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Bernie Sanders et un socialisme de rupture

Bhaskar Sunkara

—30 septembre 2019

La percée de Bernie Sanders aux États-Unis ou de Jeremy Corbyn en Angleterre signifie bien plus qu’un renouveau de la social-démocratie. Elle nous permet d’entrevoir un horizon socialiste.

La campagne de Bernie Sanders a encouragé des millions de personnes à croire que les choses peuvent changer. Des actions de masse, comme les grèves des enseignants en 2018, ont également révélé le pouvoir des travailleurs. Ce qu’il faut aujourd’hui, ce sont des organisations: des partis ouvriers et des syndicats qui peuvent unir des résistances dispersées dans un mouvement socialiste1. En ce sens, la campagne de Bernie Sanders ne représente pas seulement un renouveau de la social-démocratie. Plus fondamentalement, elle offre une ouverture cruciale pour défier le capitalisme et créer une alternative socialiste démocratique.

Bien sûr, des personnalités comme Corbyn et Sanders avancent un ensemble de revendications qui sont essentiellement social-démocrates. Mais ce qu’ils représentent est très différent de la social-démocratie moderne. Si la social-démocratie s’est transformée dans l’après-guerre en un outil pour supprimer les conflits de classe en faveur d’accords tripartites entre le monde des affaires, les syndicats et l’État, ces deux dirigeants encouragent quant à eux un renouveau de la lutte des classes et des mouvements venant des classes sociales défavorisées. Pour Sanders, la voie de la réforme passe par la confrontation avec les élites. Plutôt que de parler d’une nation entière luttant pour restaurer l’économie américaine et la prospérité partagée, et plutôt que de chercher à négocier de meilleurs accords avec les chefs d’entreprise (si seulement ceux-ci pouvaient voir que le changement progressiste est dans leur intérêt!), le mouvement de Sanders consiste à créer une «révolution politique» pour obtenir «des millionnaires et des milliardaires» ce qui nous appartient de droit. Son programme conduit à une polarisation selon les lignes de classes; et c’est exactement ce qu’il proclame.

La vision de Sanders est si souvent confondue avec l’ensemble de l’aile progressiste du Parti démocrate que les observateurs parlent souvent de l’ «aile Sanders-Warren». Mais il y a une différence essentielle entre l’approche de lutte des classes de Sanders et l’approche plus classique d’Elizabeth Warren, qui cherche à construire une politique meilleure mais qui n’a rien d’alternatif. Il n’est pas surprenant de constater que Warren s’empresse d’assurer au milieu des affaires qu’elle croit que «des marchés forts et sains sont la clé d’une Amérique forte et saine» et qu’elle «est capitaliste2».

À quoi bon gagner une élection si on ne peut pas faire ce que l’on promet?

Alors étudiant, Sanders a été formé par la Young People’s Socialist League et par des organisations syndicales et de défense des droits civiques. Pour sa part, Corbyn est un membre de longue date de la gauche travailliste, un socialiste engagé dans le mouvement social, les luttes syndicales et la lutte contre le blairisme. Sanders et Corbyn ne représentent pas une politique sociale-démocrate servant d’alternative modérée aux revendications socialistes plus militantes. Ils ont introduit un langage de lutte des classes et de redistribution auprès de publics qui n’avaient jamais entendu ce type de revendications. Plutôt que la subordination des luttes existantes à l’objectif de faire élire un petit nombre de personnes, ce courant de la social-démocratie renforce aussi la force de la classe ouvrière dans des campagnes électorales. La différence entre ce courant politique et la social-démocratie de Tony Blair ou même d’Olof Palme est frappante.

Aux États-Unis, malgré la montée en puissance de Donald Trump, les idées de la gauche avancent sur des questions clés, dont l’immigration. Dans une enquête Pew de 1994, 63% des personnes interrogées pensaient que les immigrants étaient un fardeau, et seulement 31% ont déclaré qu’ils renforçaient le pays. Lorsqu’on leur a posé la même question en 2016, seulement 27% considéraient les immigrants comme un fardeau, et 63% pensaient que l’immigration était une bonne chose3. Certes, le Président veut construire son mur, mais 60% des Américains s’y opposent.

Même après trois ans d’attaques de la part de la droite et des démocrates liés au monde de l’entreprise, Bernie Sanders est l’un des politiciens les plus populaires aux États-Unis. Ses principales revendications (un programme d’emploi et une assurance-maladie universelle) bénéficient toutes deux d’un appui substantiel de la part des électeurs. Les sondages montrent que 52% veulent une garantie d’emploi à l’échelle nationale, avec un pourcentage encore plus élevé dans les États pauvres comme le Mississippi (72%). Medicare for All (l’assurance-maladie pour tous) pourrait être aussi populaire qu’un programme électoral: en avril 2018, l’appui à la mesure a dépassé les 50%4. Le défi consiste à regrouper ces «préférences politiques» individuelles dans une politique cohérente, et c’est précisément ce qui a marqué la percée de la campagne Sanders. Même si Sanders ne l’a pas emporté, une prochaine victoire présidentielle semble tout de même possible pour un candidat populiste de gauche qui partage son message franc et ses exigences axées sur la classe ouvrière.

Gagner une élection et gagner le pouvoir sont deux choses différentes

Il y a eu une sorte de «révision de grande ampleur» à gauche, entre les incantations de ceux qui voulaient «changer le monde sans prendre le pouvoir» des années 1990 et la mobilisation électorale actuelle un peu trop mise en avant. Il est vrai que les élections sont importantes. Dans de nombreux pays, voter et prêter attention aux campagnