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Du sang sur les mains

Claire Debucquois

—30 juin 2023

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Les statues de Léopold II ont fait couler beaucoup d’encre – et de peinture rouge. Aujourd’hui, elles restent un sujet de controverse. Une analyse historico-culturelle clarifie leur poids symbolique.

Le Roi apparut à l’aube, les mains rougies. Des larmes écarlates semblaient lui brûler les yeux et ruisselaient le long de ses joues jusqu’à sa barbe. « Racisme » et « BLM » étaient peints en jaune sur le flanc et le torse de son cheval, tandis que sur sa poitrine était inscrit, en blanc, « Pardon ». À Bruxelles, des manifestant⸱e⸱s de Black Lives Matter s’étaient rassemblé⸱e⸱s devant la statue de Léopold II sur la place du Trône, pour demander qu’elle soit enfin démontée.

En 1986, à la suite de manifestations similaires à Birmingham, John Akomfrah réalise l’essai cinématographique Handsworth Songs, dans lequel une phrase est prononcée, comme suspendue dans le temps : « Il n’y a pas d’histoire dans les émeutes, seulement les fantômes d’autres histoires. » En juin 2020, les manifestants ont à nouveau convoqué les fantômes d’autres histoires, prononçant leurs noms, restituant visibilité à leurs présences spectrales. Nous pouvons imaginer ces fantômes comme un chœur d’Eschyle qui entonnerait ces vers d’Adrienne Rich dans « What Kind of Times Are These » :

Ce n’est pas ailleurs, mais ici,
notre pays se rapprochant de sa propre vérité et de sa peur,
de ses propres façons de faire disparaître les gens 1.

À travers le monde, nous sommes appelés à reconnaître les fantômes de notre histoire et nos façons de les faire disparaître. En Belgique, cette tâche a pris forme sur la toile de fond du soixantième anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo, donnant au pigment rouge des mains de Léopold II une teinte singulière.

Les demandes des manifestant⸱e⸱s ont suscité plusieurs réactions. D’aucuns se sont opposés à ce que les statues soient ôtées sans débat. D’autres ont soutenu que cette démarche reviendrait à effacer l’histoire.

Le changement social entraîne la chute des statues : les renverser revient à reconnaître que les hypothèses du passé n’ont plus cours.

Comment apprend-on l’histoire, toutefois ? L’imposante présence physique d’un monument ne lui confère pas de compétence pédagogique. Enseigner requiert curiosité, générosité et dialogue. Un monument dicte, intimide et impressionne. Dans Art and Revolution, John Berger met en exergue la nature sociale de la sculpture, qu’une culture orientée vers le privé et le fragmentaire nous conduit à sous estimer 2. En tant que structure statique et tridimensionnelle, la statue semble être totalement opposée à l’espace qui l’entoure. La présence immobile de la figure monumentale se traduit par une promesse implicite de continuité : « Elle résistera au temps comme elle résiste à l’espace ». Une statue est une structure purement métaphorique, poursuit Berger, dont « la seule fonction est d’utiliser l’espace de manière à lui conférer un sens. » Un monument perdure donc tant que le public reconnaît cette signification. Le changement social, plutôt que le simple passage du temps, entraîne la chute des statues : les renverser revient à reconnaître que les hypothèses du passé n’ont plus cours et qu’une nouvelle promesse demande à être faite, cristallisant les valeurs actuelles de la société face à son avenir.
Les préoccupations relatives à l’effacement de l’histoire ne doivent pas être négligées. Au contraire, la statue de Léopold II peut, par son emplacement et ses caractéristiques matérielles, servir de point de départ à une enquête historique sur les pratiques et les institutions du passé colonial et leurs ramifications actuelles, ouvrant ainsi la voie à de futures formes de contestation.

Le Congo de Léopold

Monté sur un cheval qui courbe l’échine, Léopold II surveille l’espace devant lui. Le monument projette l’image d’un héros clairvoyant. Selon le récit élaboré et cultivé après son règne, le deuxième roi de Belgique avait doté son jeune et petit pays de vision et d’ambition.

Claire Debucquois est collaboratrice scientifique auprès du Fonds de la Recherche Scientifique – FNRS.

