Aucun homme politique moderne n’a été plus cohérent ou clairvoyant que Corbyn en ce qui concerne Poutine. Corbyn a mis en garde, contrairement à la complaisance de l’establishment.
Près de deux ans se sont écoulés depuis que Jeremy Corbyn a quitté la direction du parti travailliste, mais sa tête reste mise à prix.
Son successeur, Keir Starmer, a saisi l’occasion pour se définir comme un leader implacable en faisant la guerre à la gauche corbyniste. Pendant ce temps, Corbyn lui-même a été pointé du doigt par le parti conservateur du Premier ministre britannique Boris Johnson pour justifier la décision des électeurs britanniques de voter conservateur aux élections de 2019. Corbyn se range (encore) du côté de la Russie , annonce le magazine The Spectator. Pendant ce temps, la BBC annonce que Starmer a rabroué Corbyn pour avoir critiqué l’OTAN.
Dans cet article, je défendrai l’ancien leader travailliste contre ces dernières attaques. Il y a trois bonnes raisons de venir à la rescousse de ce politicien déchu qui ne fait désormais plus partie de la politique britannique.
La Grande-Bretagne prétend être une démocratie mature, et pourtant, le point de vue de Corbyn n’est pas considéré comme bénéfique au débat public.
La première est une simple question de mise au point. Dès qu’il est arrivé à la tête du Labour, Corbyn a fait l’objet d’un flot incessant d’insultes et de mensonges. Aujourd’hui, les diffamations reprennent de plus belle et la décence requiert de restaurer la vérité.
La seconde est que le parti conservateur et l’establishment travailliste ont de bonnes raisons de s’en prendre à Corbyn. Il leur donne un alibi. Se moquer de Corbyn leur permet de détourner l’attention de leur propre collaboration de longue date avec Vladimir Poutine et ses oligarques.
La troisième raison est la plus importante de toutes. Le dénigrement de Corbyn nous indique que quelque chose ne tourne pas rond dans le discours public contemporain. L’ancien leader travailliste est peut-être un dissident, mais il parle avec une profonde connaissance des affaires étrangères. Nous avons besoin d’entendre davantage de voix dissidentes, pas moins.
Le cas de Poutine
À dire vrai, aucun homme politique moderne n’a été plus cohérent ou plus clairvoyant que Corbyn en ce qui concerne Poutine. Loin d’être pro-Poutine, Corbyn a mis en garde contre lui, contrairement à d’autres.
Revenons plus de 20 ans en arrière, lorsque les milieux politiques, des renseignements et des affaires britanniques se sont unis pour soutenir Poutine afin de remplacer Boris Eltsine à la tête de la Russie. Poutine, qui était premier ministre en 1999, a remporté ses premières élections présidentielles en 2000.
C’était au plus fort de la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2009), sans doute le conflit le plus sauvage du 21e siècle, marqué par de terribles crimes de guerre russes . Et à l’époque – comme maintenant – Poutine était aux commandes. C’est en Tchétchénie qu’il a établi sa réputation et qu’il est entré dans l’histoire.
Pourtant, Tony Blair a soutenu Poutine, louant sa « vision bien précise de ce qu’il veut réaliser en Russie ». Il a fait cette remarque en mars 2000, quelques semaines après la bataille de Grozny, une opération brutale au cours de laquelle entre 5 000 et 8 000 civils ont trouvé la mort. Quelques semaines plus tard, Blair a invité Poutine à visiter la Grande-Bretagne et à rencontrer la reine.
Je ne dis pas cela pour critiquer Blair. Ses justifications étaient pragmatiques et compréhensibles. Il y avait toutes les raisons de croire que la Russie avait besoin d’un homme fort après le chaos des années 1990. De mémoire, je pense que la plupart des gens étaient d’accord.
Sauf Corbyn, qui a qualifié la visite de Poutine de « prématurée et inappropriée ».
L’année suivante, Blair s’est rendu à Moscou. Corbyn a prévenu : « Nous devons faire très attention lorsque nous condamnons les violations des droits humains, quels qu’en soient les auteurs et les victimes, et aussi inconfortable ou gênant que cela puisse être pour nous de le faire. Si nous ne sommes pas cohérents, nous serons, à juste titre, accusés d’hypocrisie ».
