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Italie, le modèle post-démocratique de The Economist

David Broder

—31 mars 2022

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L’Italie contemporaine est dominée par l’instabilité d’un projet de restructuration néolibéral, cherchant à intégrer la radicalisation de la droite que ses échecs alimentent continuellement.

En décembre dernier, le magazine The Economist présentait l’Italie comme «pays de l’année 2021». Pour ses performances footballistiques? Pour son succès au concours de l’Eurovision? Ni l’un ni l’autre, mais bien parce que sa classe politique a fait de Mario Draghi son premier ministre. «La mauvaise gouvernance du pays a rendu les Italiens plus pauvres en 2019 qu’ils ne l’étaient en 2000», conclut The Economist, «mais cette année, l’Italie a changé1». Un hommage qui fait écho à l’enthousiasme des médias internationaux à l’annonce de la désignation de l’ancien directeur de la Banque centrale européenne au poste de premier ministre, en février dernier. Après avoir «sauvé l’euro», pour citer le quotidien libéral britannique The Guardian, «Super Mario» (qui n’a présenté aucun programme concret) fera «le nécessaire» pour «sauver l’Italie» 2.

Ce récit, plébiscité par les tenants de l’européanisme libéral en Italie comme La Repubblica, domine alors les médias. À mille lieues du chaos politique typique de l’Italie et de ses éternelles flambées populistes, le technocrate professionnel Draghi, libre de toute allégeance «politique», a «l’expérience et la crédibilité» nécessaires pour redresser l’Italie. Presque tous les médias grand public dépeignent une situation où le seul moyen de restaurer la confiance des marchés et d’utiliser les fonds de relance européens passe par la nomination d’un technocrate professionnel, doté des pouvoirs nécessaires pour passer outre le jeu habituel de la particratie. En effet, bien que Draghi ait explicitement exclu de se présenter aux prochaines élections, prévues pour juin 2023, on s’attend néanmoins à ce qu’il conserve un rôle clé au sein du gouvernement.

Lénine qualifiait l’hebdomadaire de «journal qui parle au nom des millionnaires britanniques». Dans les années 1980, sa rédaction s’était d’ailleurs montrée enthousiaste lorsque Augusto Pinochet avait appliqué la méthode Friedman au Chili. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’elle fasse l’éloge de cette prise de pouvoir technocratique sans effusion de sang. Comme les aficionados de Draghi ne cessent de le répéter, les premiers ministres italiens ne sont de toute façon jamais élus directement par le peuple. Pourtant, d’un point de vue historique, le gouvernement Draghi reste inhabituel, même à cet égard. Il n’a jamais été élu, n’appartient à aucun parti et revendique publiquement son absence de convictions politiques3. Son gouvernement multipartite balayant tout le spectre du centre-gauche à l’extrême-droite, il a été composé sans tenir compte du choix des électeurs. Si un gouvernement de technocrates n’est pas une première dans le pays, les efforts pour y apporter du soutien ne reposaient pas uniquement sur l’autorité d’un dirigeant unique.

Le projet néolibéral européen a conservé son hégémonie en termes de politique économique.

Depuis les années 1990, de tels arrangements sont de plus en plus courants dans un pays où les partis de masse ne sont plus prépondérants. Le gouvernement formé par Mario Monti, issu de de Goldman Sachs, en 2011 (un cabinet de technocrates non élus basé sur une grande coalition au Parlement) a reçu une accueil similaire de la part des mêmes médias. Monti a commencé par recueillir plus de 80% d’opinions favorables dans les sondages d’opinion produits pour légitimer son sacre. Lors des élections de 2013, son tout nouveau parti a péniblement obtenu 10% des voix. Son programme austéritaire, auréolé d’une aura d’ «expertise», aux relents d’amertume pour la population, n’a fait qu’enfoncer l’Italie dans une spirale de faibles investissements, de stagnation du PIB et d’explosion de la dette publique.