Après les guerres napoléoniennes, ces provinces majoritairement catholiques avaient été confiées au roi néerlandais protestant, Guillaume Ier, prince d’Orange-Nassau. En 1830, elles s’étaient rebellées et avaient obtenu le soutien britannique pour leur indépendance, à condition d’accepter le choix par Lord Palmerston de Léopold Ier, descendant de Saxe-Cobourg, comme monarque. Sous le règne de Léopold Ier, les débuts de la révolution industrielle en Belgique avaient généré des rendements élevés pour la Société Générale, la banque nationale du pays, dont le roi était l’un des principaux actionnaires3. Dans les années 1840, les entreprises belges avaient développé d’importantes capacités dans l’extraction du charbon, la métallurgie, le textile et les chemins de fer, et cherchaient des débouchés à l’étranger.

Succédant à son père en 1865, Léopold II entreprend de bâtir un empire qui permettra à la Belgique de rivaliser avec ses voisins. Il réalise ses desseins sous couvert d’une visée scientifique et humanitaire, instituant plusieurs organismes internationaux avec l’aide du général Albert Thys. En 1876, Léopold invite de nombreux scientifiques et philanthropes venus d’Europe et des États-Unis à une conférence à Bruxelles, afin de promouvoir « l’exploration et la civilisation » du cœur de l’Afrique.

À l’époque des empires, le bassin du Congo avait conservé son indépendance, notamment grâce à la densité de la jungle et à une farouche résistance locale. À Londres, l’on s’accordait à penser que la région ne valait pas la peine d’être colonisée, et la pénétration britannique se limitait aux postes de commerce, au personnel consulaire, aux missionnaires et aux explorateurs-journalistes comme H. M. Stanley, qui publiaient dans la presse illustrée des récits sensationnels d’atrocités commises sous les Tropiques.
En 1879, Léopold crée l’Association internationale du Congo (AIC) et engage Stanley et d’autres pour parcourir la région, persuadant les chefs de village, à l’aide de cadeaux au rabais, de signer des « traités » qui cèdent les territoires à l’AIC. Entre-temps, Léopold obtient le soutien diplomatique de Washington, Londres, Berlin et Paris pour son projet : réunir ces territoires en un nouvel État, qu’il entend diriger. Lors de la Conférence de Berlin de 1884-85, Léopold obtient la reconnaissance internationale de l’AIC, rebaptisée « État indépendant du Congo » (EIC), promettant en retour le libre accès au commerce dans son nouveau domaine, vaste de deux millions et demi de kilomètres carrés. La Conférence, convoquée par Bismarck pour organiser la ruée vers l’Afrique en garantissant l’extraction et le commerce débridés de ses ressources, s’engage à apporter « les bienfaits de la civilisation aux tribus indigènes » et à mettre fin à la traite esclavagiste4.

La statue de Léopold sur la place du Trône fait écho à celle du croisé du XIe siècle Godefroid de Bouillon, érigée en 1848 de l’autre côté du Palais royal. La symétrie était intentionnelle : les esclavagistes zanzibaris du XIXe siècle étaient des arabo-musulmans, dont les Européens chrétiens se devaient de faire cesser la barbarie. Se parant de motifs religieux, l’argument anti-esclavagiste brandi pour justifier le colonialisme était pétri de préjugés racistes. Léopold apparaissait comme un philanthrope visionnaire qui allait éradiquer la traite des esclaves et apporter aux Congolais progrès matériel et rédemption spirituelle. En réalité, il emploiera lui-même des Zanzibaris pour garnir les rangs de sa Force Publique.

À l’ouest de la Place du Trône et au sud du Palais Royal, le triangle autour de la rue Brederode devient le centre d’un labyrinthe de banques et de sociétés de portefeuille qui amassent de vastes fortunes, de l’époque léopoldienne à la période coloniale, supervisées par un réseau étroit d’administrateurs siégeant à de multiples conseils. Léopold met sur pied un ingénieux système de fonds fiduciaires et de dotations pour accroître sa fortune privée et renforcer son pouvoir exécutif, à l’abri de toute surveillance parlementaire, alors même que s’amplifie la demande populaire en faveur de réformes démocratiques5.

