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Comment les géants de l’énergie nous ont plongés dans la crise du gaz

Mathieu Strale

—30 septembre 2022

La relation incestueuse entre l’industrie gazière et les décideurs politiques nous a mené à la catastrophe actuelle avec des factures annuelles qui pourraient atteindre 7000 € d’ici l’hiver prochain.

Mathieu Strale
Mathieu Strale est chercheur à l’Institut de Gestion de l’Environnement et d’Aménagement du territoire (DGES-IGEAT) de l’Université Libre de Bruxelles. Ses recherches portent sur les problématiques de mobilité métropolitaine à Bruxelles et en Europe.

La crise énergétique dure depuis plusieurs mois en Europe. D’abord, ce sont les prix qui ont explosé. Maintenant on parle d’un risque de pénurie de gaz naturel d’ici l’hiver prochain. Le coupable tout désigné est la Russie, qui utiliserait ses exportations de gaz comme un moyen de chantage dans le cadre de la guerre en Ukraine. C’est oublier la vraie raison. La libéralisation du marché énergétique européen a mis une poignée de géants privés au pouvoir et cette confiance aveugle dans le marché nous a menés à la catastrophe actuelle.

Le gaz naturel a trois usages principaux : se chauffer, produire de l’électricité et être transformé dans l’industrie1. De ce fait, la consommation de gaz est plus forte en hiver, lorsque les besoins de chauffage et d’électricité sont plus élevés. Pour s’y adapter, les pays européens disposent de capacités de stockage qu’ils remplissent en été. Notre approvisionnement dépend surtout de sources extérieures, puisque la production gazière européenne ne couvre que 10% de nos besoins.

L’essentiel de ces apports est acheminé par des gazoducs nous reliant aux pays producteurs. C’est le moyen le moins cher puisqu’il ne demande aucune transformation du gaz. Celui-ci vient de Russie, 40 % de nos approvisionnements, de Norvège, 20 à 25 %, et de Libye, d’Algérie ou d’Azerbaïdjan, environ 10 % ensemble. L’autre source d’approvisionnement est le gaz naturel liquéfié (GNL)2. C’est une technique plus chère, car il faut des usines pour compresser et décompresser le gaz et des bateaux particuliers, sortes de grands thermos. Mais elle présente l’avantage de pouvoir ensuite transporter ce gaz liquéfié dans le monde entier. Ce GNL couvre 10 à 20 % de la consommation européenne, avec du gaz provenant du Qatar, des États-Unis ou du Nigeria.

Corporate Europe Observatory estime que les géants de l’énergie ont embauché plus de 1000 lobbyistes et dépensé plusieurs centaines de millions d’euros.

La guerre en Ukraine et la montée en tension avec la Russie menacent donc notre première source d’approvisionnement. À court terme, il est compliqué de trouver des alternatives. Nos autres fournisseurs par gazoduc utilisent déjà leurs capacités à plein régime. L’importation de gaz naturel liquéfié est aussi limitée, d’une part par la capacité des terminaux européens, notamment à Zeebrugge en Belgique, qui sont souvent déjà saturés, d’autre part par la flotte de navires spécialisés, qui est mobilisée à plein régime. Dès lors, la plupart des spécialistes estiment que si les exportations russes s’interrompent, l’Union européenne se dirige vers une pénurie de gaz, peut-être dès l’hiver prochain, sans doute aussi durant les suivants, car investir dans de nouveaux gazoducs ou terminaux et navires demande plusieurs années.

Assiste-t-on à un chantage de la part de la Russie en rétorsion au soutien européen à l’Ukraine ? Peut-être. Mais si on se retrouve dans cette situation de grande fragilité, c’est d’abord à cause notre politique énergétique.

