Articles

Don Quichotte, un monstre gramscien dans le clair-obscur

David Becerra Mayor

—5 avril 2018

Don Quichotte, le célèbre personnage construit par Miguel de Cervantes était un monstre mi-féodal, mi-capitaliste, le produit d’une époque historique en transition entre deux modes de production coexistants.

Don Quichotte, un monstre gramscien dans le clair-obscur

Dans ses Cahiers de prison, Antonio Gramsci définit la crise à travers une métaphore terrifiante : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». La société espagnole du début du XVIIe siècle était une société en crise, pleine de clair-obscur et de monstres. En fait, on pourrait affirmer que Don Quichotte, le célèbre personnage construit par Miguel de Cervantes, n’était rien de plus qu’un monstre gramscien, le produit d’une époque historique en transition entre deux modes de production coexistants, en conflit, dans laquelle l’un et l’autre n’ont de cesse de s’imposer alternativement.

En effet, l’époque historique où vit Don Quichotte connaît une crise profonde : non seulement une crise politique, économique et sociale a secoué « l’Empire dans lequel le soleil ne se couchait jamais »1, mais — et surtout — une crise organique qui a duré plusieurs siècles. Le système d’exploitation féodal, en décomposition depuis au moins le XIVe siècle, est à l’agonie et ses résidus idéologiques continuent de survivre dans la superstructure politique ; mais la nouvelle société bourgeoise n’est pas encore née, et encore moins consolidée. C’est la transition entre le féodalisme mourant et le capitalisme émergent.

Comme l’a écrit Juan Carlos Rodríguez, « la transition n’est pas une étape, mais un système en soi » ( 2002 : 39 ) où deux modes de production coexistent — en contradiction — dans le même temps historique, générant des rapports sociaux spécifiques qui, comme l’explique Rodríguez, produisent à leur tour « un nouveau type de vie, une nouvelle mentalité, de nouvelles valeurs et une nouvelle morale, bref un code ou une norme historique qui, à son tour, a construit une nouvelle inconscience collective et subjective. C’est ce que j’ai appelé un nouvel inconscient idéologique » ( 39 ).

Don Quichotte déformera la réalité en imposant son regard féodal sur la nouvelle réalité capitaliste. Le chapitre des moulins à vent est dans ce sens paradigmatique.

La notion d’« inconscience idéologique », que Juan Carlos Rodríguez développe dans la tradition althussérienne, conçoit que l’idéologie n’est pas un dispositif extérieur au sujet introduit par des appareils de contrôle idéologique et de manière verticale à partir des superstructures du pouvoir politique, mais qu’elle se trouve à l’intérieur du sujet, de manière inconsciente, puisque le sujet est intégré dans des relations matérielles spécifiques de production. L’idéologie produit le sujet avant de le réprimer. L’idéologie se forme en partant du bas, dans les relations sociales elles-mêmes et, par conséquent, elle ne sera jamais complètement pure, mais contiendra chacune des contradictions contenues dans la matrice sociale qui la produit. C’est dans l’inconscient idéologique de la transition entre le féodalisme et le capitalisme que vont exploser toutes les contradictions des deux mondes en lutte. Et dans l’inconscient idéologique de Don Quichotte, en tant que sujet qui vit historiquement aussi dans un monde en transition. Un monstre gramscien, mi-féodal, mi-capitaliste.

Contradiction entre public et privé

Commençons par le début, avec cette première phrase, que nous connaissons par cœur, et avec le premier paragraphe du roman, pour mieux connaître le personnage :

Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n’atteignait pas les vingt, et de
plus un garçon de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait la serpette. L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit que, dans le récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité. » ( 1978 : I, 24-25 ).

