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Jan Van Eyck comme artiste: une vue Gramscienne

Jan Dumolyn

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Andrew Murray

—25 mars 2020

L’image dominante de l’artiste le présente comme un être qui se distingue du reste de la société par son génie. Cette vision ne tient cependant aucunement compte de la structure sociétale, ni de l’hégémonie.

Karl Marx a écrit: «Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux; ils la font dans des conditions directement données et héritées du passé.» Cette conception fondamentale des sciences historiques est aujourd’hui définie comme l’interaction entre la «structure et l’action», entre les conditions déterminantes de la vie sociale et la liberté d’agir dans cet environnement. Ces considérations sur les limites et le potentiel de l’action humaine constituent l’élément essentiel du marxisme, mais aussi de l’histoire de la catégorie des «artistes».

Les expositions perpétuent le mythe du génie faisant abstraction de la société.

L’idée précède la pensée marxiste de plusieurs siècles. Elle a produit des traditions intellectuelles et les conditions dans lesquelles les marxistes ont dû affiner leur compréhension de la relation entre individu et société. La célèbre citation de Marx présentée plus haut se poursuit par l’idée que les traditions pèsent «comme un cauchemar sur le cerveau des vivants». Les expositions à succès et leurs monographies académiques perpétuent le mythe du génie faisant abstraction de la société en se rebellant contre les mœurs bourgeoises ou en produisant des œuvres censées exprimer des idées et des expériences universelles.

Comme l’affirme l’historien de l’art allemand Otto Karl Werckmeister dans sa critique de l’exposition Images of Man in the Art of the West (1980), les historiens de l’art radicaux ont le devoir politique d’exposer l’idéologie inhérente à ces idées1. Idéalement, cette position critique devrait être comprise dans la littérature des expositions consacrées aux artistes individuels. Une exposition majeure des œuvres du grand peintre Jan Van Eyck (1390-1441), intitulée Van Eyck: une révolution optique (Gand, 2020), coorganisée par Jan Dumolyn, un des auteurs du présent article, en offrira l’occasion.

Van Eyck est un cas particulièrement pertinent pour revoir la notion de l’«artiste». Bien qu’il soit un des peintres les plus célèbres du 15e siècle, le fait qu’il ait été Flamand plutôt qu’Italien ne le fait pas correspondre entièrement au modèle idéal de l’artiste de la Renaissance. Les historiens de l’art ont, par conséquent, considéré que son œuvre et sa carrière émanaient de l’interaction entre de multiples centres de production culturelle, parmi lesquels des cours, des villes et des pays européens.

Individualité et liberté

L’historiographie de la critique marxiste donne un aperçu de l’approche adoptée par celle-ci à l’égard de l’œuvre de Van Eyck et de l’art flamand. Elle montre la manière dont les marxistes ont revu le concept d’«artiste» et permet de comprendre comment ces idées peuvent être approfondies. La critique marxiste de l’«artiste» s’est fondée sur deux éléments principaux. À l’instar de nombreuses recherches historiques, sociologiques et philosophiques non marxistes, le premier élément associe l’artiste à l’histoire de la modernité, de l’individualité et de la liberté créative. L’autre élément conçoit l’artiste comme une émanation de domaines de production et de consommation spécifiques.

Cet aperçu nous permettra d’argumenter en faveur d’une troisième position peu explorée: l’attention accordée au concept d’hégémonie d’Antonio Gramsci et, plus spécifiquement, aux moyens stratégiques par lesquels les artistes manipulent l’idéologie d’une société pour s’assurer un statut social et symbolique. Cette position permet, selon nous, de remédier aux faiblesses de la conceptualisation de l’artiste abordée sous l’angle des deux positions marxistes précitées. La première réifie les concepts d’individualité et de liberté, tandis que l’autre réduit l’action à une fonction du champ social et ne peut donc rendre compte de la façon dont ce champ peut lui-même être influencé par les artistes. Recentrer l’attention sur la conception de l’hégémonie permettrait d’historiciser les artistes dans des domaines sociaux particuliers et de décrire concrètement la façon dont ils induisent des changements dans ceuxci.