Léopold jouit du monopole de l’exploitation de l’ivoire et du caoutchouc dans l’État indépendant du Congo, accordant des concessions à des sociétés privées (entre autres l’Anversoise et l’Anglo-Belgian India Rubber Company, ABIR) dont il détient également des parts. L’exploitation s’intensifie dans les années 1890, lorsque la croissance de l’industrie automobile augmente la demande de caoutchouc. Les quotas élevés de production sont contrôlés par la Force Publique, qui sème la terreur au sein de la population en se livrant à des viols collectifs, exécutions sommaires et mutilations, notamment les tristement célèbres mains coupées6.

À Bruxelles, les grands projets urbains du « roi bâtisseur » incluent une extension du palais royal et l’érection de l’arcade du Cinquantenaire pour marquer le cinquantième anniversaire du pays. Les larges avenues bordées d’arbres laissent entrevoir les immenses fortunes acquises grâce aux richesses extraites du Congo. Derrière ces façades raffinées se cachent les spectres de l’exploitation coloniale : familles déchirées parmi les lianes à caoutchouc, éléphants tués pour l’ivoire. L’une de ces façades, joyau de l’Art nouveau bruxellois, est conçue par Victor Horta pour Edmond van Eetvelde, administrateur général de l’État indépendant du Congo.

Le piédestal de la statue de la place du Trône porte l’inscription :

Leopoldo II
Regi Belgarum
1865-1909
Patria Memor

L’expression latine abrégée, « La patrie se souvient », est aussi la formule de gratitude gravée sur les médailles et stèles honorant les combattants de la Grande Guerre. La statue est inaugurée en 1926 par le successeur de Léopold, Albert Ier, à l’instar de plusieurs monuments érigés dans l’entre-deux-guerres pour réhabiliter le souverain. Deux décennies plus tôt, la politique de Léopold au Congo rencontre en effet une opposition croissante : les compagnies belges sont mécontentes d’être mises à l’écart par le monopole de la Couronne, les Britanniques s’impatientent face aux restrictions commerciales, et la publication des rapports de E. D. Morel et Roger Casement sur les atrocités perpétrées suscite un tollé humanitaire. Léopold doit renoncer à son domaine privé. En 1908, le Congo devient une colonie belge7.

Le changement social entraîne la chute des statues : les renverser revient à reconnaître que les hypothèses du passé n’ont plus cours.

Selon la mythologie nationale, ce transfert de souveraineté ouvre une nouvelle ère, celle d’une colonisation vertueuse. Ce sentiment d’autosatisfaction est renforcé par la presse de l’époque et incarné par le mémorial au général Thys, à l’entrée du parc du Cinquantenaire. La statue du « génie belge guidant le Congo » représente une déesse classique indiquant la voie à suivre à une femme africaine aux seins nus, qui porte une corne d’abondance et contemple sa guide belge avec dévotion.

Sur le piédestal du monument équestre, une petite plaque indique : « Le cuivre et l’étain de cette statue proviennent du Congo belge. Ils ont été gracieusement fournis par l’Union Minière du Haut-Katanga. » L’UMHK était une entreprise conjointe de la Société Générale, de la société paraétatique Comité Spécial du Katanga et de la société britannique Tanganyika Concessions Limited, créée pour prospecter et exploiter le minerai de cuivre dans le Katanga, situé au sud-est du Congo. L’exploitation minière – cuivre, zinc, radium, manganèse – est au cœur de l’économie coloniale et prend une importance particulière pendant la Seconde Guerre mondiale. « Little Boy », la bombe atomique larguée sur Hiroshima, était remplie d’uranium extrait à Shinkolobwe, au Katanga ; plus de mille tonnes de ce minerai exceptionnellement riche avaient été stockées à Staten Island dans le cadre du projet Manhattan. Aujourd’hui, les minéraux continuent d’alimenter les conflits au Kivu, autour des mines de cobalt et de coltan où enfants comme adultes travaillent dans des conditions sordides pour fournir les matières premières des téléphones portables et voitures électriques.