Au cours des vingt dernières années, le système énergétique européen a été libéralisé. Selon l’Union européenne, la création d’un grand marché continental de l’énergie et la libre concurrence devaient permettre aux gens de choisir de meilleurs tarifs, de faire baisser les prix et d’accélérer les investissements dans l’énergie renouvelable. En réalité, le principal effet de la libéralisation est d’avoir permis à quelques géants de contrôler le marché en rachetant les petits acteurs et les anciennes entreprises publiques. L’énergie européenne est devenue une affaire de monopoles. Une poignée d’entreprises fixent les règles et les prix et l’énergie est devenue une marchandise au service des géants du secteur.

Un intense lobbying « progaz »

L’enjeu premier pour ces géants est de faire un maximum de profits en investissant le moins possible. Le PDG de TotalEnergie, Patrick Pouyanné, le dit clairement : « ce dont les actionnaires veulent avant tout s’assurer… c’est de la durabilité de nos dividendes »3. Dans ce contexte, une coalition d’intérêts s’est créée pour favoriser l’utilisation du gaz.

Les monopoles du pétrole et du gaz, comme Total, Shell ou BP, voient dans la production de gaz naturel un moyen de conserver leur business model, c’est-à-dire l’extraction et la transformation et la vente d’énergies fossiles, tout en s’appuyant sur l’image plus « verte » du gaz par rapport au pétrole. Les monopoles de la production électrique, tel Engie, E.ON ou RWE, ont vu le développement de la production électrique via le gaz comme le meilleur moyen de sortir du charbon et du pétrole avec un moindre investissement. Dans le cadre du développement de la production électrique renouvelable, le modèle dominant des géants du secteur est aussi de recourir à des centrales au gaz que l’on peut allumer ou éteindre en cas de vent faible, d’ensoleillement réduit ou de consommation élevée. Cette combinaison est la plus rentable individuellement et évite de devoir développer des capacités de stockage d’énergie demandant une plus grande planification ou des investissements plus lourds.

L’objectif de ces monopoles du pétrole et du gaz est de présenter le gaz comme la meilleure technologie « intermédiaire », nécessaire pour développer la production d’énergie renouvelable et se passer d’énergies plus polluantes comme le charbon ou le pétrole. Pour mener à bien leurs ambitions, ils ont mis les moyens. L’ONG Corporate Europe Observatory estime que les géants de l’énergie ont embauché plus de 1000 lobbyistes et dépensé plusieurs centaines de millions d’euros4. Un lobbying d’autant plus efficace que l’Union européenne s’appuie sur « l’expertise » de ces monopoles pour fixer sa politique énergétique.

Ainsi, ce sont les énergéticiens qui sont chargés par l’UE d’estimer les besoins européens de gaz et de proposer les infrastructures nécessaires pour répondre à ces besoins. Ce conflit d’intérêts mène à une surestimation permanente des volumes, qui elle-même justifie la poursuite d’investissements publics dans les capacités de transport, de stockage et de production de gaz. Entre 2013 et 2020, l’UE a dépensé 4,5 milliards d’euros pour de nouveaux projets d’infrastructure gazière.

Le coupable tout désigné est la Russie, mais c’est la politique libérale européenne qui a créé cette fragilité de notre système énergétique

Dans le même temps, les géants de l’énergie cherchent depuis plusieurs années à obtenir la reconnaissance du gaz comme une technologie verte5, afin de pouvoir bénéficier de financements publics dédiés à la transition énergétique. Ce lobbying vient d’être couronné de succès, le parlement européen a reconnu tant le nucléaire que le gaz comme des énergies vertes. La production d’hydrogène à partir de gaz fossile va sans doute aussi être reconnue comme durable par l’UE6.

Les géants de l’énergie ont aussi poussé à la création de mécanismes de rémunération7, c’est-à-dire le versement d’agent public au privé, justifiés par la nécessité de disposer de centrales électriques que l’on peut facilement allumer ou éteindre afin d’équilibrer la production électrique renouvelable. Dans les faits, cet argent sert essentiellement à conserver ou construire des centrales au gaz.