Avant toute chose : le texte commence par un manque de précision considérable : le narrateur ne connaît pas le nom du lieu de l’action, hésite quand il nomme le personnage et n’est pas très précis quand il s’agit de déterminer à quel moment s’est déroulé ce qu’il va nous raconter. Mais, cette imprécision permet à Cervantes de briser la distance épique sur laquelle les romans de chevalerie ont été construits, qui, dès la première ligne du texte, est déjà parodiée. Les romans de chevalerie qui vont exaspérer Don Quichotte sont placés dans des temps et des lieux lointains et mythiques qui contiennent une grande dimension épique. Pas comme La Mancha, un lieu dépourvu de tout aspect épique et qui ne manquera pas de faire rire les lecteurs de l’époque. C’est comme si une série intitulée « Les Experts Louvain-la-Neuve » était diffusée à la télévision aujourd’hui. Il serait clair, d’après le titre lui-même, qu’il s’agit d’une parodie. Parce que Louvain-la-Neuve, contrairement à New York, Los Angeles ou Las Vegas, ne fait pas partie de l’imaginaire de l’enquête criminelle. La même chose s’est produite avec la localisation du roman de Cervantes : La Mancha n’appartenait pas à l’imaginaire chevaleresque.

Le noble devient fou parce qu’il continue à voir avec un regard féodal une réalité qui a cessé d’être et lit les livres avec un regard féodal comme s’ils étaient le Livre.

D’autre part, ce premier paragraphe nous donne beaucoup d’informations sur la condition sociale du personnage à partir d’une première opposition clé, celle qui va articuler la logique interne de la littérature de la transition : la dialectique public/privé ( Rodríguez, 1991 : 31ss ). Dans l’espace public, le personnage montre tous les signes distinctifs de sa classe : il possède des armes, du temps pour pratiquer le sport de prédilection de la classe oisive ( à savoir la chasse ), des vêtements adaptés à chaque situation et, bien sûr, des gens à son service. C’est un noble et, comme n’importe quel membre de la noblesse, il ne suffit pas de l’être, il faut en avoir l’air : c’est dans ces signes extérieurs ( son apparence ) que réside son pouvoir politique. Les apparences doivent être maintenues pour assurer la position qu’il occupe dans l’espace public.

Dans un autre roman de la transition, dans La Vie de Lazarillo de Tormes, apparaît un noble qui, comme le personnage de Cervantes, conserve une image publique impeccable ( il porte une cape, s’habille avec élégance et propreté, est toujours bien coiffé ), mais derrière cette façade, il n’y a que pauvreté et sa maison, sombre et lugubre, est vide et sale : les murs sont nus et dans les chambres, il n’y a presque pas de meubles, même pas un balai pour nettoyer. Le noble se promène sur la place publique dans ses vêtements les plus beaux, mais lorsqu’il arrive à la maison, et après avoir soigneusement plié les vêtements qu’il porte en public, après s’être assuré qu’il a les mains propres pour éviter de les tacher, il utilise des draps qui, à première vue, semblaient « ne pas avoir été lavés très souvent » ( 1554, III : 105 ).

Pour l’ancienne noblesse féodale, seul compte l’espace public, qui confère le pouvoir au noble par la reconnaissance de la communauté. C’est pourquoi, lorsque Cervantes ouvre les portes de la maison de l’hidalgo, nous découvrons, dans l’intimité de son espace privé, un pauvre homme, qui se nourrit mal et dont les vêtements sont faits en cuir de vache au lieu de mouton ( c’est-à-dire une matière bon marché et de qualité médiocre ), épuisant une bonne partie de son patrimoine déjà faible. Selon la logique féodale, le noble de Cervantès et le noble de Lazarillo font partie de la noblesse, mais dans la nouvelle société naissante, ils incarnent l’image d’un « paria anachronique » ( Rodríguez, 2001 : 156 ) qui n’est pas capable de s’adapter aux nouvelles relations sociales capitalistes.

Cette première contradiction entre public et privé déclenche l’intrigue du roman. Parce que ce noble pauvre, contrairement à l’idéologie noble, découvrira l’espace privé et, avec lui, découvrira aussi qu’il a une vie privée. Le paragraphe suivant est essentiel :

Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien. Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire ( I, 26 ).

