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Deliveroo, livreur de repas… et de jobs précaires.

Sander Claessens

—3 février 2023

Vos factures d’énergie explosent ? Pas de souci : postulez pour un job d’appoint chez Deliveroo! C’est la solution du capitalisme pour arriver à boucler ses fins de mois. Mais, en réalité, cela se traduit surtout par une explosion des petits boulots précaires.

« Face à l’inflation, 72 % des personnes interrogées aux États-Unis seraient prêtes à travailler pour Uber. La vie devient plus chère et nous en tirons parti. »1 Ces propos sont ceux de Dara Khosrowshahi, le PDG d’Uber. Dans un rare élan de sincérité, il reconnaît que, pour les entreprises de plateforme comme Uber ou Deliveroo, l’augmentation de la pauvreté représente avant tout une aubaine commerciale. En Belgique aussi, la crise de l’énergie fait que les ménages et les personnes isolées ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. La solution du PDG ? Travailler pour une entreprise de plateformes pour gagner un complément de revenus. Et vive le capitalisme numérique!

Les plateformes rivalisent de marketing cool exaltant les notions de liberté, d’indépendance… bref, le tableau dépeint est idyllique. Le client obtient un service, le travailleur de la plateforme l’exécute quand il le souhaite, la plateforme facilite la transaction en échange d’une petite commission. Tout le monde est content. Il vous suffit d’ouvrir l’application, d’accepter une commande et de vous mettre au travail, quand vous voulez, à votre rythme. Vu comme ça, un job d’appoint, ça n’a pas l’air mal.

Quand le patron est un algorithme

La réalité que vivent des milliers de travailleurs de plateformes est toutefois bien loin de ce discours. D’une part, en tant que travailleur, vous êtes responsable d’absolument tout : de votre matériel à la gestion de vos horaires de travail. En revanche, la plateforme, elle, n’assume pas la moindre responsabilité : pas de cotisations sociales, pas de protection sociale, pas de droits accordés à chaque travailleur. Quant au statut des travailleurs de plateforme, il s’agit ni plus ni moins de faux indépendants.

Prenons le cas de la société de livraison de repas Deliveroo, que j’ai étudié pendant un certain temps et pour laquelle j’ai moi-même brièvement travaillé. Il existe deux statuts. Vous êtes soit indépendant, avec toutes les règles que cela implique, y compris prendre votre numéro à la Banque carrefour des entreprises, soit vous travaillez sous statut P2P (peer-to-peer). Celui-ci a été créé par le gouvernement suédois en 2018 pour donner aux gens la possibilité de gagner jusqu’à environ 6 000 € de revenus supplémentaires non imposables par an dans le cadre de l’économie de plateformes. Ce que ces deux statuts ont en commun, c’est (entre autres) qu’ils ne permettent pas d’accumuler des droits sociaux, qu’ils ne prévoient pas d’indemnités de licenciement ni d’indemnités de maladie en cas d’accident du travail, et que l’assurance accident est très insuffisante. En outre, vous devez acheter vous-même la plus grande partie du matériel. Ainsi, dans le cas de Deliveroo, la plateforme fournit une veste, un casque de vélo, un sac et un support pour votre smartphone. En revanche, c’est le coursier qui doit prévoir son vélo, son smartphone et son abonnement téléphonique.

La question est de savoir si vous travaillez effectivement à votre compte ou pour le compte d’un patron. Et la réponse est sans aucun doute la seconde. L’ensemble du système de Deliveroo consiste à contrôler votre travail afin d’en tirer un maximum d’efficience et maximiser les recettes pour l’entreprise. Plus besoin pour cela d’un contremaître sur un lieu de travail physique. Place aux algorithmes de pointe qui permettent d’organiser et de répartir le travail aussi efficacement et rapidement que possible. Cette gestion algorithmique permet de gagner en efficacité grâce au machine learning (le mécanisme grâce auquel l’algorithme s’affine en continu grâce à l’apport en temps réel de métadonnées). S’il s’agit, certes, d’une formidable prouesse technologique, l’efficacité organisationnelle ne vise manifestement pas l’intérêt du coursier à vélo. La technologie utilisée permet de maximiser les recettes de Deliveroo en optimisant le travail des coursiers aux moments où les clients commandent le plus de repas.

