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La dangereuse théorie du complot du Vlaams Belang

Basile Peeters

—21 janvier 2023

Le recteur de l’université de Gand a autorisé Filip Dewinter, membre éminent du Vlaams Belang, à venir présenter son livre sur le « grand remplacement ». Diffuser dans l’auditoire de l’université une théorie du complot fasciste qui, de nos jours, inspire des suprémacistes blancs au point de commettre des meurtres est une honte et un scandale.

Le jeudi 1er décembre, l’association étudiante d’extrême droite KVHV (Katholiek Vlaams Hoogstudentenverbond) invitait Filip Dewinter à donner une conférence à l’UGent sur son nouveau livre : Omvolking, de grote vervanging. Malgré les protestations de dizaines d’organisations d’étudiants, de la société civile et de syndicats réunis dans la plate-forme « Non à la haine et au racisme à l’université de Gand », le recteur Rik Van De Walle a refusé d’annuler la conférence, alléguant qu’elle relevait du droit à la liberté d’expression. Or, le livre de Dewinter incite clairement au racisme et à la violence, ce qui n’a rien à voir avec le droit à la liberté d’expression. Au contraire, l’incitation au racisme et à la violence est un crime condamnable. Cette façon de penser n’a absolument pas sa place dans une université où sont valorisés la libre pensée et l’esprit critique.

Le « grand remplacement » fait clairement référence à la politique meurtrière des nazis, déguisée en biopolitique de pureté raciale.

Dans Omvolking, de grote vervanging, Filip Dewinter présume une conspiration entre trois groupes, chacun animé de sa propre motivation, qui auraient formé une alliance pour remplacer la population européenne et détruire sa culture. Le premier groupe serait constitué des « multiculturalistes » de gauche ou du « marxisme culturel », qui « espèrent gagner des voix grâce à la migration »1. Le deuxième groupe serait formé des « élites économiques libérales », à la recherche de main-d’œuvre bon marché et d’une uniformisation culturelle afin de pouvoir écouler partout leurs marchandises de masse. Le troisième groupe est « l’Islam » qui aurait l’intention d’« islamiser » l’Europe au moyen d’une immigration massive.

On ne trouve pas la moindre preuve empirique de ces allégations dans le livre. Et comment pourrait-il en être autrement ? La théorie est tout sauf scientifique et s’apparente à une théorie du complot. L’idée de « grand remplacement » ne sort pas de nulle part. L’idée que les élites multiculturalistes, économiques ou juives veulent saper les fondements des États-nations européens en ayant recours à une migration massive organisée se retrouve déjà chez des auteurs comme Maurice Barrès ou Madison Grant au début du 20e siècle. Grant a écrit dans The Passing of the Great Race que les « races nordiques génétiquement supérieures » allaient s’éteindre à cause de l’immigration. Barrès parle d’un complot juif visant à déstabiliser l’État-nation français. Tous deux ont inspiré de nombreux mouvements fascistes dans les années 1930 et 1940. Hitler considérait même l’œuvre de Grant comme une « bible ».

Basile Peeters est étudiant en histoire à l’UGent.

Le terme « omvolking » (grand remplacement) qu’utilise Filip Dewinter, vient de l’idéologie nazie. Comme l’expliquent Patrick De Boosere et Lieven De Cauter : « ce terme provient de la notion nationale-socialiste d’Umvölkung, la politique consistant à dépeupler certaines parties de l’Europe de l’Est par l’élimination et la déportation et à les repeupler avec des “Allemands de race”. Le “grand remplacement” fait donc clairement référence à la politique meurtrière des nazis déguisée en biopolitique de pureté raciale. Le besoin d’espace vital pour la race supérieure allemande servait d’alibi au grand remplacement (surtout des Polonais) afin de laisser la place aux Allemands »2.

Ces 15 dernières années, la théorie du grand remplacement a inspiré de nombreux terroristes et suprémacistes blancs, jusqu’à l’assassinat d’innocents. On pense ainsi à Brenton Tarrant, l’homme qui a abattu 51 personnes dans deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, ou à Payton Grendon, qui a tué dix Afro-Américains dans un supermarché de Buffalo en mai. Ou encore au cas, le plus connu, d’Anders Breivik, qui a assassiné 77 jeunes socialistes en Norvège en 2011. Dans son manifeste, Breivik cite Filip Dewinter comme source d’inspiration.

Une théorie du complot raciste et nazie.

Une grande partie du livre consiste en un entretien avec Renaud Camus, l’auteur du Grand Remplacement, la version française de la théorie avancée par Dewinter. Il affirme fièrement ne jamais se baser sur des chiffres, préférant se fier à son intuition pour appuyer ses idées. « Ouvrez les yeux », dit-il. Dewinter, lui, a recours à des chiffres. Ceux-ci montreraient que la « population indigène » diminue, tandis que le nombre de personnes issues de l’immigration non européenne augmente. Ils ne prouvent en revanchent absolument pas que les « autochtones européens », quels qu’ils soient, vont « disparaître », ni que les musulmans représenteront la majorité de la population européenne d’ici quelques dizaines d’années.

Tout ce discours sur le gel de l’immigration, l’interdiction de l’avortement et le contrôle des naissances remonte au concept nazi de « Lebensborn » qui était censé sauver les « races du Nord » de la destruction.

Entre 1950 et 2020, la proportion de musulmans en Europe a légèrement augmenté, passant de 2 % à 6 % de la population totale3. On peut donc difficilement parler d’islamisation. L’historien et démographe français Hervé Le Bras a également réfuté ces allégations lorsque Camus les a avancées en 2011. Il soulignait que Camus surestimait lourdement à la fois la proportion d’Européens issus de l’immigration non européenne et les futurs flux migratoires vers l’Europe. Camus ne tient pas compte du fait qu’à l’avenir, une grande partie des flux migratoires resteront locaux ou s’orienteront vers des centres économiques émergents hors d’Europe.

