Le système alimentaire mondial était déjà en crise. La guerre en Ukraine n’a fait qu’empirer la situation. Le capitalisme continue à plonger encore et toujours des millions de personnes dans la faim.
Le premier tank russe n’avait pas encore franchi la frontière que l’industrie pétrolière étasunienne était déjà invitée à multiplier les forages. Aujourd’hui, c’est au tour de l’alimentation. La Russie et l’Ukraine avaient fourni à peu près 30 % des exportations mondiales de blé en 20211. Cette année, le prix du blé a atteint un niveau record à environ 12,94 dollars le boisseau (il avait débuté l’année à 7,55 dollars). Le Financial Times rapporte que la Farm Service Agency envisage d’assouplir les restrictions fédérales sur les terres2.
La hausse des prix des denrées alimentaires va entraîner une augmentation du nombre de personnes souffrant de la faim. Ce n’est pas en semant aujourd’hui que l’on résoudra la malnutrition causée par la guerre de la Russie contre l’Ukraine. La saison est terminée pour le blé d’hiver étasunien. Plus au nord, seule une petite minorité d’agriculteurs canadiens prend la peine de planter davantage pour la récolte de printemps. Mais même si les agriculteurs pouvaient contrôler les saisons, le sol et la pluie, le blé de printemps ne serait pas prêt avant quatre mois. Les marchés sont déjà en train de fixer les prix de cette pénurie. Dans le monde entier, les spéculateurs des comptoirs d’achat de céréales se préparent à empocher des dividendes colossaux, alors que les récoltes sont maigres.
Vagues de faim
L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture a calculé que les prix des denrées alimentaires pourraient augmenter de 8,5 % d’ici 2026-20273. Cela plongera 13,1 millions de personnes supplémentaires dans la malnutrition, principalement dans les régions d’Asie-Pacifique et d’Afrique subsaharienne.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie scelle un destin déjà fixé par des réponses économiques et politiques gravement inadéquates au COVID-19.
L’effroyable statistique de 2014 indiquant que 606,9 millions de personnes (soit environ 8,3 % de la population mondiale) étaient sous-alimentées peut cependant apparaître comme le moment où l’humanité a été au plus près d’éradiquer la faim au 21e siècle. En 2020, lors de la pandémie de COVID-19, 118 à 161 millions de personnes sont venues s’ajouter à ces chiffres. Bien que les chiffres de 2021 soient encore provisoires, on considère largement que la malnutrition s’est aggravée dans les pays du Sud, les projections de l’USDA suggérant une augmentation d’environ 7 %. La guerre en Ukraine entraîne encore 8 à 13 millions de personnes mal nourries supplémentaires. Pendant ce temps, l’aggravation de la sécheresse dans la Corne de l’Afrique pourrait exposer 20 millions de personnes à un risque de famine4. En 2022, nous aurons de la chance si seulement 830 millions de personnes doivent survivre avec moins de 2 100 calories par jour.
L’invasion de l’Ukraine scelle un destin déjà fixé par les réponses économiques et politiques au COVID-19 gravement inadéquates. La hausse des prix et l’aggravation de la faim déclenchées par la guerre provoqueront une vague de révoltes, tout comme ce fut le cas lors de précédentes flambées des prix alimentaires. On se souvient des manifestations de 2010 qui ont inauguré le Printemps arabe, de la vague de protestations de la faim de 2007-2008, de Haïti à l’Italie, et des émeutes liées au Fonds monétaire international (FMI) dans les années 1980 et 19905. À la différence près que, cette fois, ce sera pire.
Des terres brûlées par le changement climatique
Pour illustrer la complexité de l’urgence actuelle, prenons l’exemple d’une page particulièrement sombre de l’histoire de la faim qui date de 2010. Cette année-là, une énorme perturbation du jet-stream de l’hémisphère nord provoqcue deux catastrophes météorologiques : l’une au Pakistan et l’autre en Russie6. Lorsqu’un cinquième du Pakistan s’est retrouvé sous l’eau, les journaux l’ont à peine mentionné dans leurs titres. En revanche, lorsqu’un dôme de chaleur s’est abattu sur la Russie de juin à août 2010, tuant 55 000 personnes (principalement en raison de la pollution atmosphérique due aux incendies de forêt), la nouvelle a fait le tour du monde. À l’époque, cet événement était supposé ne se produire qu’une fois tous les cinq cents ans. D’ici 2100, on prévoit que de telles vagues de chaleur toucheront l’Europe et l’Amérique du Nord tous les deux ou trois ans7.
