Les inégalités de santé et d’accès au vaccin ne sont pas des conséquences malheureuses du régime mondial de propriété intellectuelle; elles font partie de son architecture centrale. Le système fonctionne exactement comme ce pour quoi il a été conçu.
Alors que la maladie à coronavirus (la Covid-19) continue de détruire des vies humaines et des économies, la réponse à cette pandémie mondiale paralysante a également mis en évidence l’ingéniosité de l’humanité. En quelques mois de pandémie, des chercheurs de Chine, d’Allemagne, du Royaume-Uni et des États-Unis ont partagé des informations sur la séquence du génome du virus de la covid-19 afin de révéler les structures des protéines clés qui composent le nouveau coronavirus1. Cette percée scientifique particulière aurait pu prendre des années si ces scientifiques n’avaient pas collaboré en partageant leurs découvertes et leur expertise. En outre, alors que les ravages de la covid-19 s’aggravaient et que son impact mondial était connu, des partenariats ont vu le jour entre plusieurs gouvernements, institutions de recherche, organisations internationales, acteurs du secteur privé et institutions philanthropiques pour le développement de vaccins ciblant le virus. Triomphalement, au cours des douze mois qui ont suivi la détection de la covid-19, plusieurs candidats vaccins sont en cours de déploiement et de nombreux autres sont au stade des essais cliniques.
Si la réponse à la covid-19 a montré ce qui peut être accompli lorsque le monde coopère, elle a également mis en évidence trois points interdépendants.
Premièrement, le cadre néolibéral — y compris le rôle essentiel que joue le droit de la propriété intellectuelle dans la constitution de cette forme de civilisation — n’est pas adapté à assurer les biens nécessaires en réponse aux urgences sanitaires mondiales2. Le système économique actuel, le marché, ne permet pas d’apporter des réponses équitables aux maladies infectieuses, notamment l’accès à des ressources médicales et sanitaires suffisantes. Cette inégalité a été évidente dès les premiers jours de la pandémie, lorsque les kits de tests, les équipements de protection et les respirateurs ont été distribués en fonction de ceux qui pouvaient payer le plus et non de ceux qui en avaient le plus besoin.
Deuxièmement, la politique du chacun pour soi adoptée par les pays développés nuit à tout le monde, car si l’on ne parvient pas à stopper la propagation du virus à l’échelle mondiale, les mutations se multiplient, ce qui rend les vaccins existants moins efficaces. Comme l’a montré la covid-19, personne n’est en sécurité tant que tout le monde ne l’est pas3. Pourtant, malgré cet avertissement, l’accaparement de vaccins par les pays développés renforce la domination économique et politique Nord-Sud et marque, comme l’observe Onur Ince, le lieu conceptuel de la violence politique opérant dans la généalogie mondiale du capitalisme4.
Troisièmement, si la covid-19 nous met tous en danger, elle coûte beaucoup plus cher à certains qu’à d’autres. De nombreux rapports ont montré que les personnes noires et foncées sont les plus touchées par la pandémie. Cela signifie que ces groupes subissent plus de pertes en vies que les autres groupes raciaux, dans le monde développé comme dans le monde en développement5. Ainsi, tout en reconnaissant un régime mondial de propriété intellectuelle défaillant qui a déclenché la ruée vers les vaccins, on ne peut ignorer l’impact racialisé de la pandémie et cela met en évidence l’enchevêtrement des racines de la race et du capitalisme.
La suite de cette analyse examine de près certaines des forces juridiques, politiques et économiques qui ont animé les droits de propriété intellectuelle et l’accès au vaccin contre la covid-19. Elle se centrera sur la manière dont l’enchevêtrement de l’accaparement par les entreprises du régime mondial de propriété intellectuelle, de la complicité des États et de l’impérialisme vaccinal se sont conjugués pour façonner les réponses de santé publique à la pandémie. Elle souligne comment la loi, ici le droit international de la propriété intellectuelle, protège constamment le capital et fonctionne comme une expression qui favorise les intérêts de l’industrie pharmaceutique. S’il y a une leçon à tirer de cette pandémie, c’est que la propriété intellectuelle ne nous fait pas défaut, mais fonctionne comme ce pour quoi elle a été conçue.