Ensemble, ces mesures drainent l’argent public vers les acteurs privés et protègent leurs profits, induisent un surinvestissement et une surconsommation de gaz et un enfermement technologique qui ralentit le développement de l’énergie renouvelable. Ce lobbying en faveur de l’utilisation du gaz est d’une telle ampleur que des ONG ont mis en place un observatoire dédié8.

Un sous-investissement chronique

Une autre conséquence de la soumission de notre politique énergétique au marché est que le profit à court terme est la seule règle qui compte, au mépris de toute anticipation des tendances futures.

Jusqu’au début des années 2000, la production européenne de gaz couvrait un tiers de la consommation. Elle servait de tampon pour absorber les besoins de consommations hivernaux et éviter une montée des prix ou des pénuries, en augmentant les volumes de production à ce moment. Mais les gisements de la mer du Nord s’épuisent, ils ne couvrent plus qu’un dixième des besoins européens aujourd’hui. Dans le même temps, des réacteurs nucléaires ont été arrêtés en Allemagne et France, ainsi que des centrales au charbon et au pétrole partout en Europe, réduisant les capacités de production.

Pour répondre à ces changements structurels prévisibles, il n’y a pas eu de stratégie d’investissements.
Chaque État a mené sa propre politique et les choix ont été erratiques, en fonction des prix du marché et des impératifs de rentabilité des monopoles. Comme les prix de l’énergie étaient bas au début de la décennie 2010, les investissements dans de nouvelles capacités de production alternatives au gaz ont été très réduits.

En particulier, les investissements dans l’énergie renouvelable ont été trop faibles. Il faudrait tripler ces investissements pour atteindre les objectifs climatiques européens. Développer l’énergie éolienne, dont le volume de production est plus élevé en hiver, est aussi une réponse potentielle à la baisse de la production de gaz de l’Union européenne, dont la consommation est plus forte à cette saison.

La lenteur des investissements dans la rénovation et l’isolation des bâtiments aggrave la situation. On estime qu’une bonne isolation des bâtiments permet de faire baisser la consommation énergétique des bâtiments de deux tiers. Rappelons que le gaz est la première source de chauffage en Europe. Pourtant, au rythme actuel, il faudra cinquante ans pour isoler toutes les passoires thermiques européennes.

Conséquence de ce manque d’investissements, nous n’avons pas diminué notre consommation de gaz de façon significative, alors que notre production était divisée par trois. Notre système énergétique est devenu plus dépendant aux importations de gaz et nous n’avons pas développé assez d’alternatives à son utilisation.

Pas de maitrise des prix

Enfin, la politique européenne a créé le cadre qui permet et aggrave la hausse actuelle des prix de l’énergie. La libéralisation du marché énergétique est intervenue essentiellement dans le contexte post crise de 2008, avec une surabondance de capacités de production énergétique et de faible prix des matières premières internationales, donc de faible tension sur les marchés énergétiques. Elle n’a donc pas eu d’impact immédiat à la hausse sur les prix de l’énergie. Mais elle a créé une bombe à retardement.
Jusqu’en 2005, la majorité des contrats d’approvisionnement en gaz de l’Union européenne avec des pays étrangers était basée sur des prix stables, indexés sur la moyenne des cours du pétrole lissée sur une longue période, et des contrats fixés à long terme, vingt ans en moyenne.

L’Europe est le seul grand bloc économique à être autant exposé aux caprices des marchés d’énergie.

La libéralisation de l’approvisionnement en gaz de l’UE a correspondu à une double transformation : le passage à une tarification basée uniquement sur l’offre et la demande de gaz avec création de bourses d’échanges du gaz et le raccourcissement de la durée des contrats d’approvisionnements. L’idée était de faire jouer la concurrence entre les approvisionnements pour faire baisser le prix. Cette libéralisation était soutenue par les monopoles de l’énergie car elle leur ouvrait un nouveau marché lucratif, celui du négoce international de gaz.