Bien qu’elle ait sans doute commencé antérieurement, l’histoire moderne du concept d’«artiste» trouve son origine la plus remarquable dans le livre Vies des Artistes du peintre, architecte et historien Giorgio Vasari (éd. 1550, 1568), le premier ouvrage d’historiographie artistique de l’Occident moderne. Vasari considère les artistes comme des gens courtois, érudits et inventifs; les plus grands d’entre eux, comme touchés par une inspiration et des capacités inexplicables, voire divines. Il attribue ces qualités aux artistes qu’il admire de manière inégale et érige en norme l’œuvre de certains (comme Michel-Ange) ainsi que de certaines villes (comme Florence).

L’exemple de Van Eyck fait ressortir les mérites et les limites des normes érigées par Vasari. La carrière de Van Eyck s’est déroulée loin de Florence et, bien que Vasari ait eu connaissance de l’œuvre et des capacités du peintre, il savait peu de choses sur lui – il pensait, par exemple, que Van Eyck avait inventé la peinture à l’huile. Pourtant, en survolant la vie de Van Eyck, on constate que la description que fait Vasari de l’artiste émergent comporte une part de vérité. Vasari présente, par exemple, Van Eyck comme un homme courtois, érudit, compétitif et conscient de ses capacités. Van Eyck était un courtisan, dont Philippe le Bon, duc de Bourgogne, avait fait son valet de chambre. Il était réputé érudit; le duc louait l’excellence dont il faisait preuve «dans son art et science» – jugement partagé en 1456 par l’humaniste italien Bartolomeo Facio, qui décrivait Van Eyck comme un lecteur de Pline et d’autres ouvrages anciens, «disposant de bonnes bases» en géométrie particulièrement.

L’opposition entre l’artiste libre et moderne et l’artisan médiéval corporatif crée une périodisation inscrivant au 15e siècle une conscience «bourgeoise» postindustrielle.

Van Eyck s’est distingué en tant qu’individu. Il signait également ses œuvres. Son tableau Portrait d’un homme (1433) est d’ailleurs souvent considéré comme un autoportrait. Dans ses œuvres, il s’est représenté dans des objets réfléchissants, le plus célèbre de ces «autoportraits cryptiques» étant le double portrait des Époux Arnolfini (1434). De leur vivant et jusque peu après leur mort, Jan Van Eyck et son frère Hubert (1390-1426) semblent en outre avoir fait l’objet de vénération. L’épitaphe d’Hubert Van Eyck était composée comme suit: «Lepeintre Hubert Van Eyck, tel que jamais plus grand ne futtrouvé» – jugement semblant se référer à la notion moderne et individualiste de l’artiste. Jan a, en revanche, été qualifié de «second dans son art».

Étant donné la distance géographique et temporelle qui les sépare, une analyse historique approfondie est nécessaire pour expliquer les similitudes entre la carrière de Van Eyck et le compte rendu de Vasari sur les grands artistes. L’explication la plus ancienne et la plus influente est celle donnée par l’historien de l’art suisse Jacob Burckhardt dans l’ouvrage Die Kultur der Renaissance in Italien (1860). Burckhardt associe l’émergence de la notion d’«artiste» à la montée globale de l’individualité à la fin du Moyen Âge et au début de la période moderne. En Italie, la mosaïque des petites villes-États et des régimes despotiques – ne faisant l’objet ni de l’unification de la papauté ni de l’Empire – a créé les conditions qui ont permis aux dirigeants d’étendre et de maintenir leur pouvoir par la manipulation calculée des réseaux et les opportunités politiques. Dans ces conditions précaires, l’État lui-même constituait une «œuvre d’art», et les serviteurs et conseillers des dirigeants, y compris leurs poètes et leurs artistes, devaient, pour survivre et faire progresser leur carrière, évaluer leurs capacités et ressources individuelles et agir en conséquence. Bien que centrée sur la péninsule italienne, la corrélation établie par Burckhardt entre la formation de l’État et la montée de l’individualité a donné lieu à un modèle général de développement culturel, conférant à l’Italie le statut de «premier-né des fils de l’Europe moderne».

Art bourgeois?

Dans la première moitié du 20e siècle, une série d’historiens de l’art marxistes ont cherché à revoir la thèse de Burckhardt. Frederick Antal, Meyer Schapiro et Arnold Hauser notamment, ont continué à associer l’artiste à la liberté et à la créativité, comme le faisait Burckhardt, mais ils trouvaient les conditions de cette liberté dans le travail productif. Cette thèse a permis de repousser les origines de l’artiste moderne dans la classe des artisans médiévaux.