Comme l’a montré l’histoire de la mondialisation de la propriété intellectuelle, l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est une greffe du modèle euro-étasunien de la propriété, piloté par des sociétés multinationales qui ont utilisé leurs gouvernements nationaux respectifs pour garantir et exporter leurs revendications nationales en matière de propriété intellectuelle6. Il n’est donc pas surprenant que ce régime juridique international utilisé pour promouvoir les intérêts de classes, de nations et de régions particulières aux dépens des autres continue de reproduire une extrême inégalité avec des coûts humains.
Accès aux médicaments
Les droits de propriété intellectuelle sont des droits juridiques limités dans le temps accordés aux inventeurs et aux créateurs. Ils comprennent les droits d’auteur, les marques, les brevets, les secrets commerciaux et les indications géographiques, tandis que les objets protégés comprennent, sans s’y limiter, les marques, les inventions, les dessins et les matériaux biologiques. Il est important de noter que les droits de propriété intellectuelle se chevauchent, car un produit peut être couvert par une série de droits. Par exemple, un médicament pharmaceutique, défini par l’Encyclopédie britannique comme une «substance utilisée dans le diagnostic, le traitement ou la prévention des maladies», est protégé par des brevets, des marques et des secrets commerciaux.
Les brevets sont la forme la plus courante de droits de propriété intellectuelle utilisée pour la protection de l’innovation dans les médicaments. Les brevets accordent aux inventeurs une exclusivité commerciale limitée pour leurs inventions et, en échange, l’inventeur doit divulguer suffisamment d’informations pour que les concurrents puissent entrer sur le marché. Cette divulgation permet à un concurrent de se préparer à entrer sur le marché à la fin de la période de monopole. En raison de cette exclusivité imposée par la loi, les titulaires de brevets — généralement des multinationales — ont le droit d’empêcher d’autres personnes de fabriquer, d’utiliser ou de vendre une invention brevetée7. L’ADPIC, en vigueur depuis 1995, prévoit une protection par brevet d’une durée minimale de 20 ans8. On estime que cette durée permet aux entreprises de récupérer les frais de développement, d’essai et de mise à niveau d’un produit pharmaceutique innovant.
Dès le départ, le régime de propriété intellectuelle de l’ADPIC a créé un déséquilibre entre l’innovation, le monopole du marché et l’accès aux médicaments, car il n’a pas tenu compte du fardeau sanitaire, des besoins de développement et des conditions locales des différents pays qui composent l’OMC. Cela a conduit à plusieurs problèmes.
Premièrement, le monopole des droits de propriété intellectuelle, qui permet à l’entreprise de figer le marché des médicaments, a créé une classe sociétale privilégiée qui a accès à des médicaments vitaux, ce qui la distingue des personnes exclues de l’accès aux médicaments disponibles. Ce phénomène est illustré de manière frappante par la crise du VIH du sida des années1990 et du début des années 2000. Alors que les patients atteints du VIH du sida dans les pays développés pouvaient s’offrir des traitements antirétroviraux, lesquels avaient été mis au point, approuvés et brevetés dès 1987, de nombreux patients en Afrique et dans d’autres parties du monde en développement ne pouvaient pas se permettre le traitement d’environ 12000 dollars par an à cette époque9. En 2001, environ 2,4millions de personnes dans la région étaient mortes du sida. Le gouvernement sud-africain est intervenu pour réduire le coût des antirétroviraux en modifiant sa législation nationale sur les brevets afin de permettre l’autorisation d’importations parallèles de produits pharmaceutiques brevetés et d’encourager l’utilisation de médicaments génériques, mais il a été poursuivi par le groupe industriel étasunien Pharmaceutical Research and Manufacturers of America (PhRMA). Bien que l’action en justice ait finalement été abandonnée, elle met en évidence les mesures que les sociétés pharmaceutiques, soutenues par certains gouvernements nationaux, sont disposées à prendre pour protéger leurs profits au détriment de vies humaines. Nous voyons comment la loi est utilisée non seulement pour protéger et étendre la rentabilité, mais aussi ses implications quant à l’inégalité raciale10. Cependant, il y a un retour de boomerang, car même les pays riches commencent à sentir la morsure du système dysfonctionnel de la propriété intellectuelle.
