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Coronavirus et néolibéralisme

Jean-Maurice Rosier

—19 juin 2020

Le néolibéralisme à lentement désarmé l’état et les services publics contre la pandémie. Nous devons désormais poser la question de ce qui doit le remplacer.

Le système capitaliste, quelles que soient ses modalités, possède une structure identitaire résumée par Marx dans la formule A-M-A’ et qui vise à fabriquer des richesses par un mode de production qui en exclut ceux qui les produisent. Cette normalité d’un système qui s’accommode d’inégalités et de pauvreté a pour finalité la marchandisation de la vie et doit sans cesse se renouveler sous la pression d’un marché de libre concurrence dominé aujourd’hui par les firmes multinationales.

Jean-Maurice Rosier est professeur honoraire à l’Université Libre de Bruxelles.

Ces rapports d’exploitation et de domination engendre, ce que Marx a mis en évidence, une lutte de classes entre possédants du Capital et ceux, qui vendent leur force de travail pour vivre ou survivre. Le capitalisme, on le comprend, est donc toujours en équilibre instable et traversé par des crises qui remettent en cause le mode et les rapports de production. On a ainsi connu ces dernières années le passage du capitalisme industriel au capitalisme financier ou néolibéralisme, mieux adapté à s’ouvrir à la mondialisation des échanges commerciaux. Celle-ci suppose une production délocalisée où la gouvernementalité de l’Etat se résume à réaliser l’ordre du marché. De même, le principe de l’organisation hiérarchisée du travail est remplacé par une nouvelle organisation en réseaux1 où le système s’en prend aux désirs et aux affects pour mieux convertir la force de travail, un nouvel art, donc, de faire marcher les salariés2. Enfin, on notera que le propre de l’ordre économique et politique actuel, c’est que la légitimité à gouverner l’entreprise provient de la seule propriété des capitaux, ce qui signifie que les finalités sont plus que jamais déterminées par les actionnaires3.

Ainsi, s’explique en 2009, le sauvetage des banques au détriment de la vie des citoyens et de l’état social, jugé trop onéreux. Le néolibéralisme a balayé toutes les institutions régulatrices pour éviter l’effondrement du système financier. Ensuite, il s’est contenté de continuer à vérifier ses axiomes comme si rien ne s’était passé : dégraisser l’état, organiser un climat d’insécurité sur fond de chômage et de racisme, ratant au passage la révolution écologique.

Le capitalisme pourrait se relancer, disent les experts autorisés, trouver un second souffle en s’attaquant encore et toujours à l’état social et particulièrement au coût de la santé et à la prise en charge des personnes âgées.

Le retour à une situation stationnaire où les revenus distribués relèvent de la disposition spéculative des holdings privés, aboutit à un ralentissement de la croissance et à une surproduction due à la pénurie de la demande. Le capitalisme pourrait se relancer, disent les experts autorisés, trouver un second souffle (au-delà de la révolution technologique) en s’attaquant encore et toujours à l’état social et particulièrement au coût de la santé et à la prise en charge des personnes âgées. Prenons l’exemple mis en évidence par le philosophe slovène Slavoj Zizek pour éclairer la relation entre la gestion de la pandémie du Corona et l’idéologie néolibérale :

« Vers la fin de 2008, un groupe de recherche étudiant les tendances des épidémies de tuberculose en Europe de l’Est au cours des dernières décennies a publié l’essentiel de ses résultats. Après analyse des données de plus d’une vingtaine d’états, les chercheurs de Cambridge et de Yale ont établi une nette corrélation entre les prêts consentis à ces états par le FMI et l’augmentation des cas de tuberculose active. Une fois la pompe à finances désamorcée, les épidémies de tuberculose ont régressé. L’explication de cette corrélation apparemment saugrenue est simple : le FMI accorde ses prêts à la condition que l’état bénéficiaire instaure chez lui « une discipline financière », c’est-à-dire une réduction des dépenses publiques ; or la première victime des mesures destinées à rétablir la « santé financière » n’est autre que la santé elle-même, en l’occurrence les fonds alloués aux services de santé publique.4 »

Avec la pandémie, on voit surgir l’argumentaire contre les fondements de l’économie libérale :la bourse comme reflet de la spéculation, fraude et escroquerie en ce qui regarde les commandes de masques, choix erratique en matière de confinement, dépendance par délocalisation pour les médicaments. Toutes ces défaillances sanitaires aboutissent au procès du libéralisme. Parce qu’il a réduit le rôle de l’état social, a cru en l’autorégulation du marché, admis à l’évidence une société régulée par le darwinisme social.