Un critique sérieux
En décembre 2002, Corbyn faisait partie d’un petit groupe qui s’est opposé à l’extradition de Grande-Bretagne d’Akhmed Zakaïev – ancien Premier ministre de la République tchétchène non reconnue d’Itchkérie – vers la Russie.
Corbyn a critiqué à plusieurs reprises le bilan de Poutine en matière de droits humains avec une constance que peu de personnes peuvent égaler. Le vétéran socialiste ne s’est pas contenté de soulever des inquiétudes concernant les droits humains, qui se sont révélées pleinement justifiées aujourd’hui, il a également été l’un des premiers à critiquer sérieusement le financement russe de la politique britannique, bien avant que le sujet ne devienne à la mode.
Bien que Corbyn ait mis en garde à plusieurs reprises contre l’argent russe, un épisode s’est avéré particulièrement révélateur.
En tant que leader du parti travailliste en 2018, Corbyn a prévenu de manière presque visionnaire : « Nous savons tous comment d’énormes fortunes, souvent acquises dans les circonstances les plus douteuses en Russie, parfois liées à des actes criminels, ont fini par se réfugier à Londres et ont tenté d’acheter de l’influence politique dans les partis britanniques ».
Se moquer de Corbyn permet l’establishment de détourner l’attention de leur propre collaboration de longue date avec Vladimir Poutine et ses oligarques.
Il a également ajouté que « des oligarques russes et leurs associés ont fait don de plus de 800 000 £ au parti conservateur ».
C’était au moment où le parti conservateur consolidait ses relations dangereuses et corrompues avec l’oligarque Poutine. Personne au sein de l’establishment britannique multipartite n’a voulu entendre ce conseil opportun.
Laura Kuenssberg, rédactrice politique à la BBC, a tweeté avec dédain que « Corbyn a dénoncé les liens entre les conservateurs et les donateurs russes, les autres députés sont restés de marbre ». Elle ne se trompait pas. Comme le rapportait le Times le jour suivant : « Le leader travailliste a dû essuyer des cris d’orfraie lorsqu’il a mentionné les dons aux Tories ». Certaines critiques émanaient même du côté des travaillistes.
Il a encore mis en garde contre les « liens entre le parti conservateur et les oligarques russes » après avoir quitté son poste de leader du parti deux ans plus tard.
Corbyn a fait ses premiers commentaires sur les oligarques russes et les donateurs conservateurs à la suite de l’empoisonnement en mars 2018 de Sergueï Skripal et de sa fille Ioulia à Salisbury.
La principale accusation portée contre le leader travailliste est que – pour citer Johnson – il « s’est rangé du côté de Poutine lorsque la Russie a ordonné des empoisonnements dans les rues de Salisbury ».
Cette attaque a été utilisée, avec une grande efficacité, à maintes reprises par Johnson pendant les élections générales de 2019, et elle a encore été utilisée la semaine dernière. Par exemple, Nick Timothy, ancien conseiller de l’ancienne première ministre Theresa May, et désormais chroniqueur au Daily Telegraph, a écrit que Corbyn soutenait « littéralement » Poutine et « faisait porter le chapeau à la Grande-Bretagne ».
Lorsque j’ai demandé à Timothy des preuves pour étayer cette affirmation incroyable selon laquelle Corbyn était en fait un traître, il n’a pas répondu. Cela ne devrait surprendre personne car Corbyn ne s’est pas rangé du côté de la Russie lors de l’attaque de Salisbury comme l’ont prétendu Johnson et tant d’autres.
J’ai vérifié les faits.
Et si…
Au lendemain de l’empoisonnement, le 15 mars 2018, Corbyn a déclaré : « Soit il s’agit d’un crime perpétré par l’État russe, soit cet État a laissé ces toxines mortelles échapper à son contrôle. Si c’est le cas, on ne peut exclure un lien avec les groupes mafieux russes qui ont été autorisés à s’implanter en Grande-Bretagne. » Il a ajouté : « Les autorités russes doivent être tenues pour responsables en se basant sur des preuves, et notre réponse doit être à la fois claire et proportionnelle ».
