En Europe, la gauche authentique ne peut avancer sans avoir une analyse et une stratégie cohérente contre le néoracisme, le courant identitaire de droite et le néocolonialisme.
Au niveau mondial, le rapport de forces a changé de façon considérable dans les trente années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, avec un puissant mouvement de décolonisation et un puissant mouvement antiraciste, jusqu’aux États-Unis. En témoigne l’adoption par l’Assemblée générale de l’ONU en 1963 de la Déclaration sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Ce texte souligne l’égalité fondamentale de tous les individus et réaffirme que la discrimination entre les êtres humains pour des motifs de race, de couleur ou d’origine ethnique est une atteinte aux droits fondamentaux de la personne. Ce document montre que les classes dominantes ne pouvaient alors plus diffuser et proclamer ouvertement le racisme, comme elles l’avaient fait entre 1850 et la Seconde Guerre mondiale.
Pourtant, à partir des années 80, le racisme — parfois sous de nouveaux habits — et le néocolonialisme sont revenus en force, quasiment en parallèle avec l’offensive néolibérale. Pourquoi ?
La décolonisation, portée par des mouvements de libération nationale, n’a pas apporté l’émancipation attendue. Les anciennes puissances coloniales, mais surtout les États-Unis qui, après la guerre, s’emparent de l’hégémonie, savent que, s’ils ont perdu le contrôle politique direct de leurs empires coloniaux, ils ont encore beaucoup d’instruments pour contrôler le cours économique des ex-colonies et même indirectement leur cours politique (coups d’État, déstabilisation par les services secrets…). Ils « modernisent » leur domination. C’est ainsi qu’on passe, certainement pour le continent africain, d’un régime colonial à un régime néocolonial.
Le célèbre opposant marocain Mehdi Ben Barka a rattaché l’évolution des formes de domination de l’impérialisme à l’évolution économique :
Cette orientation [néocoloniale] n’est pas un simple choix dans le domaine de la politique extérieure ; elle est l’expression d’un changement profond dans les structures du capitalisme occidental. Du moment qu’après la Seconde Guerre mondiale l’Europe occidentale, par l’aide Marshall et une interpénétration de plus en plus grande avec l’économie américaine, s’est éloignée de la structure du 19e siècle pour s’adapter au capitalisme américain, il était normal qu’elle adopte également les relations des États-Unis avec le monde ; en un mot qu’elle ait aussi son “Amérique latine1” .
Le marxiste égyptien Samir Amin pointe cette nouvelle dépendance qui « modernise » le colonialisme :
Ce que l’on appelle l’aide occidentale, ce que l’on appelle les donateurs, les États-Unis, les pays européens, l’Union européenne, le Japon et leurs instruments internationaux imposent aux pays africains la conditionnalité, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent accéder au marché mondial qu’à la condition d’accepter que leur politique nationale soit soumise aux principes du libéralisme, à savoir la privatisation de toutes les activités économiques, des services sociaux, l’ouverture incontrôlée au capital, etc. Les Occidentaux prétendent que les pays qui accepteraient ces règles se verraient bénéficier d’un apport de capitaux gigantesques qui permettraient leur développement ; ce n’est pas le cas. Mais cela donne la possibilité du pillage des ressources naturelles du continent africain, non seulement le pétrole et le gaz, mais également les nouvelles ressources naturelles que sont la terre agricole et, on peut dire, l’eau et l’air2. »
Ce développement du néocolonialisme se conjugue avec l’explosion des dettes extérieures, des échanges inégaux, du non-développement d’une industrie propre et avec l’éclatement d’interventions et de guerres impérialistes néocoloniales (Irak, Afghanistan, Libye, Mali, Côte d’Ivoire…)
La crise du capitalisme, la mondialisation et l’immigration
Avec le néocolonialisme et avec le développement de la mondialisation capitaliste, se développent les migrations modernes. Si les migrations ne sont pas nouvelles dans l’histoire de l’humanité, les immigrations venues des pays du tiers monde vers l’Europe sont en profonde connexion avec la globalisation de l’économie. « D’un côté, l’immigration est le résultat du développement inégal du capitalisme et de l’autre, elle cause aussi son expansion », écrit Samir Amin . En somme, elle est le symptôme et le produit d’une dépendance mutuelle entre les métropoles européennes et les néocolonies.