La question des prix trop élevés des médicaments est un problème croissant dans les pays développés aussi et est devenue la catégorie la plus importante de dépenses de santé dans ces États, en particulier aux États-Unis11. Le brevetage excessif des produits pharmaceutiques étend les monopoles et fait grimper les prix des médicaments. Plus de la moitié des douze principaux médicaments aux États-Unis font l’objet de plus de cent tentatives de brevets par médicament. Les prix ont augmenté de 68% depuis 2012 et un seul des douze médicaments principaux a réellement diminué. Parmi les nombreux exemples, le médicament Humira® d’AbbVie (utilisé dans le traitement de la maladie de Crohn et le plus gros chiffre d’affaires aux États-Unis) a fait l’objet de 130brevets, coûte 44 000 dollars par an et a généré plus de 19,2 milliards de dollars pour l’entreprise rien qu’en 201912.
Deuxièmement, les organismes de réglementation du monde entier exigent que les médicaments subissent des tests de sécurité et d’efficacité pour s’assurer de leur innocuité avant leur approbation. Ces tests, appelés essais cliniques, impliquent des sujets humains et sont coûteux car ils peuvent comporter jusqu’à trois phases distinctes. Les données recueillies au cours de ces essais cliniques sont la propriété de l’entreprise qui les réalise. Parce que cela coûte cher et que cela prend du temps, les fabricants de médicaments génériques s’appuient généralement sur les données relatives à la sécurité et à l’efficacité des fabricants de médicaments de marque pour obtenir une autorisation réglementaire, à condition qu’ils puissent prouver que leur version générique est chimiquement et biologiquement équivalente à l’original.
Cette pandémie offre un moment opportun pour remanier ce système mondial dysfonctionnel de propriété intellectuelle.
Toutefois, ces dernières années ont vu la promotion d’une protection limitée dans le temps et imposée par la loi contre l’utilisation non exclusive de ces données par les fabricants de génériques. C’est ce qu’on appelle l’exclusivité des données. En d’autres termes, l’exclusivité des données est une période pendant laquelle un fabricant de génériques ne peut pas utiliser les données des essais cliniques d’une entreprise pharmaceutique innovante pour obtenir l’autorisation réglementaire d’un médicament générique. Ce faisant, l’exclusivité des données fournit une couche de protection en plus de la protection par brevet pour retarder davantage l’entrée sur le marché des médicaments génériques.
Les périodes d’exclusivité des données varient en fonction de la juridiction. Par exemple, c’est de douze ans aux États-Unis et de dix ans dans l’UE. Alors que l’ADPIC ne crée pas de droits de propriété sur les données d’enregistrement, les États-Unis et l’Union européenne ont continué à défendre et à exporter l’exclusivité des données par le biais d’accords de libre-échange, en particulier pour les produits biologiques13. Dans ce cas, nous constatons une cristallisation des idées euro-étasuniennes de la propriété et une volonté de soutenir par la loi, à la fois nationale et internationale, ces intérêts de propriété. Compte tenu de l’influence de l’industrie, il n’est pas surprenant que les politiques d’après ADPIC des États-Unis et de l’Union européenne continuent à élever les normes de manière à compromettre l’accès à des médicaments abordables et à perpétuer la hiérarchie et la subordination sociales14.
Troisièmement, les pratiques en matière de brevets au cours des dernières décennies ont vu des entreprises pharmaceutiques s’engager dans des modifications triviales et cosmétiques d’un médicament tout en bénéficiant de vingt ans de protection par brevet. Cette mise au point permet parfois d’apporter des changements mineurs aux médicaments brevetés, tels que des modifications du mode d’administration, de nouveaux dosages, une libération prolongée ou un changement de couleur du médicament. Ces changements n’offrent généralement pas d’avantage thérapeutique significatif, même si les entreprises pharmaceutiques affirment qu’ils apportent une amélioration de la santé des patients.