Plus vos revenus dépendent d’une société de plateforme telle que Deliveroo, plus vous constatez que votre « liberté » est en réalité de l’esclavage, imposé par un algorithme.

En outre, vous n’avez aucune certitude quant au montant que vous toucherez par heure. En effet, personne ne sait exactement quels critères déterminent l’attribution de telle ou telle commande à un coursier. Ces données sont stockées dans une « boîte noire » et restent donc invisibles. Seuls les développeurs des algorithmes et des logiciels savent comment les commandes sont réparties entre les coursiers. Des facteurs tels que l’affluence, le nombre de coursiers en ligne ou l’emplacement exact où ils se trouvent, par exemple, entrent certainement en ligne de compte. En pratique, toutefois, il peut arriver qu’on vous envoie à des kilomètres pour livrer une commande sans que vous sachiez à l’avance que vous devrez pédaler aussi longtemps. Le coursier perd alors un temps précieux qu’il aurait pu consacrer à d’autres commandes qui lui auraient pris moins de temps. C’est extrêmement frustrant. Parfois, vous recevez plusieurs commandes d’un coup. Parfois, c’est un mauvais jour et vous devez prendre votre mal en patience. Il est difficile de se garantir une subsistance sans savoir combien on touchera par jour.

Un salaire précaire vous oblige à travailler plus dur, Marx le savait déjà.

Être payé à la commande plutôt qu’à l’heure, c’est ce qu’on appelle une rémunération à la tâche. Contraindre ainsi les travailleurs aux plus pénibles efforts est une idée vieille de plusieurs siècles. « Le paiement à la tâche est la forme de rémunération du travail qui correspond le mieux au mode de production capitaliste », disait Marx au 19e siècle2. Cette pratique présente deux avantages majeurs pour l’employeur. Tout d’abord, les travailleurs sont employés de manière très rentable. À titre de comparaison, chez TakeAway, une autre société de plateforme, un coursier touche quand même une partie de son salaire horaire. Cela signifie que vous êtes également payé lorsque vous êtes, par exemple, en train d’attendre une nouvelle commande ou de vous reposer entre deux commandes. Deliveroo, en revanche, ne verse pas un euro aux coursiers tant qu’ils ne sont pas en mouvement. Le temps c’est de l’argent, donc, payer un coursier lorsqu’il est inactif est du pur gaspillage.

Deuxièmement, un tel système met la pression sur les coursiers pour qu’ils travaillent le plus possible, car leur revenu dépend entièrement de leur productivité. Le temps devient donc littéralement de l’argent pour ces travailleurs. La pression est telle qu’ils prennent parfois même de gros risques pour maximiser le nombre de livraisons. La rémunération à la tâche est un mécanisme de mise au pas en soi. Marx l’exprime ainsi : « Comme la qualité et l’intensité du travail sont contrôlées ici par la forme du salaire elle-même, celle-ci rend superflue une bonne part de la surveillance du travail »3. Le paiement à la tâche remplace en partie le rôle d’un contremaître qui incite le coursier à accélérer la cadence. La soi-disant liberté de gagner autant que l’on veut pour soi-même est, en réalité, la source majeure de stress et d’insécurité des revenus. C’est la raison pour laquelle les syndicats s’opposent depuis plus de 150 ans au travail à la tâche. Les nouvelles technologies ne vont pas rendre du jour au lendemain ce concept archaïque supportable ni meilleur.