Aux côtés de l’UMHK, opéraient notamment Forminière, comptant de nombreux actionnaires des Etats-Unis, qui exploitait le bois et extrayait diamants, or et argent, ainsi que BCK, le chemin de fer du Bas-Congo et du Katanga, qui reliait les zones minières à Léopoldville8. Dans le cadre classique d’un accaparement colonial des terres, les sociétés ferroviaires reçoivent alors de vastes terrains considérés comme « vacants », assortis des droits d’exploitation des minéraux souterrains. Plus de 2 000 kilomètres de lignes de chemins de fer sont construits entre 1909 et 1931, ouvrant la voie aux industries extractives qui remplacent la forêt par des mines et des plantations : cuivre, étain, coton, huile de palme et cacao. En 1911, le gouvernement belge accorde une concession de près d’un million d’hectares à William Lever, un industriel anglais. Les « Huileries du Congo Belge » de Lever privent les villageois de leurs terres traditionnelles et extorquent leur travail, sous la férule de la Force Publique, pour extraire l’huile de palme nécessaire à la fabrication de son savon Sunlight, accumulant ainsi les profits qui vont permettre l’émergence de la multinationale Unilever9.

Sur les traces encore vives du paradis fiscal de Léopold II, bois et minéraux continuent d’être expédiés par-delà les frontières. Là où s’élançaient autrefois les lianes à caoutchouc, la forêt tropicale de l’Ituri s’efface. La population locale perd ses moyens de subsistance et, à travers le monde, les communautés autochtones sont les plus touchées par ce désastre écologique.

Je ne vous dirai pas où se trouve l’endroit, le maillage sombre des bois
rejoignant la bande immaculée de lumière –
carrefours traversés de fantômes, paradis de feuilles moisies :
Je sais déjà qui veut l’acheter, le vendre, le faire disparaître.

En 1956, la statue de Léopold sur la place du Trône est fleurie par Patrice Lumumba lors d’un voyage d’étude en Belgique. Deux ans plus tard, de retour à Bruxelles pour l’Expo 58, il est, par contre, consterné par la reconstitution dégradante d’un village indigène dans le pavillon congolais. En décembre 1958, il est désigné comme délégué à la Conférence panafricaine des peuples au Ghana, pays nouvellement indépendant, où il est marqué par l’appel de Frantz Fanon à la résistance à l’oppression coloniale. En janvier 1959, des manifestations contre la domination belge éclatent au Congo, obligeant les autorités à accélérer les démarches vers un gouvernement congolais de transition, dont elles espèrent toutefois tirer les ficelles. En mai 1960, le Mouvement national congolais de Lumumba crée cependant la surprise en s’imposant comme premier parti, malgré des élections frauduleuses.

Le discours de Lumumba à l’occasion de la fête de l’indépendance, le 30 juin 1960, salue la lutte du peuple congolais, faite « de larmes, de feu et de sang », lutte « indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui [lui] était imposé » : travail forcé, faim, vêtements et logement inadéquats, injustice et humiliation quotidiennes. Se souvenant des personnes persécutées par les colonisateurs pour leurs convictions politiques, exilées de leur terre natale, tuées ou jetées en prison, il annonce l’engagement de son gouvernement en faveur d’un nouvel ordre social et économique, afin que « les terres de [la] patrie profitent véritablement à ses enfants ». Les autorités belges multiplient les mesures pour conserver la mainmise économique sur la colonie10. Sous la pression de l’UMHK, les services secrets attisent la sécession du Katanga et du Kasaï, et les troupes belges prennent le contrôle des aéroports du pays. Alors que Lumumba sollicite son soutien, l’ONU croise les bras11. Le directeur de la CIA, Allen Dulles, fait de l’élimination de Lumumba une priorité absolue. Le ministre belge des Affaires africaines appelle, lui aussi, à son « élimination définitive. » Le 1er décembre 1960, Lumumba est fait prisonnier.

Succédant à son père en 1865, Léopold II entreprend de bâtir un empire qui permettra à la Belgique de rivaliser avec ses voisins.