En nommant Monti au poste de Premier ministre il y a dix ans, le gouvernement présentait un programme clair: un ensemble de «réformes» détaillées dans une lettre de la Banque centrale européenne, cosignée par un certain Mario Draghi. La simple arrivée de ce dernier dans la mêlée politique a suffi à éluder toute explication explicite de son programme. Si Draghi s’est vu dérouler le tapis rouge pour le poste de Premier ministre, c’est moins en raison de son programme gouvernemental que pour son rôle de symbole du pouvoir institutionnel, qui éviterait à coup sûr les vicissitudes de la particratie. L’appel au héros-expert capable d’obtenir la «confiance du marché» constitue donc une nouvelle étape dans l’effacement du choix démocratique, bien qu’elle soit ancrée dans trois décennies de tentatives et d’échecs de redémarrage similaires.

Des sacrifices aujourd’hui, mais surtout demain

Que l’on se base sur le nombre de décès dus au COVID en Italie ou sur ses performances économiques (les chiffres de la croissance en 2021 ont été en-deçà même de la dégringolade de 2020), rien ne laisse penser que le «gouvernement des meilleurs» de Draghi est à la hauteur de ses prétentions, pas plus que ses prédécesseurs. En effet, depuis le début des années 1990, une série de gouvernements technocratiques similaires, capables de fonctionner à l’écart de la compétition électorale, ont tous poursuivi la croisade européiste visant à faire de l’Italie un «pays normal».

Il ne s’agit pas seulement d’une injonction de l’extérieur. En effet, dès l’unification européenne, les élites italiennes ont souvent présenté leurs programmes nationaux comme autant de tentatives de «rattraper» les modèles plus performants à l’étranger. Lors de la préparation de l’entrée de l’Italie dans la zone euro, Monti soulignait les mérites du «lien externe» qu’offrait la monnaie, en insistant sur le fait qu’elle permettrait à la politique économique d’être «plus à l’abri du processus électoral», permettant ainsi à «l’Europe de servir les intérêts de l’Italie, même contre sa propre volonté4». À l’époque, il était également plus facile de convaincre l’électorat que les sacrifices d’aujourd’hui seraient récompensés: lors de sa campagne électorale victorieuse de 1996, le centriste Romano Prodi avait avancé qu’ «avec l’euro, nous travaillerons un jour de moins et serons payés comme si nous travaillions un jour de plus». Alors que son gouvernement a préparé les finances de l’Italie à l’adhésion à l’euro à grands renforts de privatisations et de coupes budgétaires, un quart de siècle plus tard, la plupart des Italiens travaillent plus et gagnent moins.

D’une certaine manière, le projet néolibéral européen a été un succès: malgré ses graves revers électoraux et son incapacité à apporter des améliorations positives en termes de qualité de vie pour la plupart des Italiens, il a conservé son hégémonie effective en termes de politique économique. Sa principale incarnation, le Parti démocrate, formé en 2008, réunit la plupart du personnel politique professionnel et les intellectuels des partis dominants de l’Italie de l’époque de la Guerre froide (des communistes aux démocrates-chrétiens), mais il est beaucoup moins populaire que ne l’était le seul Parti communiste avant son auto-destruction en 1991. Les démocrates ont obtenu un score de 18% lors des élections générales de 2018 et il est peu probable qu’ils dépassent largement les 20% lors des prochaines élections générales. Il est néanmoins resté l’équivalent le plus proche d’un «parti naturel de gouvernement», notamment en raison de sa posture sévère à l’encontre des partis qu’il qualifie de «populistes irresponsables» moins attachés au projet européen comme idéal de gouvernement.