Les terres de Russie les plus brûlées par la chaleur et le feu étaient des forêts de pins et des champs de céréales qui avaient été soumis à une succession de cycles d’agriculture industrielle8. La Russie représente plus de 10 % du commerce mondial de bois brut. Les pins sont souvent plantés à des fins commerciales parce qu’ils font du bon bois de construction et résistent mieux à la sécheresse que d’autres espèces commerciales. Cependant, à l’échelle industrielle, les limites du pin commencent à se faire sentir.
Les forêts de pins cultivées pour le commerce sont peuplées d’arbres du même âge afin de faciliter la plantation et la récolte. Imaginez donc des champs d’arbres disposés géométriquement, tous de hauteur identique. En l’absence du mélange complexe d’espèces et d’arbres d’âges différents que l’on trouve dans les forêts anciennes, les jeunes pins sont devenus un combustible idéal sous le dôme de chaleur, brûlant vite et fort.
L’héritage colonial, le changement climatique et le capitalisme sont à l’origine de la famine qui est vouée à empirer au cours de la décennie 2020.
Les cultures alimentaires ont brûlé aussi. Les cultures de maïs, de tournesol, de pommes de terre et de betteraves sucrières de fin de printemps demandent plus d’eau que les cultures céréalières d’hiver et de début de printemps. Du temps de l’Union soviétique, la plantation des cultures de fin de printemps était strictement réglementée. Les règles strictes de rotation des cultures permettaient au sol de retrouver l’humidité perdue lors des récoltes gourmandes en eau des rotations précédentes. Après l’effondrement de l’Union soviétique, la transition vers l’oligarchie a été saluée par une clique de partisans étasuniens du libre-échange, dont Jeffrey Sachs et Larry Summers, comme le relate Janine R. Wedel dans son essai de 1998, The Harvard Boys Do Russia9. Les forces du marché ont levé les restrictions imposées par le gouvernement qui définissaient des moments spécifiques où planter certaines cultures.
Bon nombre des régions les plus touchées en 2010 avaient procédé à des cultures de printemps tardives pendant huit ou neuf ans au cours de la décennie précédente ; elles ont payé un bien plus lourd tribut à la sécheresse que d’autres régions, où ces cultures avaient été pratiquées moins de cinq années au cours des dix années précédentes. La combinaison de terres desséchées et du changement climatique a multiplié par treize le risque de canicule. Un sol plus sec, dont le marché libre s’acharne à prélever les infimes réserves d’eau restantes, rend les grandes chaleurs plus intenses et plus étendues10.
Le capitalisme double la misère
Face aux catastrophes agricoles, il est parfois difficile de déterminer si elles sont davantage dues aux effets du changement climatique ou au capitalisme. L’économie des systèmes alimentaires mondiaux a certainement une responsabilité dans l’inflammabilité des terres. Parfois, il est encore plus facile d’identifier la responsabilité du capitalisme.
Au début du mois d’août 2010, alors que les incendies se propageaient, le département de commerce céréalier de Glencore International Grain Company, basée à Zurich, a prié Moscou d’interdire les exportations de blé11. Les incendies avaient réduit les prévisions de récolte de céréales dans la ceinture céréalière sibérienne, et les prix déjà élevés mettaient les négociants en céréales dans l’embarras. Eux qui s’attendaient à disposer de céréales bon marché pour honorer leurs contrats ont vu les pics de prix provoqués par les incendies leur faire perdre d’énormes sommes d’argent à chaque livraison de blé. Une restriction à l’exportation équivalait à une manière d’échapper gratuitement à ses obligations contractuelles. Si Moscou déclarait une interdiction, les négociants pouvaient invoquer une clause de force majeure dans leurs contrats : ce n’était pas leur faute si la Russie décidait unilatéralement de changer les règles du jeu. Avec une telle disposition, les traders pouvaient laisser tomber leurs engagements inconsidérés comme s’ils n’avaient jamais existé. Deux jours après l’appel de Glencore, la Russie annonçait une interdiction d’exportation, entraînant des hausses des prix du blé inédites depuis la crise alimentaire mondiale de 200812.