Le 17 janvier 1961, il est transféré au Katanga et, lors d’une opération supervisée conjointement par des fonctionnaires belges et les forces de l’armée congolaise du colonel Mobutu, il est torturé et abattu12. Mobutu prend le pouvoir après un interrègne violent ; il gouvernera pendant plus de trente ans, promouvant la fierté nationale tout en poursuivant le pillage de son peuple.

Le nom de Lumumba rejoint la longue liste des morts qui scande l’histoire de la colonisation du continent : Félix-Roland Moumié, Louis Rwagasore, Mehdi Ben Barka, Eduardo Mondlane, Amílcar Cabral, Steve Biko, Thomas Sankara, Ken Saro-Wiwa. D’autres, comme la militante politique Andrée Blouin, membre éminente du cabinet de Lumumba, et Léonie Abo, écrivain, rebelle Simba et épouse de Pierre Mulele (qui avait été torturé à mort par Mobutu), sont contraintes de fuir le pays. Les puissances occidentales et leurs gouvernements fantoches ont fait preuve d’une remarquable constance dans l’élimination des résistant⸱e⸱s.

Il y a un endroit entre deux peuplements d’arbres où l’herbe pousse en pente
et la vieille route révolutionnaire s’interrompt parmi les ombres
près d’un lieu de réunion abandonné par les persécutés
qui ont disparu dans ces ombres.

Le fantôme de Lumumba plane sur Les Damnés de la Terre, ouvrage que Fanon rédige à la suite du meurtre de son camarade. Pour Fanon, l’impérialisme a produit un « monde compartimenté, manichéiste, immobile », un « monde de statues » : « la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet ». « Le colon fait l’histoire », note Fanon. Il « se réfère constamment à l’histoire de sa métropole », dont il est « le prolongement »13.

Tandis que le colonisateur écrit l’histoire de sa nation, il efface celle du pays qu’il dépouille. Chinua Achebe saisit ce schéma dans la fin caustique de Things Fall Apart, où le commissaire de district projette son propre récit sur les pensées, mots et rituels des Igbo : « Il avait déjà choisi le titre du livre, après mûre réflexion : La pacification des tribus primitives du Bas-Niger ». Les Belges cataloguent les pierres, les oiseaux et les papillons du Congo, et classent la population par catégories ethniques, à la manière d’un commerçant faisant l’inventaire de ses stocks, imperméable aux autres formes de savoir14. Un groupe de surréalistes français dénonce d’ailleurs l’Exposition coloniale de Paris de 1931, au motif qu’elle donne « aux citoyens de la métropole la conscience de propriétaires qu’il leur faudra pour entendre sans broncher l’écho des fusillades lointaines »15. L’objectification est confondue avec l’objectivité ; le « fait colonial » devient fait acquis, influençant l’opinion internationale.

La statue affirme ce discours de domination, tel un drapeau. Les monuments qui résident dans nos rues reflètent un mode de commémoration singulièrement occidental et patriarcal : le triomphe militaire est gravé dans la pierre, les événements sont figés dans une hiérarchie de formes. Les récits historiques exaltant la monarchie ou l’empire comme expression de l’identité nationale enterrent les divisions linguistiques et les fractures sociales sous les souvenirs nostalgiques d’une grandeur illusoire. De la même manière, la proposition, avancée par certains, de résumer le contexte sur une petite plaque, entretiendrait l’illusion que la colonisation est un phénomène révolu, confiné en toute sécurité dans une note de bas de page.

Cette conception rigide de l’histoire et du patrimoine national a longtemps façonné le contenu et les formes de connaissance qui prévalent dans la recherche et l’enseignement belges. Pendant plusieurs décennies, chercheurs et chercheuses ont mis au jour l’héritage de Léopold II et les aspects les plus sombres de la domination coloniale, mais la réaction fut véhémente. Lorsque Daniël Vangroenweghe publia son accablant Rood rubber (Du sang sur les lianes. Léopold II et son Congo) en 1985, des membres de l’élite économique enjoignirent le ministre de l’éducation nationale de mener une enquête sur son « comportement ». De même, l’ancien administrateur colonial Jules Marchal s’estima contraint de publier ses conclusions sous un pseudonyme. Les archives de l’État indépendant du Congo avaient été brûlées par Léopold et l’accès à celles de la période coloniale demeura longuement restreint.

