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Jan Blommaert : l’universitaire derrière l’intellectuel public

Karim Zahidi

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—1 février 2021

Pour Jan, le savoir académique n’a jamais été purement académique : il a utilisé celui-ci pour soutenir la lutte émancipatrice. Son engagement a inspiré des milliers de militants. In memoriam.

Avec la disparition de Jan Blommaert, la Flandre progressiste a perdu un de ses poids lourds intellectuels. L’influence de Jan ne s’est pas limitée aux générations d’étudiants et de chercheurs qu’il a contribué à former par son enseignement et ses recherches ; il a également exercé une influence en dehors du monde universitaire. Sa bibliographie comporte un nombre impressionnant d’ouvrages sur des thèmes sociopolitiques destinés à un public plus large. À des moments cruciaux de la lutte sociale, Jan n’a pas hésité à quitter son bureau et son auditorium pour descendre dans la rue et épauler des initiatives susceptibles de renforcer la gauche en Flandre. La société civile critique a toujours pu faire appel à ses conseils et à son expertise.

Karim Zahidi est mathématicien et philosophe. Il est professeur et chercheur en philosophie des sciences, en psychologie philosophique et en logique au Centre de psychologie philosophique de l’Université d’Anvers. Avec Jan Blommaert, il est coauteur du livre De paradox van Hayek. Vrijheid als privilege (EPO, 2014). Il a été actif au sein du groupe Vooruit et de la Ronde Tafel van Socialisten (table ronde des socialistes).

Le langage du pouvoir

Les différents rôles assumés par Jan – universitaire engagé et reconnu, intellectuel public critique et militant – formaient un tout organique. Il s’est non seulement appuyé sur les réflexions qu’il a tirées de ses recherches en tant qu’universitaire pour remettre en question les phénomènes sociaux et engager un débat public à leur propos, mais il s’est aussi efforcé de rendre ces outils critiques accessibles à tous, afin qu’ils puissent à leur tour s’en servir dans leurs luttes. Des ouvrages comme Let op je woorden et U zegt wat wij denken sont des manuels pratiques pour permettre au lecteur de décrypter le langage utilisé dans le discours politique. Inversement, l’interaction avec le monde extérieur à l’université était également importante pour le travail universitaire de Jan.

L’universitaire Jan Blommaert s’est consacré à l’étude de la langue d’un point de vue pragmatique. En pragmatique linguistique, la langue est étudiée à partir du postulat qu’elle sert de moyen de communication et que la communication répond invariablement à un but. La langue, en tant qu’outil de communication, fait partie de notre interaction sociale et ne peut donc être pleinement comprise que lorsque nous comprenons également le contexte à l’intérieur duquel elle opère.

Des ouvrages comme Let op je woorden et U zegt wat wij denken sont des manuels pratiques pour permettre au lecteur de décrypter le langage utilisé dans le discours politique.

Le contexte dans lequel une expression linguistique donnée est employée est structuré à différents niveaux. La communication est toujours destinée à une personne ou à un public spécifique : nous communiquons différemment selon qu’il s’agit d’un membre de la famille ou d’un fonctionnaire ; nous nous adressons à nos amis différemment de nos collègues. Comme le montrent les exemples, ce n’est pas seulement la relation personnelle (ami, proche ou collègue) qui structure la communication. La position sociale vis-à-vis de la personne avec laquelle on communique a, elle aussi, toute son importance. Les normes s’appliquant à la communication avec les autorités (par exemple des fonctionnaires) sont différentes (et dans certains cas imposées par la loi) de celles de la communication non hiérarchisée.

La communication répond invariablement à un objectif. On communique soit pour demander ou donner des informations factuelles, soit pour inciter quelqu’un à faire quelque chose (publicité), voire dans certains cas pour dissimuler ou occulter un fait (publicité, propagande). La communication procédera différemment selon le cas de figure. Loin d’être purement linguistiques, ces différences sont aussi à rattacher au style et au contexte de la communication. Un imprimé publicitaire se distingue d’une lettre de l’administration fiscale non seulement par le fait que le langage publicitaire relève davantage du slogan et la lettre officielle du jargon administratif, mais aussi par la forme matérielle sous laquelle la communication est transmise (impression en quadrichromie avec des images, contre impression en noir et blanc sans illustrations). Ce qui est permis dans une forme de communication devient totalement inapproprié dans un autre contexte.

Bataille d’idées

Ce qui précède peut peut-être sembler banal, mais la sensibilité au contexte dans lequel la langue est déployée est cruciale pour déchiffrer non seulement le sens explicite mais aussi le sens implicite du discours. Dans son travail, Jan s’est intéressé de près aux divers aspects du langage et de la communication, qu’il étudiait dans une analyse du contexte social général où se déroule la communication. Cela donne à son travail un caractère explicitement critique et émancipateur sur le plan social.