Les libéraux reprochent souvent à la droite de menacer la position de l’Italie dans l’euro, comme à la veille des élections de 2018, où l’imminence d’un Italexit avait (sans fondement) agité les débats. Pourtant, même les partis dits «souverainistes5» n›ont aucun intérêt à une scission qui risquerait de décimer les économies des électeurs de la classe moyenne et de perturber les intérêts commerciaux intégrés aux chaînes d›approvisionnement allemandes. L›euroscepticisme de forces telles que Forza Italia de Silvio Berlusconi ou les différentes versions de la Ligue du Nord (qui, ayant atténué sa dimension régionaliste du Nord, s›appelle aujourd›hui simplement «Ligue» ) est à ce point incohérent que même eux ont rallié Draghi dans le but d›obtenir des financements pour leurs clients. Les Frères d›Italie de Giorgia Meloni, seul grand parti d›opposition au Parlement, critiquent souvent sévèrement l›immigration et les commissaires européens. Mais ce parti «post-fasciste» est résolument engagé dans le projet européen et, même dans l›opposition, il insiste pour se rapprocher de Draghi «de manière constructive».

Le parti communiste italien a compté entre 1,5 et 2,2 millions de membres de 1946 à 1994.

On décrit souvent la politique italienne comme naturellement instable. Et, de fait, le gouvernement Draghi est le 66e depuis la Seconde Guerre mondiale. Les correspondants étrangers, tout comme les «anti-populistes» nationaux, aiment invoquer le «pain et les jeux» de la Rome antique pour illustrer les méfaits de la démagogie qui mène ce pays au chaos. Le meilleur point de comparaison est cependant à trouver dans le passé plus récent, entre la force de la démocratie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et l’efficacité avec laquelle elle a été désamorcée. La politique italienne des années 1900 et 1910 était célèbre pour son trasformismo, à savoir le système par lequel un cartel parlementaire d’élite cooptait et intégrait l’opposition potentielle. «Changer pour rester le même», en d’autres termes. Ce phénomène se manifeste encore plus clairement aujourd’hui, étant donné le déclin des partis de masse et des coalitions électorales de classe autrefois solides dans lesquelles ils étaient autrefois ancrés.

Entre 1946 et 1994, tous les gouvernements italiens se sont appuyés sur le parti de masse démocrate-chrétien, avec, face à eux, comme force d’opposition principale, le parti communiste italien (PCI) qui comptait entre 1,5 et 2,2 millions de membres. Aujourd’hui, tous ces partis se sont vidés de plus de quatre cinquièmes de leurs membres, dont peu vont voter au-delà des primaires. Le bouleversement, causé par l’implosion de l’ordre d’après-guerre, est toujours d’actualité aujourd’hui. Il a rendu la vie politique italienne à la fois plus bruyante et antagoniste en apparence, mais aussi fondamentalement plus superficielle et détachée de tout projet de société alternatif.

Un échec cinq étoiles

La trajectoire du Mouvement 5 étoiles (M5E), qui est aujourd’hui le principal soutien du gouvernement Draghi au Parlement, en est l’illustration la plus frappante. Adopter une telle position peut sembler à mille lieues de ses racines rebelles. A l’époque de sa création, la gauche traditionnelle s’était effondrée dans les années 1990-2000, l’ancien parti communiste était devenu une force libérale-européenne, et le parti de droite Forza Italia de Silvio Berlusconi était l’incarnation de la corruption la plus flagrante. La violente dénonciation par le comédien Beppe Grillo «des partis» «tous les mêmes» a propulsé son jeune mouvement sous les projecteurs. Son M5E, fondé avec l’entrepreneur web Gianroberto Casaleggio, se présente comme un véhicule pour «virer tous les politiciens» et refonder la république sur la base d’une démocratie directe.

La crise financière de 2008, puis l’austérité et les gouvernements de grande coalition unissant le centre-gauche et le centre-droit, ont permis au M5E, fondé en 2009, de s’emparer du moment politique. Il a ainsi réalisé un score record de 25% lors des élections de 2013, puis de 32% en 2018. Pourtant, alors que ce «mouvement» opposé à la «politique des partis» avait, à ses débuts, rejeté toutes les coalitions, il est devenu l’exemple le plus classique du «transformisme» (trasformismo), comme les Italiens appellent l’opportunisme parlementaire sans scrupules. Ces quatre dernières années, le M5E a gouverné aux côtés de la Lega (extrême droite), puis des démocrates et, aujourd’hui, avec les deux (plus Berlusconi) sous la houlette de Draghi.