En Europe, si l’immigration intraeuropéenne se développe jusqu’après la fin de la Seconde Guerre — en particulier des pays du sud de l’Europe comme l’Italie, l’Espagne, la Grèce ou le Portugal vers les centres industriels du nord de l’Europe —, l’immigration extraeuropéenne se développe dans la deuxième moitié du 20e siècle. À mesure que le capitalisme se mondialise (mais aussi que la décolonisation progresse), la classe ouvrière des métropoles s’internationalise : en France, avec une population venant des anciennes colonies africaines du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, mais aussi des colonies d’outre-mer restantes (Antilles) ; en Grande-Bretagne, avec une immigration provenant en particulier des pays de l’ex-empire britannique des Indes (Pakistan, Bangladesh, Inde) et des colonies d’Afrique ; en Allemagne, avec des travailleurs venant en particulier de la Turquie. En Belgique, c’est de l’ancienne colonie du Congo mais surtout du Maghreb et de la Turquie que provient l’immigration.
S’y ajoutent dans toute l’Europe du Nord à partir des années 90 des populations venues d’Europe de l’Est. Et depuis les années 2000 les rejoignent les populations fuyant les guerres au Moyen-Orient et la misère en Afrique. Cette immigration vers la Belgique, comme ailleurs en Europe, se fait par phases : d’abord, elle est initiée par le patronat en fonction du développement du capitalisme d’après-guerre, puis elle évolue avec la crise du capitalisme.
Le syndicaliste et historien Julien Dohet l’écrit :
Après la libération en 1945, le pays se doit de gagner “la bataille du charbon” afin de relancer son économie. Pour sauver la situation, on décide d’appliquer à une plus grande échelle les recrutements par contingent des années 20-30 : c’est le protocole d’accord du 20 juin 1946 avec l’Italie. L’agitation sociale étant grande en Belgique à ce moment, le patronat (et le gouvernement) ne prennent pas de risques : un premier tri est effectué par le clergé italien, un deuxième par la Sûreté belge à l’embarquement en Italie. Et à la première discussion, c’est le retour. Contingentement, tri, bas salaire, conditions sociales désastreuses, permis de travail précaire… tout est mis en place pour faire des immigrés un frein à la lutte des classes, une “armée de réserve” comme le disait Marx. On est loin du thème, cher à l’extrême droite, de l’immigré venant profiter de notre sécurité sociale. La catastrophe du Bois du Cazier à Marcinelle, le 8 août 1956, sera un tournant. Elle met en lumière le rôle et l’importance des immigrés dans l’économie belge. Elle révèle également aux yeux de tous leurs pénibles conditions de travail. Enfin, cet événement provoquera une réaction du gouvernement italien qui rompt l’accord de 1946, obligeant la Belgique à se tourner vers d’autres pays, d’abord européens (Grèce, Espagne…), puis nord-africains (Tunisie, Maroc…). Il faut ici être très clair. Si la Belgique se tourne vers ces pays de plus en plus lointains, c’est parce que le patronat, prétextant comme à son habitude de la concurrence étrangère, refuse d’améliorer les conditions de travail et de rénover le tissu industriel3.
La globalisation capitaliste amène donc à l’émergence de majority-minority cities
La deuxième phase débute avec la crise économique mondiale de 1973. D’un côté, le développement inégal du capitalisme mène à l’amplification des migrations dans le tiers monde. Des campagnes, où les paysans fuient la misère, vers les villes dans les pays d’Afrique et dans certains pays d’Asie, puis des villes vers l’Europe. De l’autre côté, les pays nord-européens durcissent leur politique d’immigration. Le 1er août 1974, le gouvernement belge décide de limiter l’immigration et adopte la doctrine de « l’immigration zéro » et, en 1980, il adopte la première loi sur le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers.