Elle a induit une grande instabilité des tarifs et a généré un nouveau marché spéculatif. Chaque litre de gaz effectivement livré en Europe fait en moyenne l’objet de plus de 25 transactions (achats et ventes). Les géants de l’énergie ont créé des services de trading dédiés, qui génèrent des milliards de profits.

De ce fait, l’Europe est très exposée aux caprices des marchés, car elle combine une dépendance à des approvisionnements extérieurs doublée de prix non contrôlés. C’est le seul grand bloc économique à se retrouver dans cette situation. La majorité des pays asiatiques, eux aussi importateurs de gaz, ont conservé des contrats d’approvisionnements à long terme et à prix stabilisé par l’indexation sur les cours du pétrole. Si les USA se basent comme l’Europe sur des bourses du gaz pour en fixer le prix, ils sont protégés par leur production intérieure de gaz qui leur permet de couvrir l’ensemble de leurs besoins et même d’exporter leurs excédents.

Vers une tempête parfaite

Une consommation de gaz forte, une dépendance plus importante aux exportations et des alternatives à l’utilisation du gaz réduites, le tout sans mécanisme de contrôle des prix : les conditions étaient réunies pour une tempête parfaite, il ne manquait que l’étincelle.
C’est en 2021 que le feu va prendre. Tout d’abord, à la suite du Coronavirus, l’entretien de plusieurs infrastructures gazières avait dû être reporté, réduisant la production de gaz. Ensuite, la combinaison entre un hiver et un printemps froid et un télétravail encore très répandu ont induit une plus forte consommation de gaz. Enfin, la reprise économique post-Covid a engendré une forte demande de gaz en Europe et dans le monde.

De ce fait, les prix sur les bourses du gaz ont doublé entre le printemps et l’été 2021. Face à cette hausse, les monopoles de l’énergie ont préféré utiliser le gaz stocké à bas prix en 2020 que de s’approvisionner sur les marchés, réduisant d’autant nos réserves en vue de l’hiver 2021-2022.

C’est dans ce contexte que les tensions avec la Russie au sujet de l’Ukraine se sont ajoutées à partir de l’automne 2021. Elles se matérialisent d’abord par le report puis l’abandon de l’ouverture d’un nouveau gazoduc « NorthStream 2 » entre la Russie et l’Allemagne, puis par une réduction des volumes de gaz vendus par Gazprom, l’entreprise russe détenant le monopole des exportations de gaz. Combiné au faible niveau des stocks de gaz, cette menace sur les approvisionnements a fait grimper les cours sur les bourses. À la fin de l’année 2021, les prix avaient été multipliés par quatre.

L’Agence Internationale de l’Énergie estimait que la hausse des prix permettrait aux énergéticiens européens de dégager plus de 200 milliards de profits en 2022.

Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie au printemps 2022 et en réponse aux sanctions européennes, la Russie a d’abord interrompu les livraisons de gaz des acheteurs qui refusaient de régler leurs achats en roubles. Elle a ensuite limité fortement les volumes exportés par gazoduc, en raison, selon elle, de l’impossibilité d’entretenir les infrastructures à la suite des sanctions occidentales qui bloquent l’achat des pièces de rechange. Ensemble, ces mesures ont induit une baisse de 80 % des flux de gaz de la Russie vers l’Europe et ont encore fait monter les prix, qui sont maintenant huit à dix fois plus élevés que la moyenne des années précédentes.

Que peut-il se passer ensuite ? Pour l’instant, vu la hausse des cours, Gazprom tire toujours plus de revenus de ses ventes de gaz à l’Europe qu’avant la crise. Ironie de l’histoire, c’est l’Union européenne qui a imposé à Gazprom de limiter ses ventes de gaz sur base de prix volumes fixes au profit de tarifs variables basés sur les cours des bourses9, un choix qui se retourne maintenant contre nous.