Un cheval de Troie dans la législation sociale

Les travailleurs et les syndicats ont tout intérêt à trouver de nouveaux moyens de s’organiser contre cette exploitation. Le danger est que Deliveroo ne devienne un cheval de Troie pour la législation sociale en général. L’instauration de statuts de travail sur les plateformes, comme le contrat P2P (peer-to-peer) en Belgique (qui n’entre pas dans l’accord sur le travail de la Vivaldi), constitue un abus de la technologie en vue d’étouffer tout progrès social. Nous le constatons avec d’autres entreprises de plateforme, comme Uber, qui fait une rude concurrence aux compagnies de taxis qui emploient des travailleurs sous contrats fixes. D’autres secteurs pourraient également être tentés de commencer à embaucher et rémunérer du personnel de la même manière.

On le voit déjà aujourd’hui dans des secteurs plus « traditionnels ». Prenez les ouvriers du port d’Anvers, par exemple. Jusqu’en 2018, ils se voyaient attribuer leurs tâches chaque matin dans le « Kot », un lieu physique où leurs supérieurs étaient chargés de répartir le travail. Aujourd’hui, les ouvriers reçoivent tous un iPad Mini, sur lequel une application appelée Digikot leur assigne une nouvelle tâche dès qu’ils ont terminé la précédente. Ainsi, les entreprises portuaires réduisent le coût lié à la répartition des tâches par des contremaîtres et la confient à un algorithme.

Grâce au statut de la loi Major, les dockers continuent de bénéficier d’un salaire horaire et de conditions de travail garanties. Cependant, plusieurs grands opérateurs portuaires, dont Fernand Huts, patron du groupe anversois Katoen Natie, ont déjà plusieurs fois porté plainte auprès de la Commission européenne pour faire annuler la loi, ce qui a amené le gouvernement belge à un premier assouplissement de la loi en 2016. La technologie utilisée par Deliveroo pourrait, en effet, être détournée par le patronat pour nous renvoyer à une législation sociale du 19e siècle.

On pense aussi aux coursiers qui travaillent en tant que sous-traitants et faux indépendants pour des entreprises de livraison de colis comme PostNL. Les grandes entreprises prennent toutes les décisions à leur place, mais ils sont payés au colis livré et ne sont pas couverts par la protection sociale à laquelle les salariés ont droit. Il existe un autre effet secondaire persistant dont les employeurs tirent délibérément parti : la concurrence engendrée entre les travailleurs incite ceux-ci à accepter un maximum de commandes. Car, après tout, n’est-il pas plus intéressant, au niveau individuel, de travailler plus dur et de gagner plus que son collègue ? L’action collective comporte beaucoup plus de risques : vous pouvez décider d’arrêter de travailler, mais ce faisant, vous perdez votre revenu et un autre coursier est de toute façon prêt à reprendre votre travail. Qui plus est, le fait que vous soyez un faux indépendant vous empêche de former un syndicat sur votre lieu de travail, d’élire des délégués syndicaux ou d’obtenir une protection syndicale, notamment. Le recours à ce statut de faux indépendant est devenu un moyen classique pour les capitalistes de détruire la résistance sociale.

Salariés, pas indépendants!

Plus vos revenus dépendent d’une société de plateforme comme Deliveroo, plus vous constatez que la liberté qu’on vous a promise est en fait de l’esclavage, imposé par le joug d’un algorithme. Deliveroo fait travailler de plus en plus de gens qui n’ont aucune autre perspective de trouver un bon emploi aux revenus sûrs. Bien sûr, il n’y a rien de mal à ce que des gens choisissent de rouler pour Deliveroo entre deux emplois ou pendant leurs soirées libres. En tant qu’étudiant, par exemple, c’est désormais devenu un moyen populaire d’arrondir ses fins de mois, car la vie devient vraiment chère pour nous aussi. La technologie en soi peut nous apporter beaucoup de progrès et rendre la vie beaucoup plus confortable.

Nous ferions mieux d’utiliser l’innovation pour créer des emplois stables au lieu de rester coincés dans un modèle de rémunération à la tâche vieux de plus de 150 ans. Ça, ce serait innovant.