À une immigration voulue, sélectionnée par le patronat en plein développement économique, s’ajoute donc durant les années 80-90 une immigration produite par le développement inégal. Une partie peut s’installer légalement avec des droits politiques et sociaux réduits, une autre est sans papiers et sert directement au développement d’une économie souterraine, sorte de deuxième armée de réserve de travail à côté de celle des chômeurs « légaux ». À partir des années 90 et jusqu’à aujourd’hui, s’y ajoutent deux autres phénomènes de migration en Europe du Nord : une migration extraeuropéenne produite par des conflits au Moyen-Orient et en Afrique, et une migration intraeuropéenne, notamment avec la venue des travailleurs détachés arrivant essentiellement de l’Europe de Est, travaillant dans la construction et le transport.
Aujourd’hui, en Belgique, 1,8 million d’habitants (soit 16 % de la population) sont nés à l’étranger, soit un doublement en un quart de siècle4. Dans la population active, trois personnes sur dix sont d’origine étrangère (soit non belges, soit non belges à la naissance), dont la moitié est originaire de pays hors Union européenne5. Dans la Région de Bruxelles-Capitale, deux tiers de la population sont issus de l’immigration et à Anvers, près de la moitié. La globalisation capitaliste amène donc à l’émergence de « majority-minority cities » : des villes dont la majorité des habitants est formée d’un éventail de minorités. On a vu cette évolution s’installer sur deux générations dans des villes comme Birmingham, Stuttgart, Bruxelles ou Marseille. Les grandes villes connaissent ainsi une diversité considérable, avec des habitants de toutes origines.
Cette immigration ne tombe pas du ciel mais elle est le résultat direct d’une divergence majeure de développement du capitalisme, celle qui oppose les nations impérialistes et les nations opprimées. Souvent issue de la paysannerie, elle va être confrontée à une autre divergence majeure du capitalisme : la polarisation sociale entre Capital et Travail. Dans son immense majorité, elle va rejoindre les rangs de la classe ouvrière, souvent dans les emplois les plus précaires et les plus exploitées : les mines, la construction, le nettoyage… On assiste ainsi à une concurrence et à des tensions multiples sur le marché du travail, avec des phénomènes de délocalisations internes et externes, avec la généralisation de sociétés de sous-traitance employant souvent très majoritairement des travailleurs d’origine étrangère, et des usines maisons-mères employant à majorité des travailleurs belgo-belges.
En somme, en ce début du 21e siècle, l’immigration amène au cœur des métropoles impérialistes la réalité de l’oppression néocoloniale ainsi que l’intensification d’un racisme renouvelé et exacerbé par le contexte de guerres de ce début de siècle.
Après 1989, l’émergence de la nouvelle droite, du racisme différentialiste et du choc des civilisations
L’après-guerre marque d’abord un recul du racisme, car la victoire contre le fascisme et la décolonisation amène à l’isolement politique des forces qui défendent ouvertement le racisme biologique. Puis, après la crise de 1973, au tournant des années 80, il y a résurgence des partis d’extrême droite qui font ouvertement référence au passé colonial et fasciste. On le voit avec la poussée du Front national en France et du Vlaams Blok en Flandre. Mais au-delà des forces nostalgiques du fascisme, d’autres préparent une contre-attaque en se modernisant.
Il ne s’agit plus de hiérarchiser selon des « races supérieures et inférieures » mais bien de distinguer des « cultures » différentes.