Fondé sur le rejet de la représentation et un fétichisme vis-à-vis de la démocratie directe via les votes en ligne, le M5E a produit une structure bonapartiste classique dans laquelle une poignée de leaders inamovibles s’assurent le consentement passif de la base via des référendums internes. Sans programme et refusant toute «idéologie politique» (et en excluant tous ses partisans atomisés qui soulevaient des critiques politiques) le M5E est devenu l’expression la plus pure de l’opportunisme parlementaire, se ralliant sans cesse au groupe le plus en vue du moment, juste pour éviter tout risque d’élections anticipées. Après avoir voté les programmes de Salvini puis de Draghi, il plafonne actuellement à moins de 15% dans les sondages, soit moins de la moitié de son score depuis 2018.

Dépourvu de programme et refusant l’ «idéologie politique», le Mouvement 5 étoiles est devenu la pure expression de l’opportunisme parlementaire.

Lors des législatives d’il y a quatre ans, le M5E se distinguait par la composition sociale de sa coalition électorale, rassemblant la majeure partie des anciens électeurs communistes (parmi lesquels il a obtenu 35%, bien qu’ils soient largement au-delà de la moyenne d’âge de l’électorat du parti6), ainsi que 57% des chômeurs et 43% des ouvriers7. Il a également obtenu des majorités absolues dans les régions pauvres du sud de l’Italie. On peut donc parler d’un «vote de classe» indirect, notamment en raison de la promesse du M5E d’un «revenu citoyen» (en pratique une allocation pour les demandeurs d’emploi actifs). Le parti n’a toutefois jamais cessé de contester son indépendance vis-à-vis des classes ni de dénoncer les «groupes d’intérêt traditionnels», en ce compris les syndicats. Les dirigeants du M5E ont attaqué à plusieurs reprises les travailleurs âgés comme faisant partie des groupes «inclus» dans «le système», par opposition aux jeunes travailleurs exclus, qui n’avaient aucune chance d’obtenir des emplois stables ou bien rémunérés. Son message était explicitement hostile à toute solidarité de classe. Mis à l’épreuve au gouvernement en 2018, il s’est immédiatement fragmenté entre un noyau fondamentalement libéral et divers éléments conspirationnistes bizarres, antivaccins et d’extrême droite attirés par le mouvement.

Si Margaret Thatcher pouvait se féliciter de son plus grand succès en politique en la personne de Tony Blair (c’est-à-dire la neutralisation du parti travailliste et sa conversion au dogme économique néolibéral) la grande victoire de l’européisme néolibéral italien est son hégémonie sur ses opposants. En ce sens, Mario Tronti (anciennement d’extrême gauche, aujourd’hui démocrate), a eu raison de déclarer que l’inclusion du M5E et de la Ligue dans le gouvernement Draghi était un succès dans une longue «guerre de position» contre ces partis «insurgés» seulement en façade8.

Même entre juin 2018 et août 2019, période durant laquelle le M5E et la Ligue ont formé ensemble un gouvernement dit «tout-populiste», la campagne haineuse de ces forces contre les arrivées de réfugiés et leur posture militariste par rapport aux contrôles aux frontières voisinaient avec une attitude bien plus conciliante envers les axes centraux du dogme économique de la zone euro. Le ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, a menacé de s’envoler pour Bruxelles afin de lutter contre Merkel pour le droit de l’Italie à fixer un déficit de 2,4% pour 2019, avant de faire marche arrière en faveur d’un déficit de 2,04%, apparemment parce que les chiffres étaient à peu près similaires. Si le parti a tendance à être plus tapageur dans l’opposition que lorsqu’il est au pouvoir, son manque de radicalisme économique n’avait rien de surprenant. Créée à la fin des années 1980, la Ligue du Nord était, dès ses origines, explicitement thatchérienne, bien qu’elle ait largement détourné le conflit social sur «Rome la voleuse» et un «Sud paresseux et corrompu». Sa proposition d’un taux d’imposition forfaitaire pouvant atteindre 15% le distingue même de forces comme le Rassemblement national de Marine Le Pen qi, tout au moins dans les régions du Nord, est beaucoup plus ouvrière et protectionniste.