L’hidalgo a découvert qu’il avait sa propre chambre pour construire sa propre vie, librement et selon ses goûts et ses désirs, malgré les normes antagonistes qui ne l’obligent qu’à prendre soin de son image publique. Le goût de la lecture ( activité privée ) le conduit à négliger son activité publique ( l’administration de ses terres et l’exercice de la chasse ) et même à se rendre sur le nouveau marché capitaliste pour vendre une partie de ses terres afin d’acheter des livres. Cet élément est crucial : la folie de Don Quichotte ( de cet hidalgo qui devient fou à force de lire des romans de chevalerie ) n’aurait pas été possible s’il n’avait pas auparavant transformé ses biens immobiliers ( possessions ) en biens meubles ( marchandises ) afin d’acheter plus de livres et de continuer à nourrir son imagination. Avec ce geste, l’hidalgo a cessé d’être un noble et est devenu un sujet libre, un individu qui agit selon ses propres décisions et ses propres désirs. Et ce qui est important, c’est qu’il l’a fait en se tournant vers le marché capitaliste naissant.

L’apparition du sujet libre et de la liberté déstabilise l’ordre féodal. Le facteur social qui déterminait la position d’un individu dans le féodalisme était le sang ; la position de classe était héritée et, par conséquent, immuable du berceau à la tombe. Dans la société féodale, changer de classe était inconcevable. Perturber le siège biologique d’origine pourrait mettre en péril la paix sociale. Commencer à agir selon ses propres intérêts et désirs, et non pas selon la fonction qui est assignée à chacun, pourrait perturber l’ordre. La liberté a été interprétée comme un prélude au chaos. Depuis la superstructure féodalisante, il fallait réprimer l’émergence du sujet libre, la volonté des individus de construire librement leur propre vie, d’être ce qu’ils veulent être, de changer leur fonction dans la structure sociale. Interdire l’existence d’espaces privés qui sont hors de la norme et du contrôle social. C’est pourquoi, quand Don Quichotte rentre chez lui après sa première expédition, les gardiens de l’ordre féodal ( le prêtre et le barbier ) décident de purger la bibliothèque de Don Quichotte, ce refuge privé où le noble oubliait sa fonction publique et cultivait ses fantasmes privés de devenir chevalier errant, d’être qui il voulait être et non pas qui il devait être selon les normes et codes que défendait la noblesse.

La dialectique oubli / mémoire

Cependant, la transformation de l’hidalgo en un sujet libre n’est pas sans contradictions. Dans El escritor que compró su propio libro de Juan Carlos Rodrígues, un essai qui nous invite à lire le roman de Cervantes d’une manière radicalement historique, on y souligne qu’une nouvelle opposition, la dialectique oubli/mémoire, est cruciale pour comprendre l’inconscient idéologique de Don Quichotte.

Alors que le noble oublie de s’occuper de ses biens pour s’enfermer dans sa chambre, espace privé, pour lire et finalement devenir chevalier errant, il ressent aussi le besoin d’activer la mémoire de ses ancêtres et « La première chose qu’il fit fut de nettoyer les pièces d’une armure qui avait appartenu à ses bisaïeux [ …] oubliée dans un coin » ( I, 31 ).

L’idéologie de la liberté, qui permet au noble de se transformer en chevalier, de changer de nom, de changer d’état et de s’inventer une nouvelle vie, coexiste avec l’idéologie féodale qui le force à légitimer son changement d’état en recourant à la logique de la lignée, de la tradition et des ancêtres. L’idéologie féodale continue à peser lourdement sur l’inconscient de ce nouveau sujet libre appelé don Quichotte, qui doit recourir au facteur social de l’organicisme ( le sang ) pour justifier, au contraire, sa progression affirmée vers la liberté. En même temps, il deviendra un personnage anachronique du Moyen Âge, comme s’il y avait dans son inconscient une nostalgie pour un monde qui n’existe plus, un monde où la noblesse possédait fonction sociale prestigieuse et richesse à la différence du nouveau monde capitaliste où il ne peut vivre que dans la pauvreté et sans justification sociale.