La nouvelle droite, cette extrême droite « civilisée » qui a relancé aujourd’hui le nationalisme identitaire dans toute l’Europe, va voir le jour dans les années 60 autour d’Alain de Benoist et du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Elle se donne pour tâche de développer une stratégie métapolitique, une lutte culturelle, un « gramscisme de droite » comme le dira de Benoist. Il s’agit de remplacer le débat idéologique gauche-droite par un discours sur les valeurs et l’identité nationale. Autant cette nouvelle droite va se distancer formellement du racisme « biologique », hiérarchisé « scientifiquement », autant elle va défendre le droit de se différencier dans des structures culturelles homogènes. Il ne s’agit plus de hiérarchiser selon des « races supérieures et inférieures » mais bien de distinguer des « cultures » différentes, dans une sorte de racisme culturel, différentialiste.
Le chercheur Ico Maly déclare :
Cette définition culturelle de la nation et de l’inégalité a remplacé par le racisme culturel le racisme biologique ancien qui était brûlé. Cette redéfinition a permis aux nouveaux penseurs et politiciens de droite de rejeter toute accusation de racisme biologique et de supériorité intrinsèque. Trump utilise ce discours de la même manière. Le racisme culturel est dirigé contre l’invasion des “cultures étrangères” et a rapidement échappé à la marge de la nouvelle droite. Thatcher l’a repris dès 1979 lorsqu’elle a, tout en dénigrant le parti fasciste britannique National Front, prétendu que la Grande-Bretagne était inondée d’étrangers. Cette rhétorique est s’est installée dans le courant dominant à partir des années 90, en Flandre aussi6.
En effet, la chute du socialisme malade à l’Est en 1989 ne signifie pas la « fin de l’histoire » (la célèbre formule de François Fukuyama), mais amène un recul gigantesque dans l’histoire. À la chute du Mur de Berlin succède, deux ans plus tard, la première guerre du Golfe, déclenchée par George Bush père contre l’Irak de Saddam Hussein, guerre dont les conséquences seront terribles. Les États-Unis deviennent la puissance mondiale incontestée qui espère installer une Pax Americana pour cent ans. Enivré par le nouveau rapport de forces mondial, le supplément du New York Times du 18 avril 1993 titre : « Le colonialisme est de retour — Ce n’est pas trop tôt ».
En 1996, Samuel Huntington, l’homme qui a assisté le président Johnson du temps de l’occupation américaine au Vietnam, publie Le Choc des civilisations. Ce livre, qui connaît un retentissement mondial, salué par l’extrême droite mais relayé bien au-delà, développe et popularise des idées essentielles de la nouvelle droite dans cette nouvelle situation. Tout d’abord, Huntington affirme que l’époque de l’opposition des idéologies, celle qui a opposé le capitalisme au communisme, est terminée ; en somme, que la lutte des classes est terminée. Il s’agit de « culturaliser » les conflits, d’adopter un nouveau paradigme.
Pour faire oublier la contradiction entre Travail et Capital, entre libération nationale et impérialisme, Huntington affirme que la contradiction se trouve entre la civilisation du « monde occidental » d’un côté et les civilisations de « l’islam » (« le militarisme musulman ») et du « confucianisme » de l’autre (« l’affirmation de la Chine »). En se plaçant sur le terrain culturel, il évacue la domination économique, l’exploitation, les alliances par-delà les « blocs culturels » (comme celle entre les États-Unis et l’Arabie saoudite)… D’autre part, Huntington affirme que la civilisation occidentale a des valeurs, comme la démocratie politique, la liberté individuelle ou les droits de l’homme, qui ne sont pas universelles mais qui lui sont propres et que d’autres civilisations ne peuvent adopter.