Postfascistes

Le cas de la principale force montante d’aujourd’hui, les Frères d’Italie (FdI) postfascistes de Giorgia Meloni, est également instructif. Il affiche actuellement un taux de sondage d’environ 20% et, ayant capté une grande partie des voix de la Ligue après la retombée du succès de Salvini, il rivalise actuellement avec les démocrates pour la première place aux prochaines élections générales. Issue du Mouvement social italien (MSI), fondé par d’anciens lieutenants de Benito Mussolini après 1945, cette force «postfasciste», restée en marge de la politique pendant des décennies, a finalement accédé à des postes ministériels en 1994, lors du premier gouvernement de Silvio Berlusconi.

Si son histoire organisationnelle est complexe (les FdI, dans leur mouture actuelle, ont été créés en 2012), il s’agit essentiellement d’un parti autrefois ouvertement fasciste qui, depuis les années 1990, cherche à combler le vide à droite de la politique italienne en se transformant en un parti conservateur «normal», à l’instar du Partido Popular espagnol. C’est dès la fin des années 1950 qu’il cherche à se normaliser en soutenant l’OTAN et le projet européen. En 1960, un gouvernement chrétien-démocrate s’appuie brièvement sur le soutien parlementaire du MSI, avant d’être renversé par des troubles sociaux de grande ampleur.

La destruction du parti communiste9 au profit d’une force libérale-européenne a été l’un des principaux facteurs qui ont fait sauter les garde-fous antifascistes créés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Alors que le centre-gauche continue de mobiliser habituellement contre l’antifascisme en période pré-électorale, les Frères d’Italie se sont normalisés au point que le leader démocrate Enrico Letta a participé à leur université d’été en 2021. Même en dehors des leaders historiques qui ont rejoint le parti de Berlusconi dans les années 1990 et 2000 (par exemple Alessandra Mussolini) ou même des forces plus centristes (comme dans le cas de l’ancien leader du MSI Gianfranco Fini), les Frères d’Italie présentent constamment leur normalisation comme un processus initié de leur propre initiative et déjà concrétisé. Leur leader, Giorgia Meloni, est profilée publiquement comme une «femme et une mère italienne chrétienne», et ses mémoires intitulées «Je suis Giorgia» atténuent toute notion de personnalité politique (bien qu’elle ait rejoint les jeunes du MSI à l’âge de 15 ans).

Plus conventionnellement «atlantiste» que la Ligue de Salvini, on considère les FdI plus proches des Républicains américains et plus résolument opposés à la Chine. Ils ont également moins flirté que le MSI avec l’idée (même rhétorique) d’une rupture avec l’Union européenne, et présente extérieurement une attitude «assimilationniste» envers un nombre limité d’immigrants capables de s’intègrer à la société italienne. Son logo conserve le symbole de la flamme du MSI (recréation du parti de Mussolini manifestement anticonstitutionnelle). Étant un parti enraciné dans le fascisme, ce qui est remarquable, c’est ce qui n’a pas changé.

La destruction du parti communiste est l’un des principaux facteurs de l’affaiblissement de l’antifascisme suite à la Seconde Guerre mondiale.

Les FdI ont beau chercher encore et toujours à présenter un ton et un programme politique plus modéré et conservateur (allant jusqu’à s’abstenir de confirmer le gouvernement Draghi plutôt que de s’y opposer franchement), ils restent obsédés par la Seconde Guerre mondiale et le révisionnisme. Ils ont également remporté un franc succès à cet égard, notamment après que le gouvernement Berlusconi ait décrété une «journée nationale de mémoire» en hommage aux prétendues victimes italiennes des partisans yougoslaves. Une affabulation fausse de bout en bout10.

Le parti d’extrême droite enfonce néanmoins une porte ouverte, en présentant systématiquement son anticommunisme comme une opposition générale à l’extrémisme. Lorsque le groupe fasciste Forza Nuova a été interdit en 2021, à la suite d’une attaque armée contre le siège du syndicat CGIL lors d’une manifestation contre les mesures de confinement, les FdI ont voté pour son interdiction, mais également plaidé pour que l’interdiction s’étende aux communistes et aux islamistes.

