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Du sang sur les mains

Claire Debucquois

—30 juin 2023

Les statues de Léopold II ont fait couler beaucoup d’encre – et de peinture rouge. Aujourd’hui, elles restent un sujet de controverse. Une analyse historico-culturelle clarifie leur poids symbolique.

Le Roi apparut à l’aube, les mains rougies. Des larmes écarlates semblaient lui brûler les yeux et ruisselaient le long de ses joues jusqu’à sa barbe. « Racisme » et « BLM » étaient peints en jaune sur le flanc et le torse de son cheval, tandis que sur sa poitrine était inscrit, en blanc, « Pardon ». À Bruxelles, des manifestant⸱e⸱s de Black Lives Matter s’étaient rassemblé⸱e⸱s devant la statue de Léopold II sur la place du Trône, pour demander qu’elle soit enfin démontée.

En 1986, à la suite de manifestations similaires à Birmingham, John Akomfrah réalise l’essai cinématographique Handsworth Songs, dans lequel une phrase est prononcée, comme suspendue dans le temps : « Il n’y a pas d’histoire dans les émeutes, seulement les fantômes d’autres histoires. » En juin 2020, les manifestants ont à nouveau convoqué les fantômes d’autres histoires, prononçant leurs noms, restituant visibilité à leurs présences spectrales. Nous pouvons imaginer ces fantômes comme un chœur d’Eschyle qui entonnerait ces vers d’Adrienne Rich dans « What Kind of Times Are These » :

Ce n’est pas ailleurs, mais ici,
notre pays se rapprochant de sa propre vérité et de sa peur,
de ses propres façons de faire disparaître les gens 1.

  1. Cet article est une adaptation d’une traduction d’un article originellement écrit à l’été 2020 et paru en février 2021 dans la revue New Left Review.

À travers le monde, nous sommes appelés à reconnaître les fantômes de notre histoire et nos façons de les faire disparaître. En Belgique, cette tâche a pris forme sur la toile de fond du soixantième anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo, donnant au pigment rouge des mains de Léopold II une teinte singulière.

Les demandes des manifestant⸱e⸱s ont suscité plusieurs réactions. D’aucuns se sont opposés à ce que les statues soient ôtées sans débat. D’autres ont soutenu que cette démarche reviendrait à effacer l’histoire.

Le changement social entraîne la chute des statues : les renverser revient à reconnaître que les hypothèses du passé n’ont plus cours.

Comment apprend-on l’histoire, toutefois ? L’imposante présence physique d’un monument ne lui confère pas de compétence pédagogique. Enseigner requiert curiosité, générosité et dialogue. Un monument dicte, intimide et impressionne. Dans Art and Revolution, John Berger met en exergue la nature sociale de la sculpture, qu’une culture orientée vers le privé et le fragmentaire nous conduit à sous estimer 2. En tant que structure statique et tridimensionnelle, la statue semble être totalement opposée à l’espace qui l’entoure. La présence immobile de la figure monumentale se traduit par une promesse implicite de continuité : « Elle résistera au temps comme elle résiste à l’espace ». Une statue est une structure purement métaphorique, poursuit Berger, dont « la seule fonction est d’utiliser l’espace de manière à lui conférer un sens. » Un monument perdure donc tant que le public reconnaît cette signification. Le changement social, plutôt que le simple passage du temps, entraîne la chute des statues : les renverser revient à reconnaître que les hypothèses du passé n’ont plus cours et qu’une nouvelle promesse demande à être faite, cristallisant les valeurs actuelles de la société face à son avenir.
Les préoccupations relatives à l’effacement de l’histoire ne doivent pas être négligées. Au contraire, la statue de Léopold II peut, par son emplacement et ses caractéristiques matérielles, servir de point de départ à une enquête historique sur les pratiques et les institutions du passé colonial et leurs ramifications actuelles, ouvrant ainsi la voie à de futures formes de contestation.

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