Dans l’ensemble du système commercial mondial, cette flambée des prix a mis en évidence un régime de règles d’échange forgées par la colonisation européenne et des décennies d’intervention axée sur la dette par des organisations telles que la Banque mondiale et le FMI. Les pays du Sud ont longtemps été encouragés à ne pas cultiver de nourriture et à ne pas gaspiller de ressources en stockant des céréales en prévision d’urgence locale, mais plutôt à se concentrer sur les produits d’exportation tropicaux (thé, cacao, sucre, coton, café, tabac, bois) qu’ils pouvaient échanger contre des dollars pour rembourser la dette dont ils avaient souvent été illégitimement accablés. En cas de besoin urgent en céréales, les chaînes d’approvisionnement du marché répondraient à la demande grâce à leur souplesse. Après la grande récession de 2008, l’orthodoxie bancaire internationale (œuvre de Larry Summers, une fois de plus) a exigé l’austérité. Les prix des produits de première nécessité, et notamment du carburant, se sont envolés. Les gouvernements ont été encouragés à laisser la pauvreté en énergie se faire sentir, afin que les forces du marché puissent développer leur puissance magique.
Le Mozambique a été particulièrement touché en 2010. La colonisation portugaise a transformé le régime alimentaire du Mozambique ; le pain blanc est devenu un aliment de base malgré l’absence de culture du blé dans les environs du Mozambique. L’agriculture locale n’a jamais répondu à cette nouvelle demande locale : en 2010, le pays importait plus de 90 % de son blé13. L’interdiction des exportations russes a entraîné une hausse de 17 % du prix du pain14.
Accompagnée d’augmentations à deux chiffres des prix de l’énergie et de l’eau, la flambée du coût du pain a déclenché des émeutes de la faim. La police étant elle aussi soumise à des budgets d’austérité, elle disposait de moins de fonds pour acquérir du matériel de contrôle des foules. Lorsqu’elles ont manqué de balles en caoutchouc pour tirer sur les manifestants, les autorités sont passées aux balles réelles. Début septembre à Maputo, six personnes, dont deux enfants, ont été tuées. Les protestations se sont intensifiées et se sont étendues à la ville de Chimoio. Dix jours plus tard, 600 personnes avaient été blessées et 13 étaient mortes15.
Depuis, l’insécurité alimentaire au Mozambique n’a fait qu’augmenter, de 24,9 % en 2009-2011 à 31,2 % en 2018-202016. L’actualité de l’Afrique australe est bien sombre en ce printemps 2022. En mars, le Mozambique a été frappé par le cyclone Gombe, un ouragan de catégorie 3. Le pouvoir d’achat avait déjà baissé en raison du prix élevé des carburants. La guerre civile dans le nord du pays a encore aggravé la pauvreté. Comme l’observent les Nations unies, la demande en blé au Mozambique, à l’instar de la plupart des pays du continent, semble impossible à satisfaire et les prix ne semblent pas près de baisser.
Révoltes alimentaires
Des troubles sont à prévoir. Lors de la dernière flambée de révoltes alimentaires, en 2008, puis lors du Printemps arabe de 2010, les communautés sont descendues dans la rue, exigeant un changement de la part de leurs gouvernements. En Inde, la plus grande démocratie du monde où Narendra Modi a également provoqué la plus grande manifestation du monde, les agriculteurs ont réussi à faire reculer certaines des politiques économiques qui avaient été introduites sous couvert de la pandémie. Malgré cela, l’espoir s’y amenuise : la faim s’est aggravée de façon catastrophique vu la mauvaise gestion de la pandémie par Modi.
Les pays du Sud ont longtemps été encouragés à se concentrer sur les produits d’exportation tropicaux.