Little Boy, la bombe atomique larguée sur Hiroshima, était remplie d’uranium extrait à Shinkolobwe, au Katanga.

Aujourd’hui encore, les enfants belges se voient présenter Léopold II comme « le roi bâtisseur ». Les adolescent⸱e⸱s étudient en détail la dynastie carolingienne et les « Très Riches Heures du Duc de Berry », mais quittent souvent l’école sans la moindre connaissance des crimes commis au Congo. Il ne s’agit pas d’accuser les enseignant⸱e⸱s ni d’attribuer des blâmes individuels, mais bien de reconnaître notre responsabilité collective. L’apprentissage critique de l’histoire coloniale devrait être une priorité politique, entraînant la révision des programmes et la diffusion d’outils pédagogiques.

Reverdir les ruines

Les conversations publiques sont importantes, et il convient de saluer les initiatives annoncées à l’été 2020 par le Parlement régional de Bruxelles et la Chambre belge. Mais le débat a commencé il y a des années, avant que les personnes au pouvoir ne soient prêtes à écouter, encore moins disposées à répondre. Des associations comme BAMKO-CRAN, Bruxelles Panthères et le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations ont contesté la présence de l’iconographie coloniale dans les espaces publics, ainsi que la discrimination systémique dans des domaines tels que la police, le logement et l’emploi. Certaines demandes ont été partiellement prises en compte, la plupart ignorées.

Des activistes ont également encouragé le débat par le biais de la création artistique, reconnaissant l’aspect rhétorique des statues mais les envisageant comme des sites d’animation et de protestation. L’art en tant que résistance adopte souvent la langue dominante pour en perturber la grammaire. Par exemple, le jazz détourne et déforme les conventions musicales par la syncope et l’improvisation. Dans Petit pays, Gaël Faye raconte l’exil de son pays et de son enfance, ses « sensations sans rapatriement, » dans un slam fusionnant les langues et les cadences. Sa conscience viscérale de la violence, née de l’expérience intime des génocides burundais et rwandais, se répercute sur les rimes et les rythmes. Enfin, Baloji renverse l’expression « Tout cela ne nous rendra pas le Congo » pour scander « Ça ne vous rendra pas le Congo. »

De même, les récits dominants ont souvent été perturbés par des interventions matérielles. La peinture rouge sang qui apparaît régulièrement sur les statues de Léopold et de ses généraux est bien antérieure aux manifestations de juin 2020. En 2004, à Ostende, un collectif scia la main d’un Congolais sur un monument portant l’inscription : « En reconnaissance des Congolais à Léopold II pour les avoir libérés de l’esclavage des Arabes. » Le conseil municipal décida de ne pas remplacer la main. En janvier 2018, un buste du roi disparut du parc Duden, à Forest. L’Association citoyenne pour un espace public décolonial (ACED) revendiqua « l’enlèvement ». Deux jours plus tard, un nouveau Léopold apparut sur le piédestal, l’imposante figure de pierre ayant été remplacée par une réplique en graines pour oiseaux. Le geste était quasiment spirituel : toute cette puissance inflexible transmuée en un retour éphémère à la nature.

Alors que Lumumba sollicite son soutien, l’ONU croise les bras. Le directeur de la CIA, Allen Dulles, fait de l’élimination de Lumumba une priorité absolue.

L’année précédente, un groupe d’étudiant⸱e⸱s bruxellois⸱e⸱s avait envisagé des alternatives au monument de la place du Trône. Dans l’une des propositions, la statue était entourée d’un mélange de plantes vénéneuses et médicinales qui, arrivées à maturité, la recouvriraient. Ce projet évoque les méditations de Derek Walcott sur l’héritage colonial de la cruauté raciale dans les Caraïbes, marqué par « une absence de ruines. » Dans « The Royal Palms », au lieu des « palais héroïques / [e]nchevêtrés parmi des vignes vertes », on trouve les cadavres des communautés autochtones et des peuples réduits à l’esclavage, arrachés aux rivages de leurs ancêtres, exil forcé dans le temps et l’espace. Walcott écrit :

Si l’art est là où se trouvent les plus grandes ruines,
Notre art est dans ces ruines que nous sommes devenus,
Vous ne trouverez pas dans ces lieux verts et déserts
Une pierre qui nous ait trouvés dignes de son nom16.