Cette argumentation avait déjà été développée dans les années1920 et 1930 par l’historien de l’art Meyer Schapiro, qui voyait dans les thèmes monstrueux et acrobatiques de la sculpture romanesque l’expression de la culture séculaire des bourgeois et des artisans. Dans son ouvrage L’histoire sociale de l’art et de la littérature (1951), Arnold Hauser souligne en outre l’importance que revêt pour l’art de la Renaissance l’économie capitaliste rationalisée. Ce faisant, il met en exergue la continuité culturelle entre le Moyen Âge et la Renaissance. Frederick Antal présente, quant à lui, en conclusion de son livre La peinture florentine et son environnement social (1947), une position alternative qui réaffirme la particularité de Florence. Selon lui, les artistes modernes n’ont souvent plus pour origine sociale la classe des artisans, mais la classe moyenne et sont devenus artistes par leur talent et leur conviction. Chacun de ces auteurs considérait la naissance des sociétés commerciales comme la condition préalable au développement d’une «classe bourgeoise» capable d’œuvrer en dehors des limites de l’autorité féodale. Hauser applique ce point de vue à Van Eyck, tout comme l’ont fait plus tard d’autres spécialistes du peintre, tels que Hans Belting et Craig Harbison.

La tradition marxiste du 20e siècle semble s’être moins préoccupée de l’italocentrisme de Burckhardt. Bien que Burckhardt lui-même ait reconnu qu’Hubert et Jan Van Eyck ont subitement «levé un voile sur la nature» et influencé l’art italien, ces remarques ne suffisent pas à présenter un tableau comparatif de l’évolution des artistes entre l’Italie et la Flandre. Cette tâche est revenue à une série d’universitaires français, belges et néerlandais qui ont défendu leurs traditions nationales.

Les «artistes» n’interviennent pas simplement dans des domaines particuliers, mais deviennent «artistes» en atteignant une forme de leadership hégémonique en leur sein.

Selon Louis Courajod (1841-1896), professeur à l’École du Louvre, les peintres bourguignons et flamands appartiennent à une école qui a donné lieu à une Renaissance européenne dont Jan Van Eyck est la figure de proue. La thèse de Courajod a influencé des expositions monumentales comme l’Exposition des primitifs flamands à Bruges de 1902. Inspiré par cette exposition, Johan Huizinga (1872-1945) présente un autre point de vue encore plus influent de la peinture flamande. Il voit dans l’œuvre de Van Eyck le chant du cygne de la société médiévale, le délabrement progressif de la culture courtoise et chevaleresque et l’émergence de la Renaissance italienne. Le fait qu’il n’y ait pas eu d’analyse marxiste de la thèse de Huizinga et de ses prédécesseurs, ni d’alternatives à celles-ci, semble rétrospectivement une occasion manquée. C’est Alfred Kroeber, un élève de l’anthropologue américain Franz Boas qui a procédé à la première tentative d’analyse sociologique comparative des artistes flamands et italiens du 15e siècle. Dans son ouvrage d’envergure Configurations of Cultural Growth (1944), Kroeber analyse les conditions économiques, politiques et culturelles préalables à l’émergence du «génie». Il examine des sociétés et des artistes de cultures aussi diverses que l’Égypte et la Grèce anciennes, la Chine, de l’Antiquité à nos jours, le Japon médiéval, l’Italie de la Renaissance ainsi que la Flandre, du vivant de Jan Van Eyck, «par qui débute le développement majeur de la peinture hollandaise». Bien que Kroeber reconnaisse que la peinture flamande est un monument culturel distinct de l’influence italienne, il ne peut expliquer la «florescence» simultanée de la peinture dans ces deux régions. En ce qui concerne ses conclusions générales, dès lors, l’approche comparative et fonctionnaliste de Kroeber est un échec.