Cette articulation « culturelle » justifiant colonialisme et racisme n’est pas nouvelle. Dès le 19e siècle, le colonialisme s’est appuyé sur une justification culturelle de supériorité, opposée au marxisme. Ainsi, en 1883, année de la mort de Marx, sort en Autriche Der Rassenkampf (la lutte des races) de Ludwig Gumplowicz, livre qui s’oppose à la lutte des classes comme clé pour comprendre l’histoire. Le célèbre libéral français Tocqueville écrivait au même moment : « La race européenne a reçu du ciel ou a acquis par ses efforts une si incontestable supériorité sur toutes les autres races qui composent la grande famille humaine, que l’homme placé chez nous, par ses vices et son ignorance, au dernier échelon de l’échelle sociale est encore le premier chez les sauvages7. » En Grande-Bretagne, Benjamin Disraeli, écrivain, Premier ministre britannique, inspirateur du Parti conservateur, défend au milieu du 19e siècle que la race est la « clé de l’histoire », que « tout est race : il n’y a pas d’autre vérité » et que ce qui constitue une race « est une seule chose : le sang8 ». Il voit là l’explication du cycle historique partant de la conquête de l’Amérique, en passant par la guerre de l’opium en Chine, jusqu’au triomphe de l’Empire britannique. On n’est pas loin de ce qu’Huntington appellera le « choc des civilisations ».
Comme au 19e siècle, la révolution culturelle de la nouvelle droite est conçue et propagée à partir d’objectifs stratégiques. Pour préparer les esprits à de nouvelles guerres et occupations au Moyen-Orient, Huntington met en avant de prétendues grandes différences « identitaires » entre « l’Occident » et « l’islam ». Pour préparer le monde à une attaque stratégique contre la Chine, on pave déjà le chemin en avançant de supposées différences « culturelles » entre « l’Occident » et le « confucianisme chinois ». Avec cette analyse, il n’est plus question d’intérêts économiques fondamentaux, de classes sociales, de contrôle des matières premières, de conquête de nouveaux marchés ou d’expansion stratégique.
Cinq ans après la parution du livre de Huntington, les attentats du 11 septembre 2001 vont être le prétexte à des guerres américaines au Moyen-Orient
Cette conception du « choc des civilisations » conduit, chez Huntington, au développement d’un racisme « culturel », « civilisationnel », particulièrement focalisé en Europe contre les populations d’origine maghrébine, turque, pakistanaise de confession musulmane. Huntington affirme ainsi que l’immigration est « source de vigueur » pour l’Occident s’il s’agit « d’individus qualifiés et énergiques » et si les « nouveaux immigrés sont assimilés culturellement à la civilisation occidentale9 ». Et, bien au-delà des questions économiques, il pointe comme danger pour les sociétés les problèmes de « déclin moral » et de « suicide culturel ». Il met en garde : « la culture occidentale est contestée par certains groupes à l’intérieur même des sociétés de l’Ouest », ce qui « est particulièrement net chez les musulmans installés en Europe10. »
Huntington avance ainsi les thèmes essentiels repris aujourd’hui par Trump, Baudet, Waucquiez, De Wever… D’abord, la culture remplace l’idéologie, dans une bataille visant à éradiquer toute lutte sociale commune. Ensuite, le racisme biologique discrédité est remplacé par un néoracisme, un racisme culturel, différentialiste, de supériorité de la culture occidentale. En fait, le but est de diviser la population à l’intérieur et de faire la guerre à l’extérieur. Cinq ans après la parution du livre de Huntington, les attentats du 11 septembre 2001 vont être le prétexte à des guerres américaines au Moyen-Orient (Afghanistan, Irak, Libye) et à un racisme débridé qui va pénétrer le monde politique occidental bien au-delà des cercles habituels de l’extrême droite.