Ces brevets supplémentaires sur de petites modifications de médicaments existants (on parle de perpétuation de brevets ou d’un buisson de brevets) bloquent l’entrée précoce de médicaments génériques compétitifs qui font baisser les prix des médicaments. Par exemple, bien que cela ne soit pas imposé par l’ADPIC, de nombreux accords de libre-échange ADPIC supplémentaires à l’instigation des États-Unis ont élargi le champ d’application de la perpétuation des brevets15. Dans l’Union européenne, des pratiques de perpétuation des brevets motivées de manière similaire peuvent être trouvées dans le cadre des certificats complémentaires de protection européens et ont suscité la critique justifiable d’entraver la concurrence et l’accès aux médicaments à faible coût. Les certificats complémentaires de protection de l’Union européenne, un mécanisme créé en 1992, offrent une exclusivité de commercialisation additionnelle après l’expiration du brevet d’un médicament donné, pour une durée qui peut aller jusqu’à cinq ans. C’est conçu pour compenser le délai entre la demande de brevet et l’octroi de l’autorisation de mise sur le marché. De cette façon, les certificats complémentaires de protection agissent pour étendre le monopole sur le marché des produits pharmaceutiques de marque. Les entreprises pharmaceutiques de marque font valoir que cette protection supplémentaire compense les investissements financiers dans la recherche et le développement de médicaments innovants. Le système des certificats complémentaires de protection offre donc une garantie et une incitation supplémentaires. Cependant, les fabricants européens de génériques affirment que le régime des certificats complémentaires de protection entrave leur compétitivité d’ensemble et nuit à un approvisionnement durable en médicaments au sein de l’Union européenne16.
Alors que les sociétés pharmaceutiques européennes de marque affirment que les investissements en recherche et développement ne peuvent pas être récupérés sans une exclusivité prolongée, les certificats complémentaires de protection de recherches empiriques de Prasad et Mailankody sur les médicaments contre le cancer prouvent le contraire17. Selon les auteurs, les revenus après l’approbation du marché sont sensiblement plus élevés que les dépenses en recherche et développement avant l’approbation, et en tant que telles, les exclusivités prolongées sous forme de certificats complémentaires de protection ne sont pas justifiées. Plus précisément, Prasad et Mailankody ont constaté que le coût de développement d’un médicament contre le cancer est d’environ 648millions de dollars (ou 757,4 millions de dollars si l’on tient compte des coûts d’opportunité tels que les échecs), ce qui est nettement inférieur au chiffre de 2,7 milliards de dollars largement diffusé par les sociétés pharmaceutiques. Cela montre, comme le soulignent les auteurs, que non seulement les coûts de développement sont récupérés, mais que certaines entreprises se targuent d’avoir des revenus plus de dix fois supérieurs aux dépenses de recherche et développement.
Ces pratiques de perpétuation de brevets ont bien sûr des effets matériels. On a vu ces dernières années, les prix de monopole augmenter de façon exorbitante, ce qui a entraîné une pression financière importante sur les patients, les services de santé nationaux et même les compagnies d’assurance des pays développés. Un exemple notoire est celui du gestionnaire étasunien de fonds spéculatifs Martin Shkreli, qui a acheté en 2015 les droits d’un médicament antipaludéen, puis a augmenté le prix de 5000 %, passant d’un coût de 13,50 dollars à 750. De même, un livre blanc d’I-MAK montre comment le brevetage excessif et les stratégies connexes poussent les familles à dépenser trop pour des médicaments vitaux18.
Mais les États-Unis ne sont pas les seuls. En Europe, des médicaments coûteux ont suscité une réaction de plus en plus vive contre les sociétés pharmaceutiques. En réaction à ces hausses de prix, les pharmacies néerlandaises contournent ces prix exorbitants en préparant elles-mêmes les médicaments pour les patients individuels19. Le système de propriété intellectuelle défaillant, qui va d’une norme extraordinairement basse pour l’octroi de brevets à l’autorisation d’un buisson de brevets autour d’une seule molécule, n’a pas seulement gravement faussé le système d’innovation, mais il a également faussé l’accès aux médicaments vitaux. En conséquence, les prix de médicaments nouveaux et existants augmentent constamment, rendant les médicaments essentiels inaccessibles à des millions de personnes dans le monde.