L’utilisation de la langue et la communication sont structurées non seulement par les caractéristiques de l’interaction directe (évoquées plus haut), mais aussi par le contexte social général. Le cadre d’analyse de Jan est centré sur le constat que le contexte social est caractérisé par de grandes différences de pouvoir entre les groupes et les classes sociales et que ces différences de pouvoir s’expriment également dans la manière dont la communication est structurée. Jan a particulièrement souligné que le langage est également utilisé pour perpétuer les différences de pouvoir existantes.

Le langage utilisé pour évoquer les migrations s’est profondément modifié, et cela en raison de la montée de l’extrême droite.

Cet aspect du travail de Jan se reflète fortement dans son travail sur la « question de la migration », dans les années 1990. Avec Jef Verschueren, Jan a examiné la manière dont la migration était abordée dans les médias dominants et la politique. Les deux chercheurs ont constaté qu’un changement profond s’était opéré dans le langage utilisé pour parler de la migration et que ce changement était le résultat de la montée de l’extrême droite. Le migrant était soudain présenté comme un problème, non seulement par le Vlaams Blok, mais aussi par les défenseurs d’une société multiculturelle. Bien que le discours du Vlaams Blok ait été rejeté par le courant dominant, comme l’ont montré Jan Blommaert et Jef Verschueren, les hypothèses sous-jacentes sur lesquelles ce discours était échafaudé étaient, elles, partagées (notamment l’idée que les sociétés culturellement homogènes constituent la norme et que les sociétés qui ne sont pas homogènes posent problème ; que les attitudes politiques, morales et sociales d’autres cultures sont toujours incompatibles avec les vues occidentales ; ou encore que les problèmes sociétaux sont toujours le signe d’un conflit entre les cultures). Selon Jan Blommaert et Jef Verschueren, le fait que le débat sur les migrants était mené spécifiquement en ces termes s’explique par le pouvoir social limité de la communauté des migrants.

Les résultats des travaux des deux chercheurs montrent aussi comment Jan a utilisé ses connaissances académiques et théoriques pour intervenir publiquement dans le débat social. Jan Blommaert n’a jamais traité le savoir académique comme purement académique mais s’en est servi pour soutenir la lutte émancipatrice. Sa contribution n’a d’ailleurs pas toujours été appréciée à sa juste valeur. C’est ainsi que, n’ayant pas trouvé de maison d’édition disposée à le publier, le livre Het Belgische Migrantendebat a dû être publié en privé.

Le massage des médias de masse

L’exemple ci-dessus montre que la recherche linguistique de Jan constitue aussi immanquablement une forme de critique idéologique. Les mots et expressions qui ont été et sont utilisés dans le débat sur les migrants n’étaient pas des termes neutres pour décrire la réalité, mais portaient l’empreinte de l’idéologie de certains groupes de la société. Les recherches de Jan donnent ainsi une tournure linguistique à la thèse marxiste classique selon laquelle, dans une société, l’idéologie dominante est celle de la classe dominante. En effet, les termes et concepts couramment utilisés pour décrire la réalité sont ceux qui sont au service de l’idéologie dominante. L’utilisation de ces termes n’est donc jamais innocente. Les analyses de Jan ne se sont pas cantonnées au discours sur les migrations ; le discours du nationalisme ou du néolibéralisme a également été disséqué de manière critique et lié aux développements socio-économiques et aux relations de pouvoir qui y sont associées.

Comme les idéologies se répandent par le biais des médias de masse, il était évident pour Jan que la critique des médias devait jouer un rôle important. Il voyait dans la transformation des médias au cours des années 1990, où les frontières entre le divertissement et la diffusion de l’information sont devenues de plus en plus floues, un élément de l’installation d’un régime populiste parlant. Il s’agit d’un processus par lequel les médias ont adapté de plus en plus leur langage à ce qu’ils percevaient comme étant le langage dans lequel « le peuple » se reconnaissait. Des formats médiatiques adaptés à la diffusion de séquences d’info-divertissement accrocheuses et, surtout, courtes et percutantes sont venues progressivement supplanter les autres formats. L’idée que ce serait ce que voulait le « peuple » participait en soi, selon Jan, d’un parti pris idéologique d’une élite médiatique très instruite.

L’accent mis sur la notion de langue standard n’est pas, selon Jan Blommaert, motivé par un souci d’accès aux opportunités pour les nouveaux arrivants, mais sert de mécanisme d’exclusion.