La gauche, l’antiracisme et l’anticapitalisme
Néocolonialisme et guerres impérialistes, immigration, néoracisme et nouvelle droite sont des défis énormes auxquels doit faire face la gauche authentique. Particulièrement dans le contexte actuel de l’Union européenne qui est dans une crise économique profonde depuis 2008, mais qui est aussi dans une crise politique des forces traditionnelles. La colère contre une Union européenne autoritaire qui impose austérité, dérégulation et bas salaires se manifeste en effet de manière contradictoire. On assiste d’un côté au retour des nationalismes et à un racisme de plus en plus ouvert avec l’émergence du courant identitaire de l’AfD, de la Ligue du Nord, de Le Pen, de Baudet et de Wilders… Les idées de la nouvelle droite pénètrent aussi des partis néoconservateurs comme la N VA de Bart De Wever, les Tories en Grande-Bretagne ou les Républicains en France avec Laurent Waucquiez.
De l’autre côté, des courants de gauche radicale (de natures souvent différentes) émergent à gauche de la sociale-démocratie traditionnelle avec la montée d’Unidos Podemos en Espagne, de la France insoumise en France, de Corbyn en Grande-Bretagne ou du PTB en Belgique. Ces courants sont placés devant des défis cruciaux dans la course contre la montre face à l’extrême droite et ne peuvent pas passer à côté d’une lutte acharnée contre le racisme. La gauche radicale doit faire une critique conséquente de la voie suivie depuis plus d’un siècle par le socialisme impérial, la sociale-démocratie. Celle-ci n’a ni fait reculer le capitalisme ni contré le racisme. Et cette critique ne peut pas se limiter à la critique de son tournant social-libéral. Comme à toutes les périodes du développement du capitalisme, limiter la critique du capitalisme à un axe binaire Capital-Travail dans un cadre national serait non seulement politiquement étroit, mais pourrait voir la gauche se mettre à la remorque des classes dominantes.
La faillite idéologique de la sociale-démocratie ne s’est pas seulement produite sur le terrain social mais aussi sur le terrain des guerres et sur le terrain du chauvinisme. Car à l’accommodement au colonialisme avant les deux guerres mondiales a succédé chez les sociaux-démocrates le soutien aux aventures néocoloniales et aux guerres impérialistes, depuis le soutien du social-démocrate Guy Mollet à la guerre d’Algérie jusqu’à la guerre d’Irak soutenue par Tony Blair, en passant par la Françafrique poursuivie par Mitterrand et le soutien à l’Otan, de Paul-Henri Spaak à Willy Claes.
Car à l’arrivée des immigrés, vus uniquement par les dirigeants sociaux-démocrates comme des concurrents salariaux aux travailleurs autochtones, a succédé une politique gouvernementale qui a été loin d’être émancipatrice. Pour la gauche marxiste, il s’agit de coupler les combats sociaux à la lutte contre le racisme et pour l’égalité des droits. C’est ce qu’a fait le mouvement social dans notre pays, qui a obtenu que les travailleurs étrangers aient le droit de vote aux élections sociales dès 1971, qui s’est battu pour les régularisations collectives successives de sans-papiers de 1974 à 1999, qui a lutté pour l’égalité des droits (Objectif 479 917) menant à la nouvelle loi facilitant l’accès à la nationalité au tournant des années 2000. Il s’agit aussi d’y coupler une vision internationaliste, capable de développer des mouvements qui luttent contre la guerre et le néocolonialisme ainsi que contre le racisme, comme on l’a vu par exemple en 2002-2003 en Grande-Bretagne où le mouvement contre la guerre en Irak était combiné à une lutte contre l’islamophobie.
Ce combat contre le racisme se fait sur tous les terrains — économique, politique et idéologique — car le racisme n’est pas étranger au capitalisme. Économiquement, il est utilisé pour intensifier la concurrence entre travailleurs (sous-traitances, dumping social, travail au noir…). Politiquement, il permet aux classes dominantes de diviser la classe des travailleurs dans les métropoles et de justifier les guerres coloniales et néocoloniales. Idéologiquement, il permet de mettre la classe des travailleurs à la remorque de la vision du monde de l’establishment.