Sa proposition de supprimer constitutionnellement tous les partisans du «totalitarisme» et ses symboles s’apparente à une purge inspirée d’une législation similaire de «lustration» dans des pays comme la Hongrie et la Pologne, et également dirigée principalement contre les communistes. Elle est particulièrement interpellante en Italie, dont la Constitution de 1948 a été rédigée par les partis de la Résistance et comptait donc de nombreux communistes parmi ses principaux rédacteurs. Pourtant, cette position n’a pas spécialement rencontré d’opposition, du moins parmi les partis traditionnels: en 2019, les démocrates (dont certains ex-communistes) ont voté avec la droite au Parlement européen pour condamner le communisme et le «radicalisme» en général comme un totalitarisme équivalent au nazisme, dont les symboles devraient être supprimés11. Les associations traditionnelles, telles que l’ANPI (Association nationale des partisans italiens), résistent à ces revendications, mais sans soutien conséquent de la part du grand public.

Un programme creux

Ainsi, au cours des dernières décennies, la droite italienne n’a cessé de se radicaliser, une grande partie de l’ancien électorat démocrate-chrétien se rangeant d’abord derrière Forza Italia de Berlusconi, puis la Ligue de Salvini et, maintenant, le parti de Meloni. Ce bloc dit de «centre-droit» a non seulement évolué vers des partis plus ouvertement d’extrême droite, mais séduit désormais près de la moitié des électeurs. Ce qu’il reste du M5E, aujourd’hui dirigé par l’ancien premier ministre Giuseppe Conte, s’est essayé à des alliances électorales avec les démocrates au niveau régional. Toutefois, même prises ensemble, ces forces sont plus petites et moins unifiées politiquement que leurs homologues de droite. Néanmoins, étant donné le caractère très fragmentaire du système italien actuel, aucun parti individuel ne recueille ne serait-ce qu’un quart des voix, et il est possible qu’une forme de large gouvernement multipartite se mette en place après les prochaines élections, même si les FdI devancent les démocrates et arrivent en tête.

En ce sens, l’effondrement du système des partis au début des années 1990 (avec la disparition de la menace communiste permettant l’explosion des scandales de corruption de longue date au sein des chrétiens-démocrates et des socialistes au pouvoir) en Italie montre une version accélérée du processus à l’œuvre dans la plupart des pays occidentaux, où le choix démocratique est réduit alors même que le ton du débat politique se durcit12. La croissance économique stagne depuis près de trente ans, et la célébration initiale de la zone euro qui guérirait les maux de l’Italie comme par magie ne convainc plus personne. Pourtant, alors que le déclin électoral du centre-gauche et la montée des «insurgés populistes» expriment en quelque sorte le mécontentement qui résulte des échecs de ce projet, des forces comme le M5E et la Ligue ne proposent pas de programme de gouvernement vraiment différent. De plus, elles ont elles-mêmes été entraînées dans le gouvernement Draghi en tant que partenaires parfois bruyants, mais surtout de moindre importance.

Dans les années 1990 et 2000, surnommées la «Seconde République», il était clair que le capital italien favorisait une alternance entre les partis de centre-droit et de centre-gauche, avec un programme économique néolibéral et pro-zone euro similaire. Pourtant, compte tenu de ses nombreux revers et des crises désastreuses qui ont réduit les démocrates et Forza Italia à un total de seulement un tiers des voix lors des élections de 2018, un recours toujours plus urgent à d’autres solutions plus temporaires s’imposait, dont le caractère antidémocratique alimente à son tour le discrédit des partis plus centristes. Ce fut le cas en 2018 lorsque le président Sergio Mattarella a refusé de confirmer la nomination de Paolo Savona, proposé par la Ligue/M5E au poste de ministre de l’Économie, qui avait déjà envisagé l’idée d’une sortie de l’euro. Dans son discours public prononcé après cette décision-choc, Mattarella a insisté sur le fait que «l’incertitude quant à notre position dans la zone euro avait alarmé les investisseurs et les épargnants» et qu’il serait donc irresponsable d’accepter la nomination d’un ministre dont la désignation à elle seule déclencherait davantage de turbulences. Cette décision a considérablement renforcé le plébiscite de la Ligue dans les sondages, malgré un manque d’intérêt réel pour l’Italexit.