Se pose la question de la suite. Une baisse plus forte encore des exportations russes risquerait de mettre en péril ces revenus. Pour autant, la Russie ne peut pas rester inactive face aux annonces européennes de sanctions plus fortes et de la volonté se passer de gaz russe au plus vite. Or, si la Russie veut faire pression sur l’UE, l’automne est un moment clé pour créer le rapport de force, car c’est la période de reconstitution des stocks.

La baisse de livraison de gaz depuis la Russie apparaît dès lors comme une politique opportuniste. Mais c’est la politique libérale européenne qui a créé cette fragilité de notre système énergétique. C’est la combinaison entre la confiance aveugle dans le marché et la dépendance de l’Europe vis-à-vis de l’étranger qui est mortelle. Aujourd’hui, les pays européens sont contraints de chercher du gaz ailleurs pour éviter une pénurie. Or, en l’absence de contrats à long terme et à prix fixe, ils doivent d’une part payer le prix fort, d’autre part se contenter de l’offre marginale non achetée par les autres clients.

Arroseurs arrosés

Ceux qui payent le prix de cette politique, ce sont les ménages. Leurs factures de chauffage et d’électricité ont explosé, passant de 2500 € par an en moyenne début 2021 à plus de 5000 € début 2022. La hausse se poursuit, on parle maintenant de montants annuels qui pourraient atteindre 7000 € d’ici l’hiver prochain. Cela sans tenir compte du risque de pénurie de gaz.

Les grands gagnants en revanche sont les monopoles de l’énergie. Les huit plus grandes entreprises actives en Europe avaient déjà vu leurs profits dépasser les 40 milliards en 2021. Au début de l’année 2022, l’Agence Internationale de l’Énergie estimait que la hausse des prix permettrait aux énergéticiens européens de dégager plus de 200 milliards de profits en 2022. 200 milliards cela veut dire qu’en moyenne chaque famille européenne payera 1000 € en 2022 pour alimenter ces surprofits.

Puisque les prix ont encore augmenté depuis, les profits seront sans doute encore plus élevés.
Le moteur de ces surprofits est simple. Alors que le coût de production du gaz est resté stable, son prix de vente a explosé10. Cela permet aux entreprises productrices, comme TotalEnergie, Equinor, Shell ou BP d’encaisser des profits historiques. Par la mécanique du marché libéral de l’énergie, expliquée dans l’article de Wim Debucquoy11, les hausses du prix du gaz se répercutent sur celui de l’électricité. Les monopoles de l’énergie peuvent donc aussi vendre l’ensemble de leur électricité au coût de production des centrales au gaz, alors que 80 % de leur production (nucléaire, hydraulique, éolienne ou solaire) ne dépend pas des prix du gaz. En Belgique, cela permet par exemple à Engie de vendre l’électricité produite à partir des centrales nucléaires jusqu’à dix fois son prix réel, car ces centrales sont anciennes, ont été construites avec des investissements publics et sont donc largement amorties et leur coût de production n’a pas augmenté puisqu’il ne dépend ni du gaz ni du pétrole.

Les principaux défenseurs de la libéralisation du marché énergétique européen, qui sont donc les premiers responsables de l’impasse sociale, économique et climatique actuelle, en sont les premiers bénéficiaires. Leur réponse à la crise ? « TotalEnergie, EDF et Engie vous demandent de moins consommer », nous disent leurs PDG. Comme si le problème était la consommation des gens.

L’Europe ouvre grand la porte au gaz (de schiste)

De son côté, l’Union européenne peine aussi à proposer des réponses convaincantes. L’enjeu immédiat est de disposer de suffisamment de gaz. De ce point de vue, l’UE est face à une contradiction entre objectifs collectifs et logiques de marché résumé ici12 : « Les acteurs du marché sont confrontés à un dilemme : s’ils font des stocks alors que les prix sont élevés pour se préparer à une pénurie de gaz qui ne se matérialise pas, ils perdent de l’argent ; et s’ils ne se préparent pas, ils risquent de ne pas avoir assez de gaz pour approvisionner leurs clients. La situation devient un véritable paradoxe si l’on considère que le risque que la Russie (menace envisageable) coupe l’approvisionnement augmente avec le manque de préparation ». Faute de résoudre ce paradoxe, l’Union européenne va sans doute mettre de l’argent public à disposition des monopoles pour acheter du gaz en suffisance.

