les transports publics et l’aménagement du territoire au point qu’il devient difficile de faire sortir les gens de leur voiture. C’est pourquoi l’introduction de la gratuité des transports publics doit s’accompagner d’investissements importants, d’une réorganisation des transports publics et d’une politique d’aménagement du territoire décisive et de grande envergure. Nous pourrons ainsi rattraper notre retard et faire des transports publics une véritable alternative à la voiture.

Footnotes

  1. NWS, V. (2025, 12 février). La ministre flamande de la Mobilité, Annick De Ridder, confirme : « Les tarifs de De Lijn augmenteront de 18 % ». vrtnws.be. https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2025/02/12/vlaams-minister- van-mobiliteit-annick-de-ridder-bevestigt-tari/
  2. NWS, V. (2022, 28 octobre). Le prix du ticket de train augmente (considérablement) : À partir du 1er
    février, vous paierez près de 9 % de plus. vrtnws.be. https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2022/10/28/ticket-voor- de-trein-wordt-fors-duurder-vanaf-1-februari-beta/ C NWS, V. (2023b, 8 décembre). Les tickets de train deviennent une nouvelle fois plus chers : À partir du 1er février 2024, vous paierez près de 6 % de plus. vrtnws.be. https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2023/12/08/treinkaartje-wordt-bijna-6-procent-duurder/
  3. Benelux. (2021, 26 octobre). Le Luxembourg est le premier pays à instaurer la gratuité des transports publics Nations unies – Pays-Bas. https://unric.org/nl/gratis-openbaar-vervoer-luxemburg/
  4. Vanheerentals, L. (2023, 4 juillet) Sur le sens et le non-sens de la gratuité des transports publics | Fonds Pascal Decroos pour le journalisme spécialisé. https://www.fondspascaldecroos.org/nl/supported-projects/over-de-zin-en-onzin-van-gratis-openbaar-vervoer
  5. Conseil de la mobilité de la Flandre. (2024, 25 octobre). 2024 MORA Conseils sur la pauvreté en matière de mobilité en Flandre. https://www.mobiliteitsraad.be/sites/default/files/documenten/MORA_20241025_Mobiliteitsarmoede_A DV.pdf
  6. Statbel. (2024, 12 septembre). Nombre de voitures par ménage | Statbel. https://statbel.fgov.be/nl/themas/mobiliteit/verkeer/wagenbezit-huishouden
  7. De Lijn. (2024). Rapport annuel De Lijn 2023 [Rapport annuel]. https://publicaties.vlaanderen.be/view- file/67999
  8. Alhassan, J. A. K., C Anciaes, P. (2025). Public transport investments as generators of economic and social activity. Journal of Transport C Health, 41, 101989. https://doi.org/10.1016/j.jth.2025.101989
  9. NWS, V. (2023a, 30 mars). Tous les engagements concernant la liaison Oosterweel seront respectés, réagit la ministre de la Mobilité Peeters. vrtnws.be. https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2023/03/30/alle- engagementen-rond-oosterweelverbinding-zullen-worden-waarge/
  10. Le transfert modal est le changement dans le choix/l’utilisation des moyens de transport pour un autre moyen, souvent vers un mode plus durable et neutre en CO2.
  11. Fransen, K., Neutens, T., De Maeyer, P., C Deruyter, G. (2015, janvier) Spatiotemporal differences in accessibility to employment by car or public transport in East Flanders, Belgium.
  12. Gouvernement flamand. (2020, 4 septembre). Décision du gouvernement flamand définissant les exigences de qualité pour les réseaux principaux et complémentaires et les valeurs cibles pour les opérateurs routiers en ce qui concerne le flux des transports publics. Codex Flanders – Gouvernement flamand. https://codex.vlaanderen.be/PrintDocument.ashx?id=1033714Cdatum=Cgeannoteerd=falseCprint=false #H1099515
  13. Flandre. (2025, février). Zones à faibles émissions (LEZ). https://www.vlaanderen.be/lage-emissiezones- lez