La politique italienne contemporaine est donc dominée par l’instabilité d’un projet de restructuration néolibéral bourgeois aux racines populaires superficielles, cherchant continuellement à intégrer et (tout au moins sur le plan économique) à dompter la radicalisation de la droite que ses échecs alimentent continuellement. Cette situation est bien sûr loin d’être idéale pour le capital auquel les tentatives précédentes en vue d’une alternance stable auraient sûrement garanti davantage d’équilibre. Un gouvernement stable aurait bien du mal à se baser sur des partis comme le M5E ou l’extrême droite. Néanmoins, du point de vue du capital, leurs interventions agressives dans les médias restent bien moins menaçantes que les partis ouvriers de masse d’antan.

Postcommuniste

En effet, le paysage démocratique dévasté actuel est le résultat d’un grand changement dans la manière dont la plupart des Italiens envisagent l’engagement politique. Dans l’Italie des années 1950, la fréquentation de l’église ou du club ouvrier était étroitement liée à l’affiliation politique. Pour que ces institutions perdent progressivement de leur influence face aux attitudes individualistes et consuméristes, ce qui leur restait de pouvoir a été brusquement brisé au début des années 1990 avec la disparition totale des partis qui jouaient encore un rôle important dans la formation de l’opinion publique, de la production intellectuelle et même des simples relations sociales.

Nombreux sont ceux qui, dans la politique italienne, depuis les ex-communistes libéraux jusqu’à une partie de la gauche radicale éprise de la politique universitaire étasunienne, aiment à proclamer la fin de la classe ouvrière. De telles affirmations, cependant, semblent particulièrement choquantes dans un pays où le Parti communiste italien (PCI) de masse s’est construit sur une coalition sociale polymorphe. Même si, dans les décennies d’après-guerre, la grande concentration d’ouvriers de l’usine FIAT de Mirafiori pouvait parfois représenter une sorte de «type idéal» de col bleu, le popolo représenté par les communistes était également composé d’artisans et de métayers, d’employés de bureau et d’habitants de bidonvilles. Il ne s’agissait pas seulement d’un mouvement basé sur l’organisation du travail, mais d’un projet de changement social profondément enraciné qui limitait la domination bourgeoise dans la société en général et y proposait une alternative.

L’euroscepticisme de Forza Italia ou de la Ligue est si incohérent qu’ils ont rallié Draghi dans le but d’obtenir des financements pour leurs clients.

Alors que le PCI cherchait à rassembler des masses fragmentées en un sujet de classe uni par un programme national, la gauche italienne d’aujourd’hui fonctionne plutôt comme une aile plus ou moins radicale du libéralisme. Dans de nombreux domaines, elle mène un combat d’arrière-garde, alors que l’extrême droite diffuse des sentiments anti-immigrés très durs et mène une guerre contre l’héritage institutionnel résiduel de la génération de la Résistance. Alors que l’anticommunisme est omniprésent dans la politique italienne, il n’y a plus de véritable communiste au Parlement depuis 2008. La Constitution qui promettait de supprimer tous les obstacles à la «participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du pays13» est restée lettre morte dans un pays dépourvu de parti ouvrier ou de syndicat de masse et où la participation électorale s’effondre.