Ce changement était bien loin d’être innocent. La prédominance de formats spécifiques réduit considérablement le champ du débat public. En effet, le message ou le messager qui ne colle pas au format est éclipsé du débat social. En d’autres termes, les formats médiatiques sont entièrement adaptés aux populistes politiques. Selon Jan, la montée du populisme politique ne pouvait donc pas être considérée indépendamment des changements dans les médias. En même temps, ces changements ont placé les mouvements de gauche face à un dilemme. Un programme de gauche est, selon Jan, toujours le résultat d’une analyse approfondie de la société. Et les idées de gauche ne peuvent trouver un écho que si les analyses sur lesquelles elles sont fondées circulent également. Mais comme il y a de moins en moins de place pour cela dans les médias de masse, la gauche doit choisir : soit on s’adapte aux formats médiatiques populistes et on renonce à une partie de sa propre mission formative et éducative, soit on laisse les médias de masse à la droite et on construit ses propres médias. Jan était extrêmement critique à l’égard des politiciens de gauche, comme Steve Stevaert, qui ont choisi la première option, précisément parce qu’à ses yeux, il s’agissait d’une négation des principes fondamentaux de la gauche. Lui-même blogueur passionné, il a apporté son soutien aux médias alternatifs (tels que De WereldMorgen et le site KifKif).1

Comprendre le monde, pour le transformer

Le parallèle entre le travail de Jan et certains points de vue marxistes n’est pas fortuit. L’approche de Jan en matière de langage et de communication était une approche matérialiste. Il a toujours interprété le discours et le langage comme l’expression d’une réalité matérielle. Il est donc important d’avoir une compréhension claire des processus qui contribuent à façonner notre réalité sociale. En partie grâce à son étude de l’africanistique, Jan était convaincu que ces processus ne pouvaient être compris que dans une perspective mondiale. Le colonialisme, le néocolonialisme et la mondialisation sont des phénomènes qui ont modelé notre réalité sociale et notre discours sur la société. Dans son travail, il a donc puisé dans diverses traditions critiques, proches du marxisme, pour mieux comprendre ces phénomènes.

Un autre fondement important du travail de Jan était l’ethnographie. Comme déjà mentionné plus haut, l’utilisation de la langue s’est considérablement diversifiée. Pour mieux comprendre le phénomène du langage, il était donc important de décrire et d’étudier les différentes expressions linguistiques, les méthodes de communication et les contextes quotidiens. Ses études ethnographiques ont également permis à Jan de tirer un certain nombre de conclusions sur le plan politique. De tels travaux montrent notamment que l’idéologie linguistique nationaliste en Flandre, selon laquelle l’acquisition de la langue standard néerlandaise est une condition nécessaire pour pouvoir fonctionner dans la société, est un mythe. Dans les quartiers très diversifiés, les nouveaux arrivants semblent trouver toutes sortes de moyens dans leur quotidien pour rendre possible la nécessaire communication. L’accent mis sur la notion de langue standard n’est pas, selon Jan Blommaert, motivé par un souci d’accès aux opportunités pour les nouveaux arrivants, mais sert plutôt de mécanisme d’exclusion. Sans nier l’importance d’une langue standard, Jan a critiqué la façon dont cette notion était utilisée pour perpétuer les déséquilibres de pouvoir.

Selon Jan, la montée du populisme politique ne pouvait donc pas être considérée indépendamment des changements dans les médias.

Comme on l’a déjà dit, les connaissances produites par Jan n’étaient pas uniquement destinées au monde universitaire. Pour lui, le savoir devait aussi jouer un rôle dans la lutte pour une société différente. Et, puisque cette lutte est menée par des personnes et des mouvements extérieurs au monde universitaire, la connaissance à des fins émancipatrices doit surgir de l’interaction entre le chercheur et les mouvements émancipateurs. À ses yeux, cette interaction a toujours consisté en une circulation à double sens. D’une part, la diffusion de connaissances par le biais d’ouvrages, de blogs et d’articles de vulgarisation destinés au grand public et, d’autre part, la participation active à divers mouvements de lutte. Cette participation s’est ensuite traduite dans les connaissances qu’il a produites.

Son engagement a contribué à ce que l’héritage laissé par Jan ne soit pas uniquement pertinent sur le plan académique. Son engagement a inspiré des milliers de militants. Plus importantes que les positions spécifiques qu’il a prises sont les méthodes critiques qu’il nous a appris à comprendre et à appliquer. Jan nous a quittés, mais l’héritage qu’il a laissé à la gauche est impérissable. Nous ne pouvons pas rendre de meilleur hommage à Jan que de continuer à nous inspirer de ses analyses critiques. Jan reste ainsi, aujourd’hui comme hier, notre compagnon de route dans la lutte pour un monde différent.

 

Footnotes

  1. Une sélection de textes de Jan en néerlandais sont disponibles sur https://jmeblommaert.wordpress.com/ et https://denieuwesocialist.wordpress.com/.