Depuis les dernières révoltes alimentaires, les autocrates ont eu l’occasion de parfaire une hégémonie de clientélisme et de mensonges. Lorsque la nouvelle de l’aggravation de la crise alimentaire est tombée, les responsables politiques du pays ont réagi rapidement et sans ambages : cette information, ont-ils annoncé, était fausse. Pendant ce temps, la classe politique du pays avait réussi l’impossible lors des dernières élections régionales. Dans les districts où les agriculteurs sont majoritaires, et où les dirigeants agricoles nationaux avaient fait campagne contre le BJP (le parti de Modi), celui-ci l’avait tout de même emporté17. Au cours des années qui ont suivi la dernière crise alimentaire, en Inde comme ailleurs, l’extrême droite a détricoté sans pitié les institutions de la démocratie et réprimé constamment les mouvements prônant le changement. Lors de la prochaine vague de rébellions alimentaires, tout porte à croire que les voix dissidentes seront muselées de manière bien plus brutale qu’au Mozambique, que lors du Printemps arabe ou encore du soulèvement de 2008 en Haïti.
L’héritage colonial au Mozambique, le changement climatique en Russie et le capitalisme sur les marchés mondiaux expliquent en partie pourquoi des centaines de millions de personnes sont descendues dans la rue pour protester contre la faim en 2008 et 2010. Mais la faim ne fera qu’empirer au cours de la décennie 2020. Quatre facteurs supplémentaires viennent désormais exacerber le colonialisme, le changement climatique et le capitalisme : le COVID, les conflits, l’agriculture chimique et l’opportunisme frénétique.
Le changement climatique a entraîné des sécheresses dans les régions céréalières des États-Unis et d’Amérique latine. Cela va dans le sens des prévisions selon lesquelles 60 % des zones de production céréalière du monde connaîtront de graves pénuries d’eau d’ici la fin du siècle, en plus des diverses vagues de conditions météorologiques extrêmes qui frappent actuellement la planète18.
Malgré des efforts grassement financés pour faire passer un ralentissement de la crise pour sa fin, le COVID est toujours un problème mondial. Les perturbations de la chaîne d’approvisionnement, et les profits qui en découlent pour les entreprises, ont entraîné une hausse des prix des produits de base, au détriment des plus pauvres. L’augmentation du coût de la vie se conjugue avec le problème chronique des soins de longue durée. Sous le capitalisme, les compromis que les gens sont obligés de faire quotidiennement entre se soigner, l’auto-exploitation, se nourrir et se loger ne feront que s’aggraver. Le fardeau du COVID continuera de peser de manière disproportionnée sur les épaules des femmes des communautés à faible revenu19.
Les conflits, bien sûr, sont antérieurs à la guerre en Ukraine et se poursuivent parallèlement à celle-ci, du Yémen à la Syrie en passant par le Myanmar et le Mexique. L’arme la plus scandaleuse mise au point par l’industrie de l’armement, la mine antipersonnel, a été disséminée dans les champs cultivés du monde entier. Chaque affrontement armé entraîne l’interruption des chaînes d’approvisionnement alimentaire, les champs ne sont pas assez exploités ni entretenus, les sources de nourriture nécessaires à la survie sont coupées, les fonds sont détournés de la sécurité sociale au profit de la sécurité militaire, et les réfugiés sont contraints à la dépendance alimentaire loin de chez eux, parfois pendant des dizaines d’années.
Le colonialisme façonne à la fois le goût pour le blé et ses voies d’acheminement modernes. Si l’Inde et l’Argentine sont devenues des solutions de repli pour la production de blé hors saison, c’est uniquement pour satisfaire les intérêts coloniaux britanniques (et le commerce céréalier des États-Unis dans le cas de l’Argentine). Le colonialisme n’a pas seulement modifié les goûts des consommateurs ; les moyens de satisfaire ces nouveaux modes d’alimentation constituent la trame même du colonialisme. En pleine crise des chaînes d’approvisionnement, il est bon de rappeler que c’est à la naissance du capitalisme racial, au 15e siècle, qu’elles ont commencé à s’étendre à l’échelle continentale. À ce sujet, Stefano Harney et Fred Moten, dans leur magistral All Incomplete (2021), affirment que la logistique, en « convertissant tout ce qui se trouve sur son chemin en un temps et un espace coordonnés pour la propriété […] est la science des blancs qui est aussi la science de la destruction des modes de vie des peuples colonisés20 ».