Soit. Mais pourquoi fallait-il attendre l’événement pandémique pour que persiste un tel aveuglement (avec peu de révoltes notables, à l’exception des gilets jaunes) ? La stratégie de la séduction du néolibéralisme poussera même Lionel Jospin à déclarer : « qu’il ne faut pas tout attendre de l’état, car on ne régule pas l’économie par la loi et les textes. Je ne crois pas qu’on puisse administrer l’économie. Tout le monde admet aujourd’hui l’économie de marché »5. C’est à cette barbarie douce6, cette idéologie de la consommation et de la séduction, expression des besoins idéologique du marché qu’il faut s’attaquer puisqu’il semble aujourd’hui « plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme7 ».

Sur l’hégémonie néolibérale

Dans les années 70, certains penseurs que l’on va regrouper sous l’appellation de « Nouveaux philosophes » ou de « piètres penseurs »8 vont figurer au hit-parade des modes idéologiques de l’époque. Personnalités médiatiques et faiseurs d’opinion, ces nouveaux philosophes par leurs essais « grand public » pour occuper les écrans et de la défense de justes causes, toujours américaines, ont contribué à émanciper le champ culturel de l’emprise intellectuelle du marxisme, alléguant que toute sortie politique du capitalisme mène au totalitarisme et au goulag.

Pour ces philosophes qui rejettent le clivage gauche/droite, le socialisme sacrifiant l’homme à l’état et constatant que le capitalisme aurait visage humain (ce qui suppose quelques arrangements). D’autres intellectuels, historiens de formation, vont, de leur côté s’évertuer à casser la mythologie jacobine issue de la Révolution française. L’opération est évidente ; cette dénégation veut contribuer à débarrasser la nation française de toute tentation révolutionnaire et faire de la démocratie libérale de marché l’aboutissement de l’épisode fondateur de 17899.

Les relations entre le capital et le travail ont été reconfigurées pour absorber la révolution culturelle des années 68 et pour engendrer une nouvelle dynamique de profit10. L’entreprise, dans sa structure a remis en cause le contrôle hiérarchique et son caractère bureaucratique. Le recrutement recherche dorénavant du personnel polyvalent et capable d’adaptation, réactif et mobile donc, pour se fondre dans des projets renouvelables au sein d’une équipe qui pratique certes la coopération autant que la compétition. Cette employabilité, pour une production flexible, par exemple de petites séries limitées selon les besoins occasionnels du marché marque le déclin de toute vie commune à l’extérieure de l’entreprise de par son imprévisibilité et le contrôle finalement exercé par le collectif de travail avec lequel la connexion informatique est permanente. Cette nouvelle dynamique du profit, en réseau informatisé fait du travailleur un sujet actif où s’efface la conscience de classe et permet l’exclusion par ses pairs des moins employables. On est loin par cette disponibilité permanente (par le télétravail par exemple) de tout processus d’émancipation où se distinguent monde aliéné des affaires et monde social où se construit la conscience de l’universel.

La stratégie du néolibéralisme a donc consisté à se libérer du conservatisme sociétal, de ne plus s’adosser à la tradition et aux valeurs de la famille, de la religion ou de la patrie. Nous avons montré comment la manipulation d’entreprise a produit une sorte d’auto-servitude, un management libéral qui produit un « savoir-être » illusoire que le système scolaire encourage par la pédagogie des compétences.

Restait à étendre ces pratiques d’envoûtement, comme l’écrit Isabelle Stengers, et ses contes et légendes de la marchandise à toute la société pour faire du capitalisme un fait social total. C’est par le biais de la séduction en jouant sur les « affects » et non plus sur la contrainte, comme dans l’entreprise, écrit Lordon, « où les salariés marchent d’eux-mêmes. L’économie passionnelle est donc une stratégie d’obéissance fondée comme l’écrivait en son temps Spinoza, sur le ‘conatus’, (volonté de persévérer dans son être) qui repose donc sur le désir et qui fait de chacun une personne unidimensionnelle aux pulsions dévoyées sur les objets réduits à leur usage ludique et libidinal. Spinoza, encore notait en précurseur : ‘qu’on n’imagine aucune espèce de joie qui ne soit accompagnée de l’idée de l’argent’ ».

Bien entendu, comme le remarque Michel Clouscard11, l’usage ludique des technologies nouvelles (l’informatisation) et la consommation permissive continue de hiérarchiser les classes sociales et d’exclure les pauvres héritiers des « mains noires » de l’époque industrielle. Ainsi, la consommation participe des classements sociaux entre riches mondains et pauvres aux désirs refoulés et inassouvis tout en occultant les luttes de classes légitimes, au bénéfice de combats sociétaux dont on ne conteste pas la légitimité, mais qu’il conviendrait d’articuler sur les rapports de production inégalitaires. On rappelle, en effet, que la surconsommation ludique ne pourvoit pas aux besoins élémentaires dans nos sociétés.