Propriété intellectuelle et impérialisme vaccinal
Cela nous amène au présent et à la manière dont ce dysfonctionnement continue d’être normalisé dans la pandémie actuelle. Moderna, par exemple, a déposé plus de cent brevets pour la technologie d’ARNm utilisée dans son vaccin, bien qu’elle ait reçu des fonds du gouvernement des États-Unis et que sa propriété intellectuelle soit en partie détenue par les National Institutes of Health des États-Unis20. Pfizer/BioNTech a également déposé de multiples brevets non seulement sur son produit vaccinal contre la covid-19, mais aussi sur le procédé de fabrication, la méthode d’utilisation et les technologies connexes, même si BioNtech a reçu 450 millions de dollars du gouvernement allemand pour accélérer le travail sur les vaccins et étendre la capacité de production en Allemagne21.
Le monopole des droits de propriété intellectuelle a créé une classe sociétale privilégiée qui a accès à des médicaments vitaux.
Il est de plus en plus évident que la propriété intellectuelle crée des droits privés à partir de fonds publics tout en profitant à des intérêts corporatifs particuliers. En fait, des rapports montrent que le gouvernement étasunien, dans le cadre de l’opération Warp Speed menée par le ministère de la santé des États-Unis, a également financé d’autres vaccins développés en2020 par plusieurs sociétés pharmaceutiques, dont Johnson and Johnson, Regeneron, Novavax, Sanofi et GlaxoSmithKline, AstraZeneca, et d’autres22. Malgré ce coup de pouce des fonds publics, et alors que de nombreux gouvernements assument entièrement les risques liés aux effets secondaires potentiels des vaccins, les fabricants de médicaments sont pleinement propriétaires des brevets et des droits de propriété intellectuelle connexes et peuvent donc décider comment et où les vaccins sont fabriqués et combien ils coûtent. En conséquence, les contribuables paient deux fois la même dose de vaccin: d’abord pour son développement, puis pour le produit fini.
Entre-temps, un rapport du New York Times a révélé que dans certains des accords conclus entre les sociétés pharmaceutiques et les États, il est interdit aux gouvernements de donner ou de revendre des doses23. Cette interdiction contribue à expliquer la disparité des prix d’achat des vaccins entre les pays, les pays pauvres payant plus cher. Par exemple, l’Ouganda paie 8,50 dollars par dose du vaccin d’AstraZeneca alors que l’Union européenne ne paie que 3,50 dollars par dose. En donnant la priorité aux droits de monopole d’un petit nombre de sociétés occidentales, le dysfonctionnement de la propriété intellectuelle continue non seulement à reproduire les anciennes inégalités et l’inégalité dans l’accès à la santé, mais contribue à donner forme à notre compréhension de la création et de la gestion des connaissances. Et peut-être commençons-nous à voir pour ce qu’il est vraiment le refus des fabricants de médicaments de partager les connaissances nécessaires pour stimuler l’approvisionnement mondial en vaccins: une extension dans l’arbitrage capitaliste entre celui qui est présenté comme un propriétaire légitime de la propriété intellectuelle et ce qui est vu comme une menace pour l’ordre (intellectuel) de la propriété24.
Malgré les appels à faire des vaccins contre la covid-19 et des technologies connexes un bien public mondial, les sociétés pharmaceutiques occidentales ont refusé d’assouplir ou de suspendre temporairement les protections de la propriété intellectuelle et de transférer la technologie aux fabricants de génériques25. Un tel transfert permettrait d’augmenter la production et la fourniture de moyens médicaux contre la covid-19 pour sauver des vies humaines dans le monde entier. En outre, ces pays bloquent également la proposition de dérogation à l’ADPIC présentée à l’OMC par l’Afrique du Sud et l’Inde, bien qu’elle soit soutenue par 57 pays, pour la plupart en développement.
Des brevets sur de petites modifications de médicaments existants bloquent l’entrée précoce de médicaments génériques qui font baisser leur prix.
La proposition de dérogation vise à reporter temporairement certaines dispositions de l’ADPIC relatives au traitement, à la maîtrise et à la prévention de la maladie à coronavirus, mais uniquement jusqu’à ce que la vaccination et l’immunité soient généralisées. Cela signifie que les pays ne seraient pas tenus de fournir une quelconque forme de protection de la propriété intellectuelle sur tous les produits thérapeutiques, diagnostiques et autres technologies liés à la covid-19 pendant la durée de la pandémie.