Mais nous ne pouvons ignorer que la folie de Don Quichotte, la transformation du noble en chevalier, se fait par la lecture de romans :

Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres [ …] et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde ( I, 29 ).

Si le noble devient fou à lire des romans de chevalerie, ce n’est pas parce que Cervantes veut alerter le lecteur sur les effets négatifs que la lecture peut avoir, comme le prêtre et le barbier le feront dans le chapitre VI, quand ils décident de brûler la bibliothèque de Don Quichotte parce qu’ils considèrent ces « excommuniés de livres » dangereux. La folie de Don Quichotte ne trouve pas tant sa cause dans les livres que dans sa façon de lire ces livres. Le noble devient fou parce qu’il continue à voir avec un regard féodal une réalité qui a cessé d’être et lit les livres avec un regard féodal comme s’ils étaient le Livre.

La dialectique Livre/livres est fondamentale pour comprendre la transformation de don Quichotte. Dans le féodalisme, il n’y avait que « Le » Livre, qui contenait l’unique vérité et la parole univoque de Dieu. Il n’y avait pas de lecture critique, il était impossible d’être en désaccord, de fermer le livre par ennui ; le lecteur n’était pas un sujet libre qui interprétait librement le livre, mais un serviteur soumis à la lecture liturgique.

Tout au long de la première partie, publiée en 1605, Don Quichotte déformera la réalité en imposant son regard féodal sur la nouvelle réalité capitaliste. Le fameux chapitre VIII des moulins à vent est dans ce sens paradigmatique. Comme on le sait, Don Quichotte confond les moulins avec des géants à cause de sa folie, mais surtout parce qu’un moulin à vent était à la pointe de la technologie à l’époque de Don Quichotte, et il est plus que probable qu’un pauvre homme comme lui, qui ne connaissait pas grand-chose du monde, ne connaissait pas son existence. Dans son imagination chevaleresque, l’existence d’un géant était plus probable qu’un moulin.

Ce qui est intéressant dans les dialogues de Don Quichote et Sancho Panza c’est le choc entre ces deux mondes concurrents.

De cette façon, et parmi beaucoup d’autres distorsions de la réalité, Don Quichotte voit des armées là où il n’y a qu’un troupeau de moutons ( I : XVIII ), il estime que des moines sont des enchanteurs qui ont enlevé une jeune fille ( I : VIII ), il confond une auberge avec un château, le commerçant avec un roi et des prostituées avec des princesses ( I : III et XVI ) ou une procession d’hommes en deuil, avec des haches brûlantes et une couchette portant un cadavre, avec des chevaliers transportant un chevalier blessé au combat ( I : XIX ).

Presque aucune de ces aventures ne se termine bien pour notre protagoniste et son compagnon. Parce que, dans tous les cas, Don Quichotte est accompagné de Sancho Panza, un vulgaire paysan devenu écuyer par la grâce de Don Quichotte et à qui les critiques réservent habituellement le rôle de contrepoint pragmatique à l’idéalisme de Don Quichotte. Mais ce qui est intéressant dans leurs dialogues, qui sont nombreux, c’est le choc entre ces deux mondes concurrents qui coexistent dans cette période de transition. Par exemple, Sancho ne se lasse jamais de poursuivre le chevalier errant pour lui demander un salaire, ce à quoi Don Quichotte répond de façon récurrente qu’il n’a trouvé dans aucun roman de chevalerie la mention d’un salaire pour les écuyers ; Sancho lui demande également si, en cas de rétribution, elle s’établissait « au mois ou à la journée » ( 1978, XX : 379 ), imposant la logique du temps bourgeois en opposition au temps naturel du féodalisme, où la relation maître/esclave n’est ni négociée ni divisée, mais pour la vie. Pour mettre fin à la discussion, Don Quichotte lui promet qu’en échange de sa fidélité, il le nommera gouverneur d’une île, ce que Sancho accepte volontiers, même s’il ne sait pas ce qu’est réellement une île.