Ce n’est qu’à la fin des années80 qu’un auteur s’inscrivant dans la tradition sociale de l’histoire de l’art a abordé l’émergence de l’«artiste» en Europe dans une perspective tenant compte du nord et du sud de l’Europe. Dans son ouvrage Hofkünstler. Zur Vorgeschichte des modernen Künstkers (1985), Martin Warnke situe les origines de l’identité et de la liberté d’expression de l’artiste dans les cours plutôt que dans les villes. Il prend Van Eyck comme exemple pour illustrer la situation de l’artiste à qui la cour permet de travailler en dehors des supposées restrictions établies par la guilde des peintres. Cette conception de Van Eyck remonte à Max J. Friedländer, que cite Warnke: «Le fait de ne pas devoir adhérer à une guilde permettait plus aisément au maître du service princier de rompre avec la tradition.» Cette conception négative des effets économiques et novateurs des corporations d’artisans remonte à l’historien médiéval influent Henri Pirenne et, plus loin encore, à Adam Smith. L’attention portée à la société de la cour a permis à Warnke de pointer des similitudes dans les évolutions culturelles du sud et du nord de l’Europe. Warnke a toutefois maintenu l’association de Burckhardt entre l’artiste, la liberté et l’individualité. Ce faisant, il a projeté la dialectique entre liberté et corporatisme dans les cours et les villes en les isolant l’un de l’autre et en excluant ainsi toute analyse de leurs corrélations économiques et culturelles.

Racines collectives du génie

Aujourd’hui, il semble que le lien établi par Burckhardt entre l’artiste et l’individualité soit dans une impasse. En cherchant les conditions environnementales de l’individualité, les chercheurs ont sous-estimé la complexité du champ social dans lequel les artistes opéraient, champ qui comprenait non seulement les villes, l’Église et les cours, mais également l’interaction entre ces entités. En outre, l’opposition entre l’artiste libre et moderne et l’artisan médiéval corporatif crée une périodisation inscrivant au 15e siècle une conscience «bourgeoise» postindustrielle. Comme alternative, des historiens de la fin du 20e et du 21e siècle, tels que David Gary Shaw et Gervase Rosser, ont revu l’hypothèse selon laquelle les identités collectives émergent au détriment de l’expression individuelle et vice versa, en soutenant que le statut social et la participation au sein d’une ville, d’une guilde ou d’une confrérie pouvaient mettre en valeur l’individualité d’une personne plutôt que la diminuer.

Une autre tradition marxiste soutient une position similaire. Cependant, si nous revenons d’abord à Marx, nous constatons que cette conception de l’artiste n’était pas seulement possible au 19e siècle, avant que Burckhardt ne publie son magnum opus, mais était également une notion que Marx opposait à l’association burckhardtienne de l’artiste à l’homme libre. En réponse à l’affirmation de Max Stirner selon laquelle les œuvres de Raphaël émanent «d’un individu unique que seule cette personne unique est capable de produire», Karl Marx et Friedrich Engels écrivent dans leur ouvrage L’idéologie allemande (1845-46): «s’il compare Raphaël à Léonard deVinci ou au Titien, il pourra constater combien les œuvres du premier furent conditionnées par la splendeur de Rome à cette époque, splendeur à laquelle elle s’était élevée sous l’influence florentine, celles du second par la situation particulière de Florence, celles du troisième, plus tard, par le développement différent de Venise. Raphaël, aussi bien que n’importe quel autre grand artiste, a été conditionné par les progrès techniques que l’art avait réalisés avant lui, par l’organisation de la société et la division du travail qui existaient là où il habitait et, enfin, par la division du travail dans tous les pays avec lesquels la ville qu’il habitait entretenait des relations. Qu’un individu comme Raphaël développe ou non son talent, cela dépend entièrement de la commande, qui dépend elle-même de la division du travail et du degré de culture atteint par les individus dans ces conditions.»

En définitive, l’individu et sa créativité ne précèdent pas la société dans l’attente de conditions de liberté. L’individu est un produit de la société et de ses processus de travail. Ce principe est un élément-clé de la pensée économique de Marx. Dans les Manuscrits, dits Grundrisse (1857-1858) et dans le premier tome du Capital (1867), Marx se sert de la figure de Robinson Crusoé pour tourner en dérision le concept de l’individu dans l’économie classique. Dans l’introduction de ces textes, il explique sa position comme suit: «L’être humain est, dans le sens le plus littéral, un ζῶον πολιτικόν (animal politique), non seulement un simple animal grégaire, mais aussi un animal qui s’individualise au sein de la société».

Van Eyck ne s’est pas contenté de fournir à ses clients un capital culturel et symbolique. Il a cherché ce capital pour en bénéficier lui-même.