Il est important de rappeler que la proposition de dérogation est limitée dans le temps et qu’elle est différente des flexibilités de l’ADPIC, qui sont des sauvegardes au sein de l’accord pour atténuer l’impact négatif des brevets, comme le prix élevé des médicaments brevetés. Ces mesures de protection comprennent des licences obligatoires et l’importation parallèle. Cependant, en raison de la lourdeur du processus de mise en place de ces flexibilités et de la menace d’éventuelles sanctions commerciales de la part des États-Unis, par le biais du rapport «Special 301» du représentant des États-Unis au Commerce (USTR), visant des pays même en l’absence d’illégalité, de nombreux pays en développement hésitent à invoquer les flexibilités de l’ADPIC à des fins de santé publique26. Par exemple, dans le passé, des pays comme la Colombie, l’Inde, la Thaïlande et récemment la Malaisie ont tous figuré dans le rapport «Special 301» pour avoir utilisé des licences obligatoires afin d’accroître l’accès aux médicaments contre le cancer27.
Le droit asymétrique
Ce sont ces difficultés que la dérogation à l’ADPIC cherche à atténuer et, si elle est approuvée, elle offrirait également aux pays la possibilité, sans crainte de représailles de la part des pays développés, de collaborer avec des développeurs compétents pour la recherche et développement, la fabrication, l’augmentation des capacités de production et la fourniture de moyens contre la covid-19. Cependant, comme un groupe de pays développés s’oppose à cette dérogation, nous sommes confrontés au problème de la pénurie de vaccins créée artificiellement. L’effet de cette pénurie prolongera et aggravera encore l’impact financier de cette pandémie dont le coût est actuellement estimé à 9,2trillions de dollars, dont la moitié sera supportée par les économies avancées. Ainsi, en s’opposant à la dérogation à l’ADPIC dans l’espoir de récolter d’énormes récompenses financières, les pays développés aggravent les problèmes de pandémie à long terme28.
Un autre type de pénurie causé par le nationalisme vaccinal a également réduit l’accès équitable. Le nationalisme vaccinal est un phénomène par lequel les pays riches achètent pour leurs propres populations l’offre mondiale de vaccins par des accords d’achat anticipé avec des sociétés pharmaceutiques, au détriment des autres pays. Mais il est peut-être temps de réorienter notre regard et d’accuser les pratiques actuelles d’achat de vaccins dans le monde pour ce qu’elles sont vraiment: de l’impérialisme vaccinal. Si nous prenons au sérieux l’argument avancé par Antony Anghie sur les origines coloniales du droit international, en particulier la façon dont ces origines créent un ensemble de structures qui se répètent continuellement à différents stades, nous commencerons à voir l’accumulation de vaccins contre la covid-19 non seulement comme une politique, mais aussi comme des continuités impériales se manifestant dans le présent29.
Prenons, par exemple, le rapport publié par le Duke Global Health Innovation Center, qui montre qu’en juillet 2021, les pays à revenu élevé ont déjà acheté plus de 6 milliards de doses de vaccins contre la covid-1930. Plus précisément, les États-Unis ont obtenu 400millions de doses des vaccins Pfizer-BioNTech et Moderna, et disposent d’accords d’achat anticipé pour plus d’un milliard de doses de quatre autres sociétés qui doivent encore obtenir l’approbation réglementaire des États-Unis. De même, l’Union européenne a négocié près de 2,3 milliards de doses sous contrat et est en train de négocier pour environ 300 millions de doses supplémentaires. Avec ces achats, ces pays seront en mesure de vacciner deux fois leur population, alors que de nombreux États en développement, notamment en Afrique, sont laissés pour compte. En stockant les vaccins tout en protégeant les intérêts de ses multinationales pharmaceutiques en matière de propriété intellectuelle, l’après-impérialisme se manifeste dans cette pandémie.