Le noble fit un grand pas en avant en décidant de vivre sa propre vie libre, en devenant un sujet libre, et deux pas en arrière quand il devint chevalier errant.

Tout au long du roman, mais surtout dans la deuxième partie, publiée en 1615, Don Quichotte a pris conscience que le monde n’est pas tel qu’il le voit de ses yeux de personnage du monde féodal, surtout lorsqu’il découvre que les livres, contrairement au Livre, mentent. Il éprouvera son premier doute quand, au début de la seconde partie, et par le biais d’un jeu métalittéraire avant la lettre, il reçoit la nouvelle que ses aventures ont été publiées dans un livre.

Bien qu’au début, Don Quichotte se montre plus compréhensif que Sancho par rapport à certaines inexactitudes de l’auteur, il conclut finalement : « En ce cas, ajouta don Quichotte, je dis que ce n’est pas un sage enchanteur qui est l’auteur de mon histoire, mais bien quelque ignorant bavard » ( 1978, tome 2, III : 64 ). L’auteur de son histoire n’est autre que Cide Hamete Benengeli et « que d’aucun More on ne pouvait attendre aucune vérité » ( 54 ). C’est la première fois que Don Quichotte, lorsqu’il se reconnaît dans le roman qui raconte son histoire, considère que la littérature n’est pas toujours synonyme de vérité.

Les livres mentent. Quand Don Quichotte se rend compte que la littérature et la vérité ne font pas partie de la même équation, tout son monde, construit à partir de références littéraires qu’il avait supposées vraies, s’effondre. Il a lu les livres avec le regard d’un héros féodal comme s’ils étaient le Livre, mais ils mentent, comme il le prouve en lisant sa propre histoire. Se rendre compte que tout ce qu’il avait lu n’était que de la fiction prouve que tous ses efforts pour se construire une vie digne d’être vécue n’étaient fondés que sur un mensonge.

Ce noble qui décida un jour de devenir Don Quichotte se tourna vers la lecture comme instrument pour échapper à la vie misérable dans laquelle il vivait : « [ …] lisez ces livres, ainsi que je vous l’ai dit, et vous verrez comme ils chasseront la mélancolie dont vous pourriez être atteint, et comme ils guériront votre mauvaise humeur, si par hasard vous l’avez mauvaise. Quant à moi, je peux dire que, depuis que je suis chevalier errant, je me trouve valeureux, libéral, poli, bien élevé, généreux, affable, intrépide, doux, patient, souffrant avec résignation les fatigues, les douleurs, les prisons, les enchantements » ( 1978, L : 1129 ). Si on lui retire la lecture de Don Quichotte, il ne pourra plus continuer à être tout ce qu’il aurait pu être dans son imagination ; sans lecture, Don Quichotte ne peut que retourner à sa misérable vie de pauvre hidalgo. Lorsqu’il découvrira que les livres mentent et qu’il cessera par conséquent d’entretenir sa réalité imaginée, Don Quichotte sera plongé dans une profonde mélancolie qui le mènera à la mort.