Cependant, la manière dont cette technologie est mise en œuvre crée un réservoir toujours plus grand de travailleurs extrêmement précaires. J’ai rencontré des gens qui, pour parvenir à joindre les deux bouts, livrent des repas en plus de leur emploi à temps plein. Des sans-papiers qui rejoignent Deliveroo sous de fausses identités pour pouvoir toucher un revenu malgré tout. Des personnes qui doivent combiner Deliveroo avec divers autres emplois temporaires ou flexibles. Les piètres salaires et conditions de travail de Deliveroo ne sont pas une solution. Au contraire, cela crée une couche de plus en plus vaste et alarmante de travailleurs précaires enfermés dans un cercle vicieux d’emplois de mauvaise qualité. Nous ferions mieux d’utiliser l’innovation pour briser le cercle vicieux de ces jobs précaires et créer des emplois stables au lieu de rester coincés dans le modèle de rémunération à la tâche d’il y a 150 ans. Ça, ce serait innovant.

Sous le coup de l’inflation, de plus en plus de gens se voient contraints d’accepter des conditions de travail précaires. La solution passe, d’une part, par des politiques de blocage des prix pour lutter contre l’augmentation de la pauvreté, mais aussi, d’autre part, par la lutte pour des conditions de travail et des salaires décents pour les travailleurs des plateformes. Et c’est là que la Vivaldi échoue lamentablement. Le ministre de l’Économie et du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS), avait promis d’améliorer le statut des travailleurs des plateformes dans le cadre de l’accord sur le travail de mars dernier. Les travailleurs des plateformes doivent être en mesure de démontrer qu’ils sont effectivement des employés. Cependant, le gouvernement fait peser la charge de la preuve sur les travailleurs eux-mêmes. Comment peut-on attendre des travailleurs précaires des plateformes qu’ils entreprennent eux-mêmes de longues procédures judiciaires pour prouver qu’ils sont des employés et faire valoir leurs droits ? En pratique, sous la coalition Vivaldi, le faux travail indépendant sous Deliveroo et consorts restera tout simplement la norme.

Le parti de gauche PTB a déposé une proposition de loi renversant la charge de la preuve. Cette proposition prévoit que les travailleurs de plateforme soient légalement et automatiquement des employés et que ce soit à l’entreprise de plateforme elle-même de prouver le statut d’indépendant. Ces travailleurs jouiraient ainsi de droits sociaux, d’indemnités de licenciement, d’indemnités de maladie, de droits à la retraite, et d’autres qui leur reviennent. De telles victoires ne peuvent être remportées qu’en descendant dans la rue. Le mouvement syndical de l’époque de Marx le savait déjà, et c’est ainsi que nous avons toujours amélioré nos conditions de travail.

La lutte qui nous attend est claire. Les nouvelles technologies peuvent être utilisées pour faire des choses utiles, améliorer nos conditions de travail et progresser en tant que société. Elles peuvent aussi être exploitées pour faire renaître de leurs cendres des procédés archaïques datant du 19e siècle, comme la rémunération à la tâche.

En outre, l’essor triomphant des start-up dans le secteur technologique semble s’être essoufflé : en raison de la crise, elles sont de plus en plus confrontées au risque de faillite. Elles pourraient être absorbées par les plus grands monopoles technologiques qui, eux, tiennent le coup. Cela ferait peser une pression énorme sur des conditions de travail déjà médiocres4, ce qui rend d’autant plus cruciale la bataille qui se livre aujourd’hui. Le défi pour la gauche et les syndicats sera d’apprendre à ces travailleurs précaires, qui sont montés les uns contre les autres et ont beaucoup à perdre, à s’organiser et à se battre. Coursiers de tous les pays, unissez-vous!

Footnotes

  1. « Uber CEO says the company may actually benefit from rising inflation”, CNBC, 13 septembre 2022.
  2. Karl Marx, Le Capital, Volume I : The production process of capital, trad. Isaac Lipschits, Boom Publishing House, Amsterdam, 2010, p. 523.
  3. Ibid, p. 520.
  4. Tabby Kinder, “Silicon Valley start-ups race for debt deals in funding crunch”, Financial Times, 20 décembre 2022.