Ce projet de laisser la statue de Léopold disparaître parmi la verdure est archéologique autant que botanique, en résonance avec le « Pardon » peint sur le cœur du roi en juin 2020. De telles interventions artistiques réparent notre relation à l’histoire, entrelacée avec la mémoire collective, en interrogeant le sens conféré à l’espace et en proposant des valeurs à cultiver. La création culturelle est une action politique : elle forge des lieux où les gens se rassemblent pour réimaginer la ville à habiter ensemble.
Handsworth Songs se conclut avec une mystérieuse incantation :

[Ces mots sont] pour celles et ceux envers qui l’histoire n’a pas été amicale
Pour ceux et celles qui ont connu les cruautés du devenir politique
Qu’elles témoignent des idéaux qui, avec le temps, naîtront dans l’espoir
Avec le temps, qu’ils témoignent du processus par lequel les vivants transforment les morts en compagnons de combat.

Les manifestations de Bruxelles rendaient hommage à ces histoires personnelles et collectives de violence et de résistance. Beaucoup ont discrédité ces actes de solidarité, les réduisant à de simples expressions d’indignation transatlantique. Dans le discours européen, la propension à vilipender la violence raciste à l’étranger se double d’une incapacité à l’aborder et même à la reconnaître chez soi. Elle apparaît ainsi comme une étrange image en miroir déformé de l’exceptionnalisme américain. En Europe également, des groupes ethniques et religieux sont marginalisés et exclus. Des récits xénophobes s’insinuent jusqu’à saturer la rhétorique politique. Les migrants fuyant la guerre et le désert qui s’étend voient la Méditerranée transformée en cimetière d’eau glacée. Résonnant depuis la Place du Trône jusqu’aux bâtiments imposants de l’Union européenne, les vers de Rich nous le rappellent : « Ce n’est pas ailleurs mais ici… [Nos] propres façons de faire disparaître les gens ».

Cet article est une adaptation d’une traduction d’un article originellement écrit à l’été 2020 et paru en février 2021 dans la revue New Left Review.

 