Marx n’a pas étudié les travaux de Burckhardt. Une critique de Burckhardt semblable à celle que Marx adressait à Stirner n’apparaît que plusieurs décennies plus tard, lorsque le philosophe, écrivain et théoricien politique italien Antonio Gramsci esquisse quelques idées sur l’humanisme de la Renaissance dans les carnets qu’il écrit en prison2. En commentant les idées de Burckhardt, de Francesco de Sanctis, d’Ernst Walser et de Vittorio Rossi, Gramsci a su inscrire l’évolution culturelle de la Renaissance italienne dans une perspective européenne. Il distingue ainsi deux courants humanistes: un courant «régressif» et latin, représenté par les fonctionnaires de la noblesse papale et locale, et un courant «progressiste» et vernaculaire, composé d’intellectuels «bourgeois» au service des États-nations. Pour Gramsci, les premiers ont fini par prospérer en Italie, tandis que les seconds ont dominé en Europe du Nord, surtout sous l’influence de la Réforme. En Italie, la classe cosmopolite des intellectuels humanistes s’est donc formée au sein de différentes classes sociales et parallèlement à d’autres influences, dans une culture de la Renaissance qui s’est développée en Europe de manière générale à partir du 11e siècle.

L’analyse de Gramsci est incontestablement vague, particulièrement pour les fins de notre étude, car elle traite de l’humanisme en général plutôt que de l’art en particulier. Néanmoins, ce travail fournit un cadre à revoir et à développer, qui analyse la formation et l’action des individus par rapport à leur statut d’intellectuels. Cette idée est essentielle pour comprendre la carrière de Jan Van Eyck. Celui-ci semble en effet marquer une transition pour les peintres, entre le statut de ce que Gramsci appelait celui des «intellectuels organiques» (ayant une connaissance technique et spécialisée d’un métier et étant liés aux nouvelles classes sociales) et celui des «intellectuels traditionnels» (considérés comme les spécialistes des traditions philosophiques et culturelles et soutenant les classes dominantes traditionnelles). La devise de Van Eyck, «als ich kann» (je fais comme je peux), démontre qu’il était conscient de la position qu’il occupait entre ces deux types d’intellectuels. Cette phrase exprime une idéologie de l’artisanat valorisant l’humilité du service et la dignité du travail.

Pourtant, cette modestie sonne faux. Ces devises aux jeux de mots vagues étaient plus souvent adoptées par la noblesse de la cour et par la culture urbaine des rhétoriciens bourguignons. Même s’il n’a pas été directement influencé par l’humanisme, on peut donc comparer Van Eyck aux artistes italiens, dans la mesure où il présente ses connaissances et ses capacités comme dépassant celles de l’humble artisan. La similitude fondamentale entre Van Eyck et ses homologues italiens est que leur carrière et la façon dont ils se présentent marquent, non pas un passage de l’artisan à l’artiste (quelle que soit sa définition), mais, plus concrètement, un passage de l’«intellectuel organique» à l’intellectuel traditionnel.

Les idées de Gramsci ont déjà exercé une influence sur l’histoire de l’art et nourri la discipline grâce à l’œuvre très influente de l’historien de l’art américain Michael Baxandall. Dans des entretiens avec Allan Langdale et Hans Ulrich Obrist, Baxandall souligne le rôle important joué par Gramsci et son concept de l’intellectuel dans ses travaux de recherche et son enseignement. Alberto Frigo a d’ailleurs récemment souligné que les principales préoccupations dans l’œuvre de Baxandall, de Giotto and the Orators (1971) à Words for Pictures (2003), sont toujours gramsciennes3.

Michael Baxandall analysait les phrases et les idées utilisées couramment pour décrire et évaluer les images et il trouvait l’origine de celles-ci dans les compétences et les interactions sociales, techniques et économiques des artistes et de leurs mécènes. Cette méthode connue des historiens de l’art a été dénommée Period Eye. Ce concept a, de façon prévisible, été catalogué d’hégélianisme par Ernst Gombrich. Pour sa défense, Baxandall a déclaré dans une interview de 1994 qu’il pensait «s’en tenir aux compétences» – en d’autres termes, aux formes spécialisées des connaissances et des pratiques qui peuvent également définir l’«intellectuel organique».