Pourtant, aucun blocage des prix ou des bourses de l’énergie n’est envisagé. Même la proposition d’une taxe exceptionnelle sur les profits des géants du secteur, soutenue par certains gouvernements, n’est pas reprise, car on craint qu’elle ne « désincite » à investir dans les énergies renouvelables.

L’essentiel de la politique européenne et des États membres consiste donc à chercher désespérément des sources de gaz alternatives aux importations russes. Comme le détaille Natalie Eggermont13, les monopoles occidentaux du gaz en profitent au mépris de toute considération sociale ou environnementale.

D’abord, les Américains pour ouvrir grand la porte européenne pour le gaz de schiste étasunien. C’est le résultat d’un lobbying intense de leur gouvernement : d’abord en soutenant la libéralisation du marché du gaz européen pour casser les contrats d’approvisionnement à long terme. Ensuite, sous Trump puis Biden, en sanctionnant les entreprises qui participaient à la construction de nouveaux gazoducs reliant la Russie à l’UE. Ils récoltent maintenant les fruits de cette politique, ils apparaissent comme des sauveurs en abreuvant l’Europe de leur gaz cher et polluant.

Les géants européens ne sont pas en reste. Au nom de la sécurité et de la diversification des approvisionnements, des investissements massifs sont annoncés par la Commission européenne dans de nouvelles infrastructures gazières : terminaux de GNL, nouveaux gazoducs, etc. Pire, le lobbying peut reprendre pour lancer la production de gaz de schiste au sein de l’Europe. C’est le moment ou jamais : les prix élevés rendent cette technologie rentable et l’Union et les États membres cherchent à se passer du gaz russe à tout prix.

Nous ne sommes pas condamnés à payer notre gaz à prix d’or et à nous diriger vers une pénurie. Mais cela implique de rompre avec notre dépendance complice aux monopoles de l’énergie.

Pour les travailleurs européens, cela ne résout rien : passer au GNL coûteux tout en construisant de nouvelles infrastructures de gaz ne fera pas baisser les prix et l’Union européenne dépendra toujours autant de sources énergétiques extérieures. Pour le climat et l’environnement, c’est une catastrophe, car cela revient à s’enfermer pour de nombreuses années dans l’utilisation de l’énergie fossile.
D’après Pascoe Sabido de l’ONG Corporate Europe Observatory, il est on ne peut plus clair que l’UE fait passer les intérêts de l’industrie gazière avant ceux des gens et du climat, en raison de la relation incestueuse et de longue date entre l’industrie gazière et les décideurs.

Rompons avec la logique des monopoles

Pourtant, même si nous dépendons à 90 % de sources non européennes pour notre consommation de gaz, nous ne sommes pas condamnés à payer notre gaz à prix d’or et à nous diriger vers une pénurie. Mais cela implique de rompre avec notre dépendance complice aux monopoles de l’énergie.
La priorité est de s’attaquer aux profiteurs de guerre. Nous devons engager le rapport de force avec les géants de l’énergie, en imposant une taxe sur les surprofits qui ne serait levée qu’en cas de baisse des prix de vente du gaz et dont le montant servirait à faire baisser les factures d’énergie et à reconstituer les stocks de gaz.