Essayons maintenant d’imaginer un scénario.
Imaginons que Corbyn ait remporté les dernières élections. Qu’il ait ensuite rempli les coffres du parti travailliste avec de l’argent russe ; que le chef de son parti ait eu un bureau à Moscou pour conseiller les oligarques ; que Corbyn ait personnellement rendu visite à plusieurs reprises à un oligarque russe dont le père était un agent du KGB et un ami proche de Poutine, ignorant les objections des services de sécurité pour que cet ami soit anobli, et qu’il ait transféré l’argent du gouvernement vers son journal.
Jour après jour, Corbyn aurait fait la une des journaux. Il n’y aurait pas survécu. En tout cas à mon avis. Pourtant, c’est bien Johnson qui a fait toutes ces choses. Mais Corbyn est censé être pro-Poutine ?
En décembre 2002, Corbyn faisait partie d’un petit groupe qui s’est opposé à l’extradition de Grande-Bretagne d’Akhmed Zakaïev vers la Russie.
Cela n’a aucun sens.
Son dernier crime est d’avoir critiqué l’expansion trop agressive de l’OTAN vers l’est, tout en soutenant une solution négociée au conflit entre l’Ukraine et la Russie. Et ce, tout en condamnant l’acte d’agression de la Russie et en appelant au retrait des troupes.
Libre à vous d’être d’accord ou non avec Corbyn. Je ne suis pas un expert de la Russie ou de l’Ukraine, mais son point de vue ne me semble ni perfide ni déraisonnable. Il est bon de rappeler que la coalition Stop The War, que Corbyn soutient, avait largement raison en ce qui concerne la catastrophe de l’Afghanistan, la terrible invasion de l’Irak et l’intervention catastrophique de David Cameron en Libye.
Peut-être que cette fois-ci, Corbyn se trompe. Le temps nous le dira.
Soif de guerre hystérique
Mais en attendant, je suis troublé par cette volonté de faire la guerre à tout prix. C’est irrationnel et inquiétant. L’orchestre philharmonique de Cardiff a annulé un concert de Tchaïkovski. À Milan, on a essayé d’annuler une récitation de Dostoïevski. À Londres, toute divergence par rapport au soutien inconditionnel à l’OTAN est dénoncée comme « pro-Poutine ».
La Grande-Bretagne prétend être une démocratie mature, et pourtant, dans un tel pays, un point de vue comme celui que Corbyn a mis en avant devrait – à tout le moins – être considéré comme bénéfique au débat public.
Les personnes revendiquant ce genre d’opinion ne devraient pas être ridiculisées, diffamées ou harcelées. Le cas de Jeremy Corbyn nous montre que nous avons perdu la capacité d’avoir une conversation sérieuse entre adultes.
En attendant, la décision tardive, prise aujourd’hui par le gouvernement britannique de sanctionner sept oligarques russes liés au Kremlin, montre que Corbyn avait raison de tirer la sonnette d’alarme il y a quatre ans, mais aussi combien il est révélateur qu’on se soit moqué de lui à l’époque.
Nos personnalités politiques les plus importantes, de Tony Blair à Boris Johnson, de Peter Mandelson à George Osborne, doivent répondre à de sérieuses questions. Nous avons maintenant besoin d’une enquête à grande échelle, menée par un juge, sur la façon dont la classe médiatique politique britannique a été infiltrée, pendant si longtemps, et jusqu’à son sommet, par des mandataires de Poutine.
Peter Oborne a remporté le prix du meilleur commentaire/blog en 2017 et a été nommé pigiste de l’année en 2016 aux Online Media Awards pour les articles qu’il a écrits pour Middle East Eye. Il a également été nommé chroniqueur de l’année par les British Press Awards en 2013. Il a démissionné de son poste de chroniqueur politique en chef du Daily Telegraph en 2015. Son dernier livre, The Assault on Truth, a été publié en février 2021. Parmi ses précédents ouvrages figurent The Triumph of the Political Class, The Rise of Political Lying et Why the West is Wrong about Nuclear Iran.