Le temps de la crise  

On connait, depuis Marx, le danger du processus productif et marchand où les relations entre les hommes deviennent des relations entre les choses. Lucien Sève en résumait la finalité, l’issue fatale en écrivant : « que la plus directe des menaces était celle d’une désintégration anthropologique par le totalitarisme de la rentabilité, non plus destruction physique de l’espèce, mais asphyxie morale du genre humain »12

A cette absence, cette mort de la morale de l’humain, certains aujourd’hui ajoutent une disparition plus réelle, celle de l’humanité physique. On sait, en effet, que l’extension continue du règne de la marchandise met en péril l’écosystème qui rend possible la vie humaine sur terre. Par contre, il n’existe aucune mise en garde prophétique concernant une éventuelle pandémie. Ce scénario épidémique appartient aux contes et légendes dont les réminiscences (peste noire, grippe espagnole) relèvent de l’érudition historienne. La loi du marché, la concurrence libre et non faussée est la boussole qui permet d’écarter ce type de phénomène et oriente nos prises de position dans tous les domaines. Croyance dépassée ; les difficultés du néo-libéralisme à maîtriser la crise du Corona 19 sont révélatrices d’une politique erratique, aveugle laquelle est une véritable négation de l’intérêt général commun à toute l’humanité par son imprévoyance et sa volonté d’amenuiser depuis des années le rôle de l’Etat social13.

En vérité, un état en société capitaliste, est séparé de la société civile dans la mesure où il n’est qu’un instrument de la classe sociale qui domine l’économie. Avec la dégradation (dettes, chômage, …) de la rentabilité récurrente depuis les années 70, l’état limite ses interventions dans le domaine de la protection sociale. Dès lors, on ne s’étonnera pas des manquements (masques, réactifs pour tests, blouses et équipements de protection), des errements (voir la gestion des maisons de repos) constatés en début de la propagation de l’épidémie. On remarque également que le référentiel socio-économique différencie les malades touchés par le virus. Même constat en Amérique où la population noire paie un lourd tribut à l’épidémie.

On remarque également que le référentiel socio-économique différencie les malades touchés par le virus. Même constat en Amérique où la population noire paie un lourd tribut à l’épidémie.

Partout, on constate une réactivation de la conscience de classe, repérable dans les accusations portées à l’encontre de la mondialisation libérale et l’incohérence de l’Europe, incapable d’opter pour des décisions communes, laissant ainsi le champ libre à toutes les dérives nationalistes et au repli sur soi. La France Insoumise de Jean Luc Mélenchon considère, à ce sujet, que la mondialisation est une expression inadéquate et substitue à ce terme, celui de globalisation, système inégalitaire d’échange dans les filets de la haute finance. Mélenchon et d’autres avancent l’hypothèse que cette globalisation aérienne et touristique, l’élevage intensif, la déforestation (qui rapproche l’animal et l’homme) la métropolisation ont sans doute joué un rôle dans l’origine et la diffusion de l’épidémie.

« Le corona annonce-t-il la fin du capitalisme mondialisé ? », interroge le journal Le Monde du 3 avril 2020. Le malaise grandissant des ordinaires (multitude, gilets jaunes, prolétariat…) peut-il se satisfaire des solutions avancées dont certaines, si elles se prolongent, vont renforcer pouvoir, privilèges et autorité politique du capitalisme ? La potentialité critique contre l’ordre capitaliste doit passer par une économie de circuit court, une délocalisation et des nationalisations (fabrique d’équipements sanitaires) et une revalorisation des métiers que la technologie moderne s’évertuait à remplacer. Il ne s’agit pas de protéger son mode de vie actuel, celui de la « servitude volontaire » et surtout veiller à ce que l’exception pour l’état d’urgence sanitaire ne devienne une dérogation permanente dans un futur État autoritaire.

Pandémie et inflexion démocratique

 Les gouvernements par leurs indécisions et leur impréparation ont jeté le désarroi au sein du corps social. En Belgique, la constitution d’une instance chargée de la prise en charge du déconfinement, la GEES, suscite la critique de par sa composition : personnel sanitaire et experts en économie. On devine de suite la double mission qui incombe à ce groupe de travail : sauver des vies certes, mais aussi sauver le capital en veillant à la reprise du travail. Or, il faut reconnaître que le système économique mondialisé porte une lourde, si pas entière, responsabilité dans la diffusion, sinon l’origine de l’épidémie par la dévastation de notre planète. Des lors, la refonte positive du système de santé, avec plus de moyens, sur lequel tout le monde s’accorde, pose inévitablement la question d’une nouvelle organisation socio-économique.