L’agriculture chimique a renforcé l’approvisionnement en céréales en provenance des colonies. Le chimiste William Crookes s’est prononcé en 1898, dans l’Agricultural Journal of the Cape of Good Hope, sur l’urgence de la fixation de l’azote atmosphérique : « À moins de pouvoir la classer parmi les certitudes à venir, la grande race caucasienne cessera d’être la première dans le monde, et sera évincée tout bonnement par des races dont la survie ne dépend pas du pain de blé21. » L’importance des engrais chimiques dans le régime alimentaire moderne n’a cessé de croître. Les fusions successives des acteurs de l’industrie des engrais a mis les agriculteurs face à un choix restreint. Aux États-Unis, le marché des engrais potassiques est entièrement contrôlé par Nutrien et la Mosaic Company. 75 % des engrais azotés sont contrôlés par CF Industries, Nutrien, Koch et Yara-USA22. Aujourd’hui, alors que la guerre en Ukraine fait rage, certains des plus grands exportateurs d’engrais ont quitté la scène. La Russie est le premier exportateur d’engrais azotés (un produit obtenu essentiellement en traitant du gaz naturel avec de l’azote atmosphérique) et le deuxième exportateur mondial d’engrais phosphatés et potassiques, tous deux traités à partir de minerais provenant du sous-sol russe.
Le capitalisme ne cesse d’inventer de nouveaux modes de captation des ressources grâce aux marchés mondiaux. Dans Oceans of Grain (2022), Scott Reynolds Nelson nous rappelle que l’interchangeabilité des contrats de blé n’est pas un accident. Pour que du blé négocié à Chicago puisse se substituer à du blé vendu en mer Noire, il faut tout un passif de domination militaire, économique et politique des États-Unis, tissé dans les luttes européennes pour la paix, la terre et le pain. Aujourd’hui, suite à un mécanisme de fusions successives, quelques entreprises se retrouvent en position d’extrême domination du marché.
Un alibi aux exploiteurs de la terre
Au niveau mondial, une poignée de sociétés de commerce des céréales tiennent entre leurs mains les produits de base échangés au niveau international23. Ce 25 mars, alors que les obus russes tombaient sur les installations d’expédition de céréales à Marioupol, le cours des actions d’Archer Daniels Midland et de Bunge atteignait des sommets historiques. Si elles avaient été cotées en bourse, il en aurait été de même pour Dreyfus et Cargill. Depuis, le cours de ces actions a encore grimpé.
Alors que tout le monde, de McDonald’s à Louis Vuitton, a quitté Moscou, le Wall Street Journal rapporte qu’un groupe rassemblant des négociants internationaux en céréales et des entreprises chimiques est resté sur place. Invoquant dans le Wall Street Journal des préoccupations humanitaires, Archer Daniels Midland, Bayer et Cargill affirment qu’ils vont tenir bon, spéculateurs bien malgré eux de la faim et de la misère, au service d’un système qu’ils prétendent ne pas apprécier particulièrement. Au risque de faire des bénéfices, à leur corps défendant24.
Les casinotiers qui distribuent les cartes de la faim dans le monde s’apprêtent à toucher des dividendes exceptionnels.
Cela nous amène à l’opportunisme frénétique. La catastrophe a fourni un alibi aux exploiteurs de la terre et du travail pour redoubler d’ardeur. Dans le système alimentaire, l’état d’exception de la guerre lève toutes les contraintes, qu’il s’agisse de permettre au président brésilien Jair Bolsonaro d’utiliser la pénurie d’engrais pour exploiter des mines en Amazonie sur des terres indigènes ou de la décision de reporter les lois qui auraient permis de réduire l’utilisation des pesticides par l’Union européenne.
Le Financial Times rapporte que la Farm Service Agency des États-Unis envisage d’assouplir les restrictions fédérales sur les terres. Ouvrir plus de terres à l’agriculture en avril est aussi insensé que déraisonnable. Le blé d’hiver américain est semé à l’automne, et les semis de blé de printemps se limitent aux bandes nord des Dakotas et du Montana.
Des tendances similaires s’observent en Afrique. Dans le Time Magazine, Agnes Kalibata, présidente de l’Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA), a proposé des solutions à la crise de la faim, suggérant que les agriculteurs africains soient autorisés à accéder aux engrais pour produire davantage de nourriture, le prix de ces mêmes engrais ayant depuis atteint des sommets, avec une hausse de 30 % depuis le début de l’année25. Cette stratégie défendue par l’AGRA a été encouragée de manière agressive au cours des quinze dernières années.
