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Il est trop tard pour le gradualisme

Alyssa Battistoni

—30 septembre 2019

L’urgence du changement climatique n’a jamais été aussi claire. Mettre un terme à la catastrophe climatique à venir exige une refonte de l’économie mondiale et une redistribution de la richesse mondiale.

Il existe une circularité étrange lorsque l’on écrit sur le changement climatique. Tous les deux ou trois mois environ, un nouveau rapport est publié par un organisme scientifique de renom; chaque fois, les conclusions sont sombres: la planète ne cesse de se réchauffer; chaque fois, les effets observés sont plus graves que les niveaux de réchauffement prévus par les scientifiques. Chaque fois, un scientifique bien intentionné parmi ceux qui ont rédigé le rapport déclare «la dernière case à cocher est la volonté politique». Un autre dit: «c’est le moment ou jamais d’agir». Et chaque fois, rien n’est fait. Au lieu de cela, c’est la panique pendant quelques jours, puis un autre évènement fait peur à tout le monde (moi y compris). Pendant ce temps, nous nous rapprochons de plus en plus du gouffre.

En septembre dernier, un nouveau rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations Unies (l’étalon-or de la recherche sur le climat, produit par un organisme international de scientifiques regroupant des milliers d’études scientifiques) a estimé qu’en 2040, la température de la Terre aura augmenté de 1,5°C par rapport aux « niveaux préindustriels», ce qui aura des effets sur le monde entier.

Bon nombre des effets censés se manifester à 2 ºC ou plus semblent maintenant susceptibles de commencer beaucoup plus tôt.

Une hausse de 1,5 °C est généralement considérée comme le seuil de prudence et une augmentation de 2°C comme le seuil de sécurité, même si ces chiffres sont de plus en plus remis en question: bon nombre des effets censés se manifester à 2 °C ou plus selon les scientifiques semblent maintenant susceptibles de commencer beaucoup plus tôt. Les océans deviendront plus acides et les coraux mourront. Des centaines de millions de pauvres vont s’appauvrir. Des millions de personnes seront forcées de quitter leur foyer et d’émigrer. Il est encore possible de maintenir le réchauffement à 2 °C, voire 1,5 °C, mais il faudra prendre des mesures importantes dans un délai très court. Une mauvaise nouvelle qui n’a rien de nouveau.

Principes de l’économie dominante

Mais il s’est passé autre chose en septembre de l’année dernière: l’économiste William Nordhaus a remporté le prix Sveriges Riksbank en sciences économiques, alias le « prix Nobel d’économie». Nordhaus est connu pour ses travaux sur l’économie de l’environnement et plus particulièrement sur l’économie du changement climatique, sur lequel il a beaucoup écrit. Mais Nordhaus n’est pas un héros du climat: il a constamment minimisé les risques posés par le changement climatique et a reproché aux autres chercheurs d’être alarmistes. Nordhaus s’est notamment fait l’avocat de l’utilisation d’un « taux d’actualisation» élevé dans l’économie climatique. Les taux d’actualisation sont un outil économique utilisé pour évaluer l’avenir; un taux élevé donne une valeur moindre au futur par rapport au présent.

Pour expliquer pourquoi c’est important, je dois me tourner vers un débat interne entre économistes. (Serrez les dents, on y arrive.) En 2006, à la demande de son gouvernement, l’économiste britannique Nicholas Stern a publié un important rapport sur le changement climatique, intitulé « Stern Review on the Economics of Climate Change». Stern a plaidé en faveur d’une action décisive et immédiate pour réduire les émissions de carbone le plus rapidement possible. Il a proposé un taux d’actualisation très faible: un taux qui suggère que les coûts élevés de l’action dans le présent en valent la peine. « Les bénéfices d’une action forte et précoce sur le changement climatique», écrit Stern, « dépassent de loin les coûts de l’inaction».

Nordhaus a critiqué Stern pour sa réaction excessive. Le taux d’actualisation de Stern, a-t-il dit, était beaucoup trop bas. À la place, Nordhaus a suggéré que l’on compte davantage sur une économie florissante dans l’avenir et que les coûts des actions aujourd’hui soient coefficientés plus fortement que les bénéfices futurs. Il vaudrait mieux pour tous, selon lui, aujourd’hui et demain, imposer progressivement les coûts de l’atténuation du changement climatique et continuer à maintenir la croissance de l’économie dans l’intervalle: les générations futures seraient plus riches, et donc mieux à même de s’adapter au changement climatique. Nordhaus avance cet argument depuis des années. C’est là que réside l’importance du rapport de Stern, parce qu’il rompt avec le consensus progradualiste que Nordhaus a construit.

La position de Nordhaus, en revanche, est parfaitement conforme aux principes de l’économie dominante. Pour lui, un taux d’actualisation relativement élevé reflète l’attente d’une croissance économique robuste. Étant donné que l’économie pourrait être beaucoup plus forte en 2050, selon le raisonnement, il est plus coûteux de dépenser aujourd’hui pour des mesures climatiques qu’à l’avenir.

La plupart des économistes de l’époque considéraient le changement climatique comme un problème lointain, quelque chose qui affecterait les gens des siècles plus tard, dans plusieurs générations. Les projets de réduction des émissions de carbone sont jugés en fonction de leur taux de rendement: s’ils sont sous-performants par rapport au marché, il serait préférable de simplement investir de l’argent ailleurs, ce qui rendrait les générations futures plus riches et donc mieux à même de s’adapter. Selon cette logique, dépenser de l’argent pour lutter contre les changements climatiques pourrait en fait nuire aux générations futures en ne parvenant pas à maximiser la croissance.