L’artiste et l’intérêt de classe

Baxandall était un lecteur sélectif de Gramsci. Dans ses interviews, il explique en quoi le concept d’hégémonie de Gramsci ne l’intéressait pas. Comme observé par Alberto Frigo, le travail de Baxandall est donc synchronique plutôt que diachronique, définissant les champs de l’expérience et de la culture plutôt que leurs conflits internes, leurs différences et les transformations qui en résultent. Il n’est donc pas surprenant que ce soient, non pas les historiens de l’art marxistes (T.J.Clark critiquait l’élision analytique des conflits et de l’idéologie de classe dans l’œuvre de Baxandall), mais les penseurs de l’anthropologie culturelle qui ont accueilli ses idées de la manière la plus enthousiaste. Clifford Geertz et Pierre Bourdieu, par exemple, ont abondamment salué L’œil du Quattrocento: l’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance de Baxandall (1972). Ils ont loué l’aptitude de l’auteur à révéler les médiations entre l’art et d’autres pratiques du domaine social et culturel, thème qui occupait une place centrale dans leur recherche.

En particulier, le travail de Bourdieu sur le capital social, symbolique et culturel permet par de nouveaux moyens d’inscrire les idées de Baxandall et de Gramsci dans d’autres lignes de médiation entre l’économie et la culture. Ce modèle multidimensionnel de l’accumulation du capital serait indispensable pour cartographier l’environnement culturel dans lequel Van Eyck opérait. Ce que nous appelons, peut-être de façon anachronique, l’«État bourguignon» (certains préfèrent parler de monarchie composite) a créé un champ très sensible au prestige, à la communication symbolique et au clientélisme en interaction constante avec les économies développées des villes néerlandaises. Le capital culturel, symbolique et social s’est donc fortement concentré au sein de la cour et des villes bourguignonnes, produisant les conditions matérielles de sa «Renaissance» ou «ars nova».

À l’instar de l’œuvre de Baxandall, l’œuvre de Bourdieu n’aborde pas la transformation sociale. Bien que ses catégories élargies du capital soient fortement influencées par la pensée marxiste et décrivent les statuts favorisés par les artistes et leurs mécènes, ces catégories visent à rendre compte de la façon dont les champs sociaux se reproduisent plutôt que la façon dont ils apparaissent et se transforment. À ce stade, nous devrions donc définir une troisième lecture marxiste possible des «artistes», par laquelle ces derniers n’interviennent pas simplement dans des domaines économiques et culturels particuliers, mais le deviennent en atteignant une forme de leadership hégémonique en leur sein. Van Eyck ne s’est pas contenté de fournir à ses clients un capital culturel et symbolique. Comme en témoigne sa devise «als ich kann», il a cherché ce capital pour en bénéficier lui-même. Le succès de cette quête est déterminant dans l’acquisition de son statut en Bourgogne et dans le reste de l’Europe (d’hier et d’aujourd’hui).

Ce retour à Gramsci n’a pas été suffisamment exploré par les historiens marxistes de l’art. Cette approche souligne, plus particulièrement, le rôle important exercé par l’hégémonie. Les chercheurs marxistes qui montrent comment les «producteurs culturels» ou les «artisans de l’industrie du luxe», en particulier ceux qui travaillent aux périphéries économique, culturelle et sociale, ont atteint leur position hégémonique en tant qu’«artistes» s’emploieraient à relater une histoire d’intérêts de classe, de stratégies et d’idéologies utilisées pour les étendre. Une histoire de ce type peut s’avérer difficile pour un public habitué à l’idée que l’artiste est un «génie». Concernant un artiste comme Van Eyck, toutefois, cette histoire est très convaincante.

Ceci est la traduction d’un article paru à l’origine dans Kunst und Politik, Jahrbuch der Guernica-Gesellschaft. L’exposition Van Eyck. Une révolution optique se déroule du 1er février 2020 au 30 avril 2020

Footnotes

  1. O.K. Werckmeister, «Radical Art History», Art Journal, vol.42, 1982, p.284-291.
  2. Antonio Gramsci, Selections from Cultural Writings, Cambridge, MS 1991, p. 217-234.
  3. Alberto Frigo, «Baxandall and Gramsci: Pictorial Intelligence and Organic Intellectuals», dans Peter Mack et Robert Williams (éditeurs), Michael Baxandall, Vision and the Work of Words, Farnham 2015, p. 49-68.