La Fondation Bill et Melinda Gates a élaboré un plan visant à transformer les agriculteurs africains en agriculteurs commerciaux sur le modèle de ceux des États-Unis, totalement dépendants des importations d’engrais et de pesticides. Leur plan d’un milliard de dollars visait à « catalyser une révolution agricole en Afrique ». Selon une évaluation menée par leurs propres consultants, il s’est soldé par un échec cuisant. Les évaluations indépendantes, telles que celles menées par Tim Wise, sont beaucoup plus incisives26. Le plan a été lancé en 2006 avec pour objectifs d’atteindre 20 millions de ménages agricoles et de réduire de moitié l’insécurité alimentaire d’ici 2020. Aucun de ces objectifs n’a été atteint. La faim a augmenté de 30 % ; l’argent de Gates et les centaines de millions de dollars de soutien des contribuables n’ont pas servi à grand-chose. Au Mozambique, la faim augmente parallèlement aux importations d’engrais. Si l’AGRA avait fonctionné, c’est le contraire qui se serait produit. L’Agence étasunienne pour le développement international devrait mettre un terme à ces financements.
Solutions efficaces et équitables
Alors, que faire ? Certes, la fraude et l’affairisme dans le secteur du développement ne datent pas d’hier, mais ils sont particulièrement tragiques quand on sait, comme l’a confirmé le récent rapport du GIEC, que le changement climatique impactera surtout les pauvres du Sud. C’est tragique car, de tout temps, y compris aujourd’hui, il y a eu des solutions plus efficaces pour lutter contre la faim. En voici cinq.
L’heure n’est plus aux remèdes confortables consistant à voter avec sa fourchette ou à s’approvisionner sur les marchés de producteurs.
- DES DÉPÔTS : le chef de l’Organisation mondiale du commerce en est réduit à demander aux pays de ne pas stocker de céréales, car il n’y en aura pas assez pour tout le monde s’ils privilégient leurs propres citoyens au détriment des autres27. Après la flambée des prix des denrées alimentaires en 2008, même les consultants de la Banque mondiale ont déclaré que les gouvernements du Sud n’étaient peut-être pas déraisonnables de vouloir avoir accès à des réserves locales de céréales28. Si peu rentables qu’elles soient, de telles réserves représentent un investissement dans la stabilité nationale longtemps négligé par les banquiers. La Chine, soulignons-le, a résisté à l’orthodoxie néolibérale, et possède des réserves de céréales parmi les plus importantes par habitant. Les pays moins puissants n’ont pas cette possibilité.
- DIVERSIFIER : l’homogénéisation des cultures est moins une conséquence de la génétique que de la finance. Les négociants en produits de base ont façonné les marchés mondiaux pour qu’ils proposent des cultures interchangeables. Ce n’est pas un hasard si les négociants en blé peuvent respecter leurs contrats en partant d’une même offre mondiale ; ils en sont les principaux artisans. Bien que les premiers contrats à terme sur les céréales aient été conclus dans le Japon de l’ère Edo, la normalisation mondiale moderne des céréales remonte au Chicago Board of Trade. Ces contrats garantissent une certaine stabilité des prix, affirment les partisans de ce système. La diversification des cultures nécessitera ses propres circuits de gestion des risques et des prix, mais cette garantie n’a pas à être achetée au prix exigé par les casinotiers de l’industrie agro-alimentaire.
- ALLÉGER LES DETTES : les pays du Sud ont rarement la possibilité de façonner leur politique économique car ils sont endettés envers le Nord. Le COVID a rendu encore plus difficile le remboursement de cette usure. Le Suriname, le Belize, l’Équateur et la Zambie sont tous en défaut de remboursement. Des manifestations ont déjà eu lieu au Sri Lanka cette année. De temps en temps, les banquiers des pays riches font une pantomime d’appels à l’annulation de la dette ou offrent une aide au développement à l’étranger29, qu’ils font miroiter comme une sorte de réparation. En 2019, cette aide représentait 152 milliards de dollars. La dette détenue par le Nord sur le Sud atteint 7 8 00 milliards de dollars. Avec l’augmentation des taux d’intérêt, les gouvernements du Sud endettés par les financiers du développement seront confrontés à un choix encore plus cornélien, à savoir payer les riches ou nourrir les pauvres. Le Royaume-Uni, à lui seul, a siphonné depuis 1765 64 820 milliards de dollars de l’Inde en dollars de 202031. Le préjugé du paysan ignorant qui attend de recevoir la connaissance du citadin ne reflète pas du tout la réalité. C’est la vision coloniale d’une sophistication métropolitaine opposée à la stupidité rustique, qui imprègne encore la réflexion sur les systèmes alimentaires. C’est pour cette raison que ce dernier facteur de solution est à la fois le plus important et le plus difficile.