Don Quichotte est un monstre gramscien qui vivait à l’époque du clair-obscur. Quand le féodalisme arrive en fin de vie et que le capitalisme n’en est qu’à ses débuts, Don Quichotte est arrivé pour, comme Lénine l’a dit, et comme Juan Carlos Rodríguez l’a expliqué dans son livre magistral sur Don Quichotte, faire un pas en avant et deux pas en arrière. Le noble fit un grand pas en avant en décidant de vivre sa propre vie libre, en se donnant ses propres règles, en devenant un sujet libre, et deux pas en arrière quand il devint chevalier errant, quand il décida d’être Don Quichotte. Il n’est pas devenu bourgeois et n’a pas non plus investi l’argent des ventes de ses terres dans l’achat d’un moulin, ce qui lui aurait permis de faire du profit ; il n’est pas devenu commerçant ou marchand, et il n’est pas non plus devenu un bourgeois ennuyeux. Il a préféré acheter des livres et réveiller la mémoire de ses ancêtres, devenir un héros médiéval anachronique, comme ceux qu’il avait découverts dans les romans de chevalerie, et vivre dans un monde qui n’existait plus que dans les romans qu’il lisait, dans sa nostalgie et dans son imagination.

Don Quichotte est devenu fou, même si sa folie n’était peut-être qu’un décalage entre deux mondes différents qui, en conflit, ont été contraints de coexister. Don Quichotte n’était rien d’autre qu’un monstre habité par les contradictions idéologiques de la période de transition dans laquelle il vivait. Moitié féodale, moitié capitaliste.

À la mémoire de Juan Carlos Rodríguez

Ouvrages cités

  • Anonyme ( 1554 ). La vida de Lazarillo de Tormes. [ La Vie de Lazarillo de Tormes] Édition Reyes Coll et Anthony N. Zahareas, Madrid, Akal, 1997.
  • David Becerra Mayor, « El inconsciente ideológico de don Quijote y la locura necesaria », Revista de crítica literaria marxista, 2009, no 2, p. 7-32.
  • Miguel de Cervantes, ( 1605 ). L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, tome 1, Miguel de Cervantès Saavedra, avec les dessins de Gustave Doré, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1978.
  • Miguel de Cervantès Saavedra, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, tome 2, avec les dessins de Gustave Doré, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1978.
  • Antonio Gramsci, Quaderni del carcere, 2007, Turin, Einaudi, 4 volumes.
  • Juan Carlos Rodríguez, Teoría e historia de la producción ideológica. Las primeras literaturas burguesas, 1991, Madrid, Akal.
  • Juan Carlos Rodríguez, La literatura del pobre, 2001, Grenade, Comares.
  • Juan Carlos Rodríguez, De qué hablamos cuando hablamos de literatura, 2002, Grenade, Comares.
  • Juan Carlos Rodríguez, El escritor que compró su propio libro. Para leer El Quijote, 2003, Madrid, Debate.
  • Julio Rodríguez Puértolas, Carlos Blanco Aguinaga, Iris M. Zavala, ( 2000 ) : Historia social de la literatura española ( en castellano ), 2000, Madrid, Akal, 2 volumes.
  • Pierre Vilar, « La transition du féodalisme au capitalisme », Sur le féodalisme, 1974, ( œuvre collective ), Madrid, Ayuso.

Footnotes

  1. Cette phrase est traditionnellement attribuée à Philippe II, mais elle a probablement été prononcée plus tôt par Fraile Francisco de Ugalde devant Charles Ier d’Espagne. Nous pouvons affirmer que la crise de l’Empire s’explique par son incapacité à s’adapter aux nouvelles relations économiques capitalistes qui sont générées dans l’infrastructure de la société. La classe dirigeante, ancrée dans un système économique féodal, hésite à accepter le capitalisme et plonge le pays dans une misère insoutenable qui, au final, nous ramène vers l’Empire. Comme disent les auteurs de la Historia social de la literatura española : « l’Espagne étant ce qu’elle est, aux origines du capitalisme et grâce aux mines d’Amérique, c’est-à-dire un des piliers de l’accumulation du capital qui permettra le développement des banques et de l’industrie européennes, en même temps qu’elle se décapitalise, elle ne développe pas sa propre industrie et voit le renforcement des structures sociales anti-bourgeoises sans capacité créatrice qui, avec le temps, la laisseront en marge du développement européen » ( Rodríguez Puértolas et al., 2000, I : 386 ).