Bien sûr, en l’absence d’une opposition populaire dont la colère monte mais non rassemblée autour d’une classe sociale émancipatrice comme jadis, il convient d’œuvrer à la refonte d’une perspective mobilisatrice qui réaffirmerait la centralisé du travail sur le capital. Quelques exemples de ce qui se construit comme médiations et non comme mouvement éruptif (pour reprendre Alain Badiou) :

  • Le Manifeste des 123. Celui des chercheurs universitaires issus du monde académique qui pointent les absences de solutions et posent les germes de la construction d’une dynamique politique porteuse d’une alternative au capitalisme : constitution d’un nouveau contrat social, légalisation des sans-papiers, valorisation du travail féminin, souci de l’humain et substitution à notre système d’une démocratie participative.
  • Le discours, le dimanche 26 avril, de Jean-Luc Mélenchon qui réclame nationalisation des usines qui occupent un secteur-clef en matière de santé, la réquisition de l’industrie du textile et oppose le collectivisme solidaire à l’idéologie de l’individu, celle du capitalisme.
  • Jérome Baschet qui, dans Lundi matin, lie également la pandémie à la dynamique du capitalisme. Celle-ci n’est pas une catastrophe naturelle et les références historiques d’autres épidémies le prouvent (ce rapport entre organisation sociale et milieu naturel). Baschet qualifie le capitalisme de capitalocène. En effet, les mesures tardives contre la pandémie résultent de la soumission aux impératifs de l’économie. Aujourd’hui, on sauve la vie pour sauver le capital, c’est-à-dire pour que les gens retournent au travail. Pour Baschet, la crise terminée, la primauté économique l’emportera à nouveau sur toutes les prises de conscience écologique. Sans doute, assistera-t-on à une relocalisation de certaines entreprises et à la revalorisation des services de santé, sans plus. Baschet reconnaît, quand même, la sourde colère de la multitude qui permet d’envisager une « giletjaunisation » lors de la sortie du confinement et le début de petites auto-organisations de citoyens, prélude à un éventuel changement de société.
  • Bello Walden, le théoricien de la démondialisation, qui dénonce sur Médiapart la connectivité industrielle, laquelle a permis la pandémie. Il plaide, bien sûr, pour une relocalisation dont l’initiative ne doit pas être aux mains des multinationales, ni aux nationalistes.
  • Et enfin, Arnaud Levêque, secrétaire fédéral FGTB, qui voit dans la crise un élément positif : la résurgence de la centralité du monde du travail. Il convient, à partir de ce constat, d’élargir par une grève générale cette conscience prolétarienne pour que demain ne ressemble plus à hier. Pendant ce temps, le patronat tente à Bruxelles de faire reporter les mesures anti-pollution pour favoriser la reprise des entreprises.

Pour conclure…

Les inquiétudes, face à la disruption et à l’entropie actuelle, sont à la mesure de l’échéance historique, celle du passage d’une société individuelle à un monde solidaire. C’est dans le cadre social et politique des interrogations d’aujourd’hui que doit être abordé la question écologique pour dénoncer les fausses ouvertures du « capitalisme vert » cherchant uniquement des occasions de profit, même dans la mondialisation désastreuse dont il est responsable. Il convient également de jouer la convergence des luttes (LGTB, féminisme, antiracisme) et parier sur la solidarité internationale, laquelle passe par une interrogation sur l’Europe, peu à la hauteur des enjeux dès qu’il est question de solidarité.

Footnotes

  1. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
  2. Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010.
  3. Voir: Daniel Bachet, « Le travail et l’entreprise à l’épreuve du capital financier », Actuel Marx, PUF, 2002.
  4. Slavoj Zizek, Après la tragédie, la farce !, Flammarion, 2010, p. 128.
  5. Serge Halimi, Le grand bond en arrière, Fayard, 2009, p. 375.
  6. Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce, La découverte, 1999.
  7. Jean-Claude Michéa, Notre ennemi, le capital, Flammarion, 2017.
  8. Aubral et Delcourt, Contre la nouvelle philosophie, Gallimard, Idées, 1977 ; Dominique Lecourt, Les piètres penseurs, Flammarion, 1999.
  9. Perry Anderson, La pensée tiède, Seuil, 2005.
  10. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
  11. Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction, éd. sociales, 1981.
  12. Lucien Sève, Pour une critique de la raison bioéthique, Odile Jacob, 1994, p. 342.
  13. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La violence des riches, La découverte, 2013.