Pour cette raison, malgré la progression du parti de Meloni, il serait erroné de considérer que la démocratie italienne n’est menacée que par les Frères d’Italie, et qu’il suffirait, pour la sauvegarder, de mobiliser les votes antifascistes au moment des élections. Ces trente dernières années, on a vu la démocratie italienne se déchirer, avec une attention sans cesse renouvelée pour la Seconde Guerre mondiale et ses signifiants dans la vie publique, de plus en plus détachés de toute substance sociale réelle. Alors que, auparavant, les bonapartistes ralliaient souvent leur base de masse en invoquant la menace posée par les mouvements subversifs, le populisme que les partisans de Mario Draghi dénoncent tant n’est plus que l’ombre de la politique de masse du passé. Même les vagues aspirations sociales du M5E ont disparu. En fait, la protection des travailleurs qui subsiste en Italie et la rhétorique progressiste de la Constitution sont en décalage avec la faiblesse des forces organisées encore prêtes à les défendre. Tant que cela ne changera pas, les différentes factions de classe dirigeante poursuivront leur guerre unilatérale contre les victoires historiques de la gauche.

Footnotes

  1. «Which is The Economist’s country of the year for 2021?», The Economist, 18 décembre 2021.
  2. Larry Elliott, «Enter the Draghi: can «Super Mario» save Italy as he did the euro? », 3 février 2021. Comme dans d’innombrables autres exemples de ce type, la réponse à la question du titre est simplement supposée être «Oui», les observations concernant les limites de Draghi se réduisant à noter son style public laconique.
  3. Une grande partie des spéculations sur ses opinions tournent autour d’une interview de Die Zeit en 2015, dans laquelle il se qualifie de manière énigmatique de «libéral-socialiste».
  4. Mario Monti, Intervista sull’Italia in Europa, Bari: Laterza, 1998, pp. 40, 176.
  5. Le «souverainisme» privilégie l’indépendance nationale vis-à-vis de puissances ou de cadres géopolitiques plus importants.
  6. Enquête SWG rapportée dans «Elezioni, il 35% di chi nel 1987 votò Pci oggi sceglie Cinquestelle», La Repubblica, 9 mars 2018.
  7. Ilvo Diamanti et al., Divergenze parallele, Bari: Laterza, 2018.
  8. Umberto De Giovannangeli, «Intervista a Mario Tronti: ‘No all’alleanza coi 5S, il PD pensi a se stesso’», Il Riformista, 18 février 2021. L’utilisation de la rhétorique gramscienne ou marxiste pour rationaliser les actions contemporaines du centre-gauche néolibéral est un thème récurrent chez Tronti, même s’il ne lui est pas propre.
  9. Voir Guido Liguori, Qui a tué le Parti communiste italien?, Paris, Éditions Delga, 2011.
  10. Les massacres perpétrés le long de la frontière nord-est de l’Italie de 1943 à 1945, connus sous le nom de foibe (en référence aux fosses profondes dans lesquelles les corps étaient soi-disant jetés) sont un thème obsessionnel de la couverture médiatique dans tout le spectre politique, évinçant complètement toute discussion sur l’invasion et l’occupation germano-italiennes de la Yougoslavie et sur les centaines de milliers de victimes des crimes de guerre de l’Italie. Un amendement constitutionnel proposé par le FdI vise à élargir l’interdiction existante de la négation de l’Holocauste pour criminaliser également la négation du fait que les partisans communistes yougoslaves ont tué 12 000 civils italiens. Une législation similaire existe déjà dans plusieurs régions régies par la droite. Outre son absurde manque de perspective (l’amendement interdirait uniquement la négation de l’Holocauste et celle des «foibe», tout en ignorant tous les crimes du fascisme et du colonialisme italiens), l’affirmation centrale de cette affabulation est fausse. Les historiens s’accordent à dire que le nombre de morts s’élève à environ 3 000, et aucune preuve contraire n’a jamais été apportée. On pourrait également dire que les «victimes» n’étaient guère innocentes, mais comprenaient de nombreux criminels de guerre ainsi que des partisans plus passifs du fascisme.
  11. Voir mon article «The End of Anti-Fascism», Jacobin, 29 septembre 2019.
  12. Voir Anton Jäger, «How the World Went from Post-Politics to Hyper-Politics», Tribune, 3 janvier 2022.
  13. «Constitution of the Italian Republic», Senato Della Reppublica, article 3.