Pour empêcher le « grand remplacement », Dewinter préconise de stopper l’immigration des non-Européens. Selon lui, cela ne peut se faire qu’en limitant le taux de natalité dans les pays du Sud. L’idée que les populations des pays non occidentaux font trop d’enfants existait déjà à l’époque du colonialisme européen. Elle a mené à des stérilisations forcées massives, par exemple parmi la population indigène d’Amérique du Nord, ou en Inde dans les années 1970, avec l’aide d’organisations caritatives parrainées par des milliardaires étasuniens et britanniques.

Dewinter entend en même temps augmenter le taux de natalité des Européens blancs. Il veut encourager les jeunes parents à avoir plus d’enfants en tenant « un discours identitaire qui remet le travail, la patrie et la famille en priorité ». Affirmer que la famille occidentale doit être centrale pour protéger la pureté de notre propre peuple relève aussi de l’extrême-droite pure et dure. Cela se traduit par une vision du monde non seulement raciste, mais aussi hostile aux femmes. Concrètement, le mouvement visant à restreindre le droit à l’avortement aux États-Unis est dirigé, entre autres, par des organisations suprémacistes blanches, adeptes de la théorie du grand remplacement, qui affirment que la plupart des avortements sont pratiqués sur des femmes blanches. L’ensemble de ce discours a les mêmes racines fascistes que le concept nazi de « Lebensborn ». Dans les années 1930, les nazis ont créé un institut pour sauver les « races du Nord » de la destruction. Cet institut avait une double vocation : refuser l’avortement aux femmes aryennes et stériliser de force les femmes « de race inférieure ».

Dans son refrain sur le taux de natalité « trop élevé »  dans les pays du sud, Dewinter prétend que les enfants qui y naissent représentent le principal danger, car ils fuiront plus tard vers le nord. Mais cette figure du Vlaams Belang ne dit rien sur les raisons qui poussent tant de gens à l’exil : l’exploitation économique, la guerre, la répression politique et le réchauffement climatique. Le Vlaams Belang ne fait rien pour lutter contre les causes réelles de la migration. Au contraire, il cherche à réduire l’aide au développement, s’oppose à des politiques climatiques fortes et vote systématiquement pour les interventions de l’OTAN telles que celles menées en Irak, en Afghanistan, en Syrie et en Libye. Cependant, à qui profitent la guerre et le réchauffement climatique ? Pas au « Flamand qui travaille dur ». Le seul groupe à tirer profit du négationnisme climatique, ce sont les compagnies du secteur des combustibles fossiles. Les gagnants de la guerre au Moyen-Orient sont les compagnies pétrolières et les marchands d’armes, qui ont empoché des milliards grâce aux champs pétrolifères dont s’est emparée l’OTAN et aux contrats de matériel de guerre qu’ils sont parvenus à signer.

En fin de compte, le Vlaams Belang défend les intérêts des multinationales, pas ceux des Flamands ordinaires. Au Parlement européen, le Vlaams Belang vote systématiquement contre des mesures sociales telles qu’un salaire minimum européen, des contrôles plus stricts de l’évasion fiscale et un impôt minimum des sociétés en faveur de la collectivité. Le parti d’extrême droite soutient la loi de 1996 sur la norme salariale, qui plafonne les augmentations de salaire des travailleurs belges et supprime la liberté de négocier les augmentations de salaire.

Lorsque le système échoue et que les gens voient leur niveau de vie se dégrader, le Vlaams Belang s’empresse de se trouver un bouc émissaire dans « l’immigration de masse ».

L’objectif politique de théories telles que celle du « grand remplacement » est de détourner l’attention et de monter les populations les unes contre les autres. Lorsque le système échoue et que les gens voient leur niveau de vie se dégrader, le Vlaams Belang s’empresse de se trouver un bouc émissaire dans « l’immigration de masse » et les mouvements politiques progressistes qui, selon lui, l’organiseraient. Le VB ne vise absolument pas les multinationales qui paient de bas salaires, fraudent le fisc et polluent l’environnement.

Liberté d’expression ?

Le recteur Van De Walle a commis une grave erreur en autorisant la présentation du livre de Dewinter en invoquant le prétexte de la « liberté d’expression ». La liberté d’expression est un droit pour lequel les mouvements d’émancipation se sont âprement battus dès le 18e siècle pour protéger les gens qui osent critiquer les détenteurs du pouvoir. Les mouvements d’extrême droite utilisent ce droit pour diffuser leur idéologie haineuse. En revanche, ils n’hésitent pas à le retirer à quiconque n’est pas d’accord avec eux.

La théorie du grand remplacement vise à faire un ennemi de tout immigrant non européen, mais aussi des « traîtres au peuple » qui défendent les droits des migrants. Avec des représentations tellement porteuses de haine, la violence n’est jamais loin.

Footnotes

  1. Au sujet du marxisme culturel, voir : Alexander Aerts, Histoire d’un complot du marxisme culturel, Lava 12, printemps 2020, https://lavamedia.be/fr/histoire-dun-complot-du-marxisme-culturel/
  2. Patrick De Boosere en Lieven De Cauter, « Cultuurmarxisme en de omvolking » dans Karim Zahidi en Robrecht Vanderbeeken, Debatfiches van de Vlaamse elite, EPO, Berchem, 2022.
  3. Houssain Kettani, « Muslim Population in Europe: 1950 – 2020 », International Journal of Environmental Science and Development 1(2), janvier 2010.