- DÉCOLONISER : les casinotiers qui distribuent les cartes de la faim dans le monde s’apprêtent à toucher des dividendes exceptionnels car nous vivons dans un système d’exploitation bâti sur des siècles de soif du profit. Il serait absurde d’attendre d’eux qu’ils s’en aillent sans rien dire ; le pouvoir ne concède rien sans exigence. Les exigences de la décolonisation sont nécessairement révolutionnaires et transformationnelles, pour répondre à la trajectoire apocalyptique du capitalisme tardif. L’heure n’est plus aux remèdes confortables consistant à voter avec sa fourchette ou à s’approvisionner sur les marchés de producteurs. Ce ne sont pas des pailles en métal qui démonteront l’architecture de famine mondiale dans laquelle nous vivons actuellement. Il existe des régimes de soins, de réparation et d’indemnisation, qui offrent un réel changement. Pour les gagner, il faudra faire preuve de courage face à un fascisme mondial naissant. Pourtant, les écoles de cette transformation existent déjà, des bidonvilles d’Afrique du Sud aux rues de Détroit en passant par les laboratoires agroécologiques du Mouvement des sans-terre au Brésil. Les politiques existent déjà, elles aussi. À nous de les mettre en œuvre.
Originellement paru dans Boston Review, 4 mai 2022.
Footnotes
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- FAO, id.
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- Hannah Hoag, « Russian summer tops “universal” heatwave index », Nature, 29 octobre 2014.
- Tatiana Loboda, Olga Krankina, Igor Savin, Eldar Kurbanov & Joanne Hall, « Land Management and the Impact of the 2010 Extreme Drought Event on the Agricultural and Ecological Systems of European Russia », Land-Cover and Land-Use Changes in Eastern Europe after the Collapse of the Soviet Union in 1991, p. 173–192.
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- Bryan D. Wright, « International Grain Reserves And Other Instruments to Address Volatility in Grain Markets », Research Observer, vol. 27, 2, août 2012.
- Danisha Kazi, « Modern-day colonialism : Debt crisis in the Global South », PositiveMoney, octobre 2020.
- Utsa Patnaik et Prabhat Patnaik, « The Drain of Wealth », Monthly Review, 1er février 2021.[/npte]. Et pourtant, on veut nous faire croire que le Royaume-Uni est un créancier. Alléger les dettes serait un moyen de sortir de cette situation absurde.
- DÉCOUPLER : les combustibles fossiles jouent un rôle prépondérant dans le système alimentaire moderne, alors qu’il est largement prouvé que la planète ne peut supporter les tentatives humaines récurrentes d’introduire de l’azote dans le sol en utilisant l’énergie enfermée dans le gaz naturel. En revanche, en respectant la limite planétaire pour l’azote, on pourrait nourrir 10 milliards de personnes d’ici 2050. Pour ce faire, il faudra briser l’emprise des industries de l’énergie et de l’alimentaire sur l’économie réelle.La science de pointe pourrait y contribuer. La science la plus récente est celle de l’agroécologie, qui donne de bien meilleurs résultats que l’agriculture industrielle pour toute une série de paramètres. Mais les hommes politiques l’ignorent largement, notamment parce que ses praticiens sont des paysans. La notion de paysan scientifique est jugée contradictoire, même si plus de 8 millions de groupes d’agriculteurs (non pas des individus, donc, mais des associations, principalement dans le Sud) se consacrent à sa pratique30Jules Prety et alii, « Assessment of the growth in social groups for sustainable agriculture and land management », Global Sustainability, vol. 3, 2020.