En outre, ces accords bilatéraux entravent des initiatives telles que COVAX, le mécanisme d’accès mondial au vaccin contre la covid-19 — un mécanisme d’achat groupé de vaccin contre la covid-19 —, qui vise à assurer une distribution mondiale des vaccins équitable et basée sur la science. En s’engageant dans des accords bilatéraux, les pays riches entravent la possibilité de campagnes efficaces d’inoculation de masse. Si l’utilité de l’initiative COVAX ne peut être niée, elle n’est pas suffisante. Elle ne couvrira que les 20% les plus vulnérables de la population d’un pays, elle est gravement sous-financée et des questions subsistent quant aux obligations contractuelles des entreprises pharmaceutiques participant à l’initiative31. Par exemple, il n’est pas certain que le contrat COVAX comprenne des clauses relatives à la propriété intellectuelle, telles que le partage du savoir-faire technologique32. Pourtant, malgré tous ses défauts, sans une intensification mondiale de la production, de la distribution et des campagnes de vaccination par COVAX, le monde ne sera pas en mesure de lutter contre la pandémie de covid-19 et des plus nombreuses variantes de son virus. Les inégalités de santé et d’accès au vaccin ne sont pas des conséquences malheureuses du régime mondial de propriété intellectuelle; elles font partie de son architecture centrale. Le système fonctionne exactement comme ce pour quoi il a été conçu.
Ces événements — la mainmise des entreprises sur le régime mondial de la propriété intellectuelle pharmaceutique, la complicité des États et l’impérialisme vaccinal — ne sont pas nouveaux. Rappelons l’article 7 de l’ADPIC, qui stipule que l’objectif de l’accord est «la protection et le respect des droits de propriété intellectuelle [pour] contribuer à la promotion de l’innovation technologique et au transfert et à la diffusion de la technologie». Dans le même ordre d’idées, l’article 66(2) de l’ADPIC invite les pays développés à «offrir des incitations aux entreprises et institutions sur leur territoire afin de promouvoir et d’encourager le transfert de technologie vers les pays les moins avancés…».
Le gestionnaire étasunien de fonds spéculatifs Martin Shkreli a acheté en2015 les droits d’un médicament antipaludéen, puis a augmenté le prix de 5000%.
Si le langage du transfert de technologie peut sembler bénéfique ou bénin, il n’en est rien en réalité. Lorsque les objectifs de développement sont intégrés dans les institutions et les instruments juridiques internationaux, ils se retrouvent inscrits dans des structures qui peuvent limiter leur potentiel de transformation et reproduire les déséquilibres de pouvoir Nord-Sud. Cela est dû au fait que ces objectifs de développement sont circonscrits par les structures impérialistes capitalistes, adaptés à la justification des pratiques coloniales et mobilisés par le biais de différences raciales. Ces structures constituent l’essence du droit international et de ses institutions, même au 21e siècle. Ils continuent à animer un engagement socio-économique plus large avec l’économie mondiale, même dans le présent, ainsi que dans les codes juridiques et réglementaires qui les soutiennent.
Il n’est donc pas surprenant que même dans la crise sanitaire mondiale actuelle, les appels à ce même transfert de technologie sous la forme d’une dérogation à l’ADPIC pour augmenter la production mondiale de vaccins soient contrecarrés par l’hégémonie des États développés inévitablement influencés par leurs sociétés pharmaceutiques respectives. Le «potentiel émancipateur» de l’ADPIC ne peut être atteint s’il n’a pas été créé pour être émancipateur en premier lieu. Cela met également en évidence la manière dont le droit international de la propriété intellectuelle est non seulement inadapté à la promotion de réformes structurelles permettant l’autosuffisance et l’autodétermination des pays du Sud, mais produit également des asymétries qui perpétuent les inégalités.
Les vaccins du Sud
Cette pandémie montre clairement que le discours sur le développement souvent vanté par les nations développées pour aider les pays du Sud à «rattraper leur retard» est vide de sens lorsque les médicaments essentiels pour rester en vie sont délibérément refusés et transformés en armes33 . Comme les réformes du marché libre conçues pour produire du «développement», la propriété intellectuelle déployée pour encourager l’innovation est un outil de plus au service des profits privés. Comme l’a montré cette pandémie, la réalité du capitalisme contemporain — y compris le régime de propriété intellectuelle qui le sous-tend — est une concurrence entre des géants de l’entreprise motivés par le profit et non par les besoins humains. Les besoins des pauvres pèsent bien moins lourd que les profits des grandes entreprises et de leurs États d’origine.