Nous nageons en plein délire. Les outils à la disposition des économistes étaient la croissance et l’efficacité et c’est avec eux qu’ils se sont attaqués à chaque nouveau problème. (Tout récemment, Nordhaus a déclaré lors de son cours d’économie de premier cycle: « Ne laissez personne vous détourner de ce qui compte actuellement, à savoir la croissance économique».) Alors que les climatologues ont prévu un avenir impacté par de graves chocs climatiques provoquant des crises sociales et économiques, Nordhaus a prévu des courbes lisses de changement progressif et efficace, où le statu quo pourrait se poursuivre, de manière plus ou moins ininterrompue.

Spécialisé en économie du changement climatique, Nordhaus a remporté le prix Nobel économie mais il n’a rien d’un héros du climat.

Bien sûr, ce n’est pas véritablement à cause des arguments avancés par les économistes que nous n’avons pas pris de mesures décisives en matière de changement climatique. Il s’agit en réalité du choix des entreprises de combustibles fossiles, du Parti républicain et de Wall Street (c’est-à-dire le capitalisme). Et Nordhaus a au moins le mérite d’avoir pris au sérieux les atteintes à l’environnement… pour un économiste.

Mais s’il fut un temps où les économistes avaient une influence politique, c’était avant 2008, lorsque l’économie était encore considérée comme la science maîtresse. Et les réprimandes de Nordhaus adressées à Stern et aux militants du climat pour avoir proposé d’agir trop vite ont servi de couverture à ceux qui allaient ralentir le rythme de l’action climatique. Ils ont légitimé des réponses progressives et graduelles au changement climatique. Ils ont justifié le rejet des avertissements des climatologues en les qualifiant d’alarmistes. Ils ont fait ce qu’ils avaient promis: ils ont écarté l’avenir.

Mais à peine dix ans plus tard, nous n’avons plus d’avenir. Selon le rapport du GIEC, pour que les températures mondiales n’augmentent que de 1,5 °C, les émissions mondiales doivent chuter de 45% par rapport à celles de 2010 au cours des douze prochaines années, ce qui est extrêmement difficile. Nordhaus, qui n’est pas un climatologue, a suggéré que 1,5oC est encore trop limité. Il est donc particulièrement insensé de décerner un grand prix à quelqu’un dont les travaux ont constamment réclamé une action plus lente et plus mesurée alors que les climatologues insistent sur la nécessité d’accélérer les choses.

Une vision audacieuse

Qu’est-ce que cela signifie pour nous aujourd’hui? Il y a cinq ans, j’ai écrit un article sur le problème d’une gauche confrontée à un avenir radicalement écourté. Malheureusement, ce que j’ai écrit est toujours valable, sauf qu’aujourd’hui, les conditions climatiques semblent bien pires. Ce qui est pourtant plus positif aujourd’hui, c’est la gauche elle-même: elle s’est fortement développée au cours des dernières années. Les technologies d’énergie propre dont nous aurons besoin sont également beaucoup moins coûteuses et plus sophistiquées qu’il y a quelques années; avec une action publique massive, imaginer de remplacer les combustibles fossiles semble davantage à notre portée. Mais la gauche censée faire la transition n’est pas encore assez puissante. Malgré d’importantes victoires, nous sommes toujours sur la défensive, aux États-Unis et dans le monde entier.

La grande majorité des économistes ont fait ce qu’ils avaient promis: ils ont écarté l’avenir.

Ce qui change dans le cycle des informations sur le climat, c’est que chaque nouveau rapport précise de façon plus criante que la lutte contre le changement climatique « nécessitera des transitions sans précédent dans tous les aspects de la société». Même les scientifiques les plus sobres (et non les économistes!) vous diront maintenant que mettre un terme à la catastrophe climatique exige une refonte de l’économie mondiale et une redistribution de la richesse mondiale. De plus en plus de gens se rendent compte qu’il faut qu’il se passe quelque chose d’important, même s’ils ne sont pas tout à fait sûrs de la politique à adopter.

C’est là que la gauche peut et doit intervenir: nous devons remplacer l’orientation indéfectiblement économiste vers la croissance qui a marqué les débats sur le taux d’actualisation par une vision audacieuse d’un avenir positif et vivable, et donc avec un programme politique à suivre. Pour commencer, cela signifie qu’il faut insister sur une transition vers l’énergie propre financée par l’État, sur un calendrier rapide, sur la gratuité des transports publics, sur un important programme d’emplois verts axé sur les soins et la réduction du temps de travail, sur les dépenses publiques d’adaptation dans les communautés vulnérables dans le pays et à l’étranger, sur l’accueil des migrants et des réfugiés, et plus généralement sur une société où une vie de qualité a plus de valeur que la rentabilité du marché.

Nous avons encore un long chemin à parcourir, et l’urgence du changement climatique ne va pas simplement trancher tous les nœuds gordiens de la politique du jour au lendemain. Mais cette urgence doit néanmoins stimuler nos aspirations et nos attentes politiques.

Tout ce que nous devons faire pour arrêter la catastrophe climatique à venir est politiquement irréaliste. Mais ce qui est véritablement irréaliste, c’est de penser que l’avenir va s’améliorer tout seul, que les générations futures vont résoudre leurs problèmes elles-mêmes. Il est trop tard pour l’incrémentalisme de Nordhaus qui pense pouvoir ajouter plusieurs petits changements en cours de route. L’avenir, notre avenir, est en jeu.