Il s’agit ensuite reprendre le contrôle sur nos approvisionnements. En dehors des apports russes, plus du tiers de notre gaz nous arrive par gazoduc, en provenance de Norvège, du Maghreb ou d’Azerbaïdjan. À court terme, ces pays ne peuvent pas réorienter ces flux vers d’autres clients, car cela demande de lourds investissements : construire de nouveaux gazoducs ou des infrastructures pour compresser et liquéfier le gaz. Il y a une dépendance mutuelle sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour négocier des tarifs d’approvisionnement hors marché. Même en tenant compte de la montée des cours du pétrole, revenir à des contrats indexés permettrait de diviser le prix de nos approvisionnements de gaz par trois ou quatre. Pour le vendeur, l’avantage est de disposer de perspectives de rentrées stables et fixées à longue échéance. Certains pays, dont l’Italie et l’Espagne bénéficient encore de tels contrats pour leurs achats de gaz algérien et d’Azerbaïdjan. Le Qatar, premier vendeur de LNG du Golfe, est aussi demandeur de tels contrats.

L’enjeu est bien sûr aussi de réduire au plus vite notre consommation de gaz. De nouvelles recherches montrent qu’un soutien accru à l’énergie solaire sur les toits et à l’isolation des bâtiments pourrait réduire notre consommation de gaz d’un quart au cours des trois prochaines années. En parallèle, nous devons accélérer les investissements dans les énergies renouvelables. Mener de tels investissements rapidement et efficacement demande un pilotage public, pour qu’ils soient planifiés collectivement et démocratiquement en fonction de ce qui est le plus efficace et pas le plus rentable immédiatement. Un tel plan d’investissement public fournirait aussi l’opportunité de former et employer des milliers de personnes tout en réduisant leurs factures.

Enfin, si la situation énergétique demande des économies d’urgence pour éviter une pénurie, les choix doivent aussi être menés démocratiquement et pas en fonction des intérêts des géants de l’énergie, en garantissant la couverture des besoins de base et n’excluant personne de l’accès au chauffage ou à la lumière.

Si on veut faire face à la crise énergétique actuelle et sortir des conditions qui nous y ont menés, nous devons changer de cap et de capitaine. Sortons Engie-Electrabel, TotalEnergie ou Shell du poste de pilotage et rétablissons un contrôle public et démocratique du secteur pour reprendre le pouvoir de transformer notre avenir énergétique et climatique.

Footnotes

  1. Le chauffage des bâtiments représente 40 % de la consommation européenne,30 % du gaz consommé sert à produire de l’électricité et 25 %, correspond aux usages industriels : production d’engrais, utilisation dans les fours des raffineries, des cimenteries, des verreries, etc.
  2. Il consiste à compresser et refroidir le gaz jusqu’à ce qu’il atteigne l’état liquide, afin de pouvoir ensuite le transporter dans des bateaux.
  3. « Le PDG de Total juge le débat sur le réchauffement climatique “trop manichéen” », Sciences et Avenir, 15 janvier 2020.
  4. « The Great Gas Lock-in », Corporate Europe Observatory, octobre 2017.
  5. « Bye bye la science, bienvenue aux lobbies : Le gaz, le nucléaire et la taxonomie de l’UE », Reclaim Finance, 22 juillet 2022.
  6. Mike Parr, « Europe’s hydrogen split: blue vs green and north vs south », Euractiv, 20 juillet 2021.
  7. En Belgique, ce mécanisme prend le nom de CRM (mécanisme de rémunération des capacités) et se traduit par la mise aux enchères de nouveaux projets de centrales au gaz. Mais tels dispositifs existent dans toute l’Europe : https://cadmus.eui.eu/bitstream/handle/1814/72460/RSC%202021_71.pdf?sequence=1.
  8. « Innovative tracking tool trained on fossil gas lobbyists », global witness, 3 juin 2021.
  9. Vitaly Yermakov, Big Bounce: Russian gas amid market tightness, The Oxford Institute for Energy Studies, septembre 2021
  10. La mécanique est similaire avec le pétrole, dont les cours ont doublé depuis début 2021.
  11. Wim Debucquoy, « Une énergie verte, bon marché et donc publique », Lava, 30 décembre 2021.
  12. « How to make the EU Energy Platform an effective emergency tool », Bruegel org, 16 juin 2022.
  13. Natalie Eggermont, « La guerre brule la planêt  », Lava, été 2022.