Cependant, tout n’est pas si sombre. Des pays comme la Chine et la Russie ont intensifié la distribution de vaccins ou ce que beaucoup appellent la «diplomatie du vaccin». En outre, le candidat vaccin cubain Soberana02, qui est actuellement en phase finale d’essai clinique et ne nécessite pas de réfrigération particulière, promet d’être une option appropriée pour de nombreux pays du Sud confrontés à des défis d’infrastructure et de logistique. De manière impressionnante, les résultats intermédiaires de la phase 3 ont montré une efficacité de 62%34. Cette prouesse, associée à l’histoire de la diplomatie médicale du pays dans d’autres pays du Sud, permet d’espérer que le pays sera disposé à partager le savoir-faire avec d’autres fabricants dans divers pays non occidentaux, ce qui pourrait aider à faire face à des problèmes artificiels d’approvisionnement et de contrôle de la distribution. En somme, cette pandémie offre un moment opportun pour remanier ce système mondial dysfonctionnel de propriété intellectuelle. Nous ne devons pas attendre la prochaine crise pour tirer les leçons de cette crise-ci.
Abréviation et mise à jour par Amaka Vanni, « On Intellectual Property Rights, Access to Medicines and Vaccine Imperialism», TWAILR: Reflections #32/2021, www.twailr.com/on-intellectual-property-rights-access-to-medicines-and-vaccine-imperialism/.
Footnotes
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- «Pour mettre fin à une pandémie d’une telle ampleur, nous avons besoin d’un effort mondial», OMS, 30 septembre 2020.
- Onur Ulas Ince, «Primitive Accumulation, New Enclosures, and Global Land Grabs: A Theoretical Intervention», Rural Sociology, 10 octobre 2013.
- Voir «The color of coronavirus: COVID-19 deaths by race and ethnicity in the U.S.», APM Research Lab, 5mars 2021; Tim Elwell-Sutton, Sarah Deen, Mai Stafford, «Emerging findings on the impact of COVID-19 on black and minority ethnic people», The Health Foundation, 20mai 2020; «How does COVID-19 impact migrant domestic workers? », IOM UN Migration; Sumit Ganguly, «India’s coronavirus pandemic shines a light on the curse of caste», The Conversation, 2juin 2020.
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- Mario Gaviria et Burcu Kilic, «BioNTech and Pfizer’s BNT162 Vaccine Patent Landscape», Public Citizen, 16 novembre 2020, et Reuters Staff, «BioNTech wins $445 mln German grant for covid-19 vaccine», Reuters, 15 septembre 2020.
- «Coronavirus: Operation Warp Speed», Département de la défense des États-Unis.
- Matt Apuzzo, Selam Gebrekidan, «Governments Sign Secret Vaccine Deals: Here’s What They Hide», New York Times, 28 janvier 2021.
- Anjali Vats et Deidre A. Keller, «Critical Race IP», Cardozo Arts & Entertainment Law Journal, vol. 36, 2018.
- Voir www.peoplesvaccine.org/et www.noprofitonpandemic.eu.
- «Rapport du Groupe de haut niveau du Secrétaire général des Nations Unies sur l’accès aux médicaments: Promouvoir l’innovation et l’accès aux technologies de la santé», Secrétaire général des Nations unies et coprésidents du groupe de haut niveau, 14septembre 2016 .
- Voir, par exemple, William New, «Malaysia Still Under Pressure To Make HepatitisC Medicine More Expensive», Intellectual Property Watch, 13 février 2019.
- «Study shows vaccine nationalism could cost rich countries US $4.5 trillion», International Chamber of Commerce, 25 janvier 2021.
- Antony Anghie, «The Evolution of International Law: Colonial and Postcolonial Realities»,Third World Quarterly, vol. 27, no 5, 2006, p. 739-753.
- «Vaccine Purchases», Launch and Scale Faster, 23 juillet 2021.
- Jenny Lei Ravelo, «With scarce funding for ACT-A, “everything moves slower”: WHO’s Bruce Aylward», Devex, 22 février 2021.
- Jenny Lei Ravelo, «Is COVAX part of the problem or the solution? », Devex, 11mars 2021.
- «“Held to ransom”: Pfizer demands governments gamble with state assets to secure vaccine deal», The Bureau of Investigative Journalism, 23 février 2021.
- Voir «Cuba’s homegrown Covid vaccine shows promise», Financial Times, 20 juin 2021 et Don Fitz, «Cuba: Du sida au COVID-19», Lava 13, 23 juin 2020.