La politique sociale-démocrate détachées des luttes de classes arrange la nouvelle droite
La lutte contre le racisme passe par une lutte portée par toutes les composantes des classes populaires, contre les discriminations en droits et en pratique. Les travailleurs issus de l’immigration sont confrontés à deux oppressions. À côté des injustices et de l’exploitation communes à tous les travailleurs, ils vivent la discrimination sur la base de la couleur de peau, de l’origine ou de la religion. Si les groupes discriminés luttent seuls, ils seront isolés et battus. Et si les groupes de la classe ouvrière non discriminés restent indifférents à cette oppression, ils seront pour l’establishment des proies faciles. En somme, la classe ouvrière doit être unie pour gagner mais elle ne peut être unie que si elle prend au sérieux la lutte contre le racisme.
La lutte contre le racisme doit se mener de pair avec la lutte sur le terrain social. Elle ne doit pas se séparer d’elle. Quand la sociale-démocratie, style Clinton ou Hollande, participe main dans la main avec la droite à l’offensive néolibérale ou aux guerres néocoloniales, les différences avec la droite conservatrice ne se situent plus que sur des terrains éthiques et culturels, détachés de la lutte des classes. Il est impossible pour ces partis de lutter contre les discriminations dans l’emploi, l’enseignement, les logements sociaux et d’avoir un soutien populaire s’ils participent eux-mêmes à réduire sensiblement l’offre d’emploi et les logements sociaux, et à couper dans les budgets de l’enseignement pour tous. C’est une politique sociale-démocrate qui arrange cette nouvelle droite, et qui fait dire à Bannon, idéologue du courant Alt-Right et conseiller de la campagne de Trump : « Si la gauche se centre sur la race et l’identité et si nous nous allons dans le sens du nationalisme économique, nous pouvons écraser les démocrates11. »
Des tenants libéraux de l’esclavagisme aux partisans de la nouvelle droite, tous ont voulu déplacer le combat du terrain social au terrain du « conflit culturel et identitaire » pour gagner à eux une partie de la classe des travailleurs. Ils veulent diviser ceux d’en bas pour qu’ils ne visent pas ceux d’en haut.
La gauche authentique doit mener bataille pour imposer les termes du débat, les porter sur les questions cruciales sociales, environnementales et démocratiques qui unissent la large classe des travailleurs de toutes origines. Elle doit réaliser l’unité de cette classe et lutter contre le racisme. C’est un défi d’autant plus urgent que plus de la moitié de la population des grandes villes a des racines dans l’immigration.
Face au mélange paradoxal d’internationalisme du capital et de son nationalisme réactionnaire, la classe ouvrière ne peut s’offrir le luxe du chauvinisme ou du repli sur soi. Elle sait, par l’histoire, que la guerre et le néocolonialisme ont été des vecteurs puissants pour « corrompre la conscience politique des classes populaires », pour reprendre les termes de Lénine. La lutte contre les guerres, la lutte pour la solidarité internationale est aussi indispensable dans la lutte contre le racisme.
Footnotes
- Mehdi Ben Barka, « Option révolutionnaire au Maroc », Écrits politiques 1957-1965, Syllepse, Paris, 1999, p. 229-230.
- Samir Amin, « Le colonialisme, c’est l’abolition formelle de la souveraineté nationale », interview RFI, 13 mars 2017.
- Julien Dohet, « Les immigrés et le syndicalisme », Territoires de la mémoire, no 9, avril-juin 1999.
- « Migratieland Belgïe », De Standaard, 3 février 2018.
- « Tweede generatie, tweede rang », De Standaard, 5 février 2018.
- Ico Maly, Nieuw Rechts, EPO, 2018, p. 103.
- Cité dans Losurdo, La lutte des classes, Delga, 2016, p. 40.
- Cité dans Losurdo, id., p. 39.
- Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 2015, p. 457.
- Samuel Huntington, id., p. 458.
- Interview de Stephen Bannon par Robert Kuttner, « Steve Bannon, Unrepentant », The American Prospect, 16 août 2017. Cité dans De Tijd, 18 août 2017.