Footnotes

  1. Adrienne Rich, « What Kind of Times Are These », in Dark Fields of the Republic : Poems 1991-1995, New York 1995. Le poème répond aux premières lignes de “An die Nachgeborenen” de Bertolt Brecht (1938) : “Was sind das für Zeiten, wo / Ein Gespräch über Bäume fast ein Verbrechen ist / Weil es ein Schweigen über so viele Untaten einschließt !” (« Que sont donc ces temps, où / Parler des arbres est presque un crime / Puisque c’est garder le silence sur tant d’exactions ! ») Les strophes de Rich apparaissent tout au long de cet essai, illustrant les liens entre lieux, mémoire et politique.
  2. John Berger, Art and Revolution : Ernst Neizvestny and the role of the artist in the U.S.S.R., London, Weidenfeld & Nicolson, 1969.
  3. La Société Générale, fondée comme banque d’investissement par Guillaume Ier, a joué un rôle central dans l’économie belge. Après sa fusion en 1928 avec la Banque d’Outremer, la Société Générale contrôle environ 70 pour cent de l’économie du Congo belge. En 1934, après que la loi ait imposé la scission des banques mixtes à la suite du krach de 1929, la Société Générale transfère ses activités bancaires à une nouvelle filiale, la Banque de la Société générale de Belgique, puis Générale de Banque, devenue ensuite Fortis, maintenant intégrée à BNP Paribas. La Société Générale demeure un puissant holding industriel et financier, actif dans un large éventail de secteurs, notamment le charbon, l’acier, la chimie et les transports. En 1998, après une saga d’une décennie, la Société Générale est rachetée par la société française Suez-Lyonnaise des Eaux, aujourd’hui ENGIE.
  4. L’occupation militaire de la côte swahilie par l’Allemagne impériale à la fin des années 1880, qui écrase la résistance locale aux opérations de la Compagnie allemande d’Afrique de l’Est, est prétendument mise en œuvre pour abolir l’esclavage dans la région.
  5. La Banque Lambert, qui était la banque privée de Léopold, a fusionné en 1975 avec la Banque de Bruxelles pour former la BBL, devenue en 1998 la filiale belge de la multinationale néerlandaise ING Group. Son siège social, situé avenue Marnix, surplombe la statue du roi sur la place du Trône.
  6. David Van Reybrouck, Congo. Une histoire, trad. Isabelle Rosselin, Actes Sud, 2014.
  7. En vertu du funeste traité de Versailles, la Belgique étend son empire africain en 1922 avec un mandat de la Société des Nations pour gouverner une partie des anciens territoires allemands (Deutsch-Ostafrika) de la région des Grands Lacs, aujourd’hui Rwanda et Burundi.
  8. Ces trois sociétés sont créées par Léopold en 1906, par le biais de la Société Générale. Leur capital perdure sous diverses formes, via fusions, acquisitions et ventes d’actifs. Forminière est dissoute en 1966 mais constitue la filiale Interfor, devenue Indufor, pour ses activités hors du Congo. En 1968, une partie des actifs de l’UMHK est absorbée par la SG, devenant l’Union Minière, aujourd’hui Umicore. En mai 2019, Umicore signe un accord de long terme avec l’anglo-suisse Glencore pour la fourniture d’hydroxyde de cobalt en provenance de ses mines au Katanga, destiné aux batteries de l’industrie automobile.
  9. Les descendant⸱e⸱s des villageois⸱e⸱s déplacé⸱e⸱s par Lever cent ans auparavant se battent toujours pour leur droit de cultiver leurs terres. En 2009, la société agroalimentaire Feronia aurait acheté 100 000 hectares, après avoir levé 100 millions de dollars de prêts ESG (“environnemental, social et de gouvernance”) auprès de banques de développement occidentales, en s’engageant à revitaliser la région. En réalité, non seulement les promesses effectuées sont-elles restées lettre morte, mais la société aurait déversé des substances toxiques sur les terres. Les personnes ayant protesté ont été arrêtées sans mandat et envoyées à Kisangani, à 320 km de là. Après cinq mois d’emprisonnement, elles ont été relâchées à condition d’abandonner leurs plaintes contre la société. Voy. World Rainforest Movement, Action Alert! Immediate release of villagers in the DR Congo imprisoned on false charges related to a land conflict with Feronia Inc., 11 février 2020.
  10. Il s’agit d’en cadenasser le contrôle, peu avant l’indépendance. Le 17 juin 1960, les sociétés actives au Congo sont autorisées à s’enregistrer en droit belge, ce que l’UMHK fait sept jours plus tard en transférant son siège à Bruxelles. Le 27 juin, le Parlement dissout le Comité spécial du Katanga, organisme parapublic détenant une participation majoritaire dans l’UMHK. Comme dans un jeu de passe-passe, les dettes contractées sous le régime colonial sont transférées à l’État nouvellement indépendant, avant de gonfler sous Mobutu pour devenir l’intenable dette publique actuelle de la RDC.
  11. Dag Hammarskjöld tente finalement d’intervenir mais il est tué dans un accident d’avion alors qu’il est en route pour négocier un cessez-le-feu, en septembre 1961.
  12. Ludo De Witte, The Assassination of Lumumba, trans. Ann Wright et Renée Fenby, Londres, Verso, 2001 ; recension par Linda Melvern dans “Dispatching Lumumba,” New Left Review 11, Sept-Oct 2001.
  13. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002 [Paris, François Maspero, 1961].
  14. Colette Braeckman, «Jean Omasombo: ‘Je l’affirme, en 1960, le Congo a été assassiné. Il n’y avait plus rien’», Le Soir, 21 juin 2020.
  15. Louis Aragon et al., Ne visitez pas l’Exposition Coloniale, Paris 1931.
  16. Derek Walcott, « The Royal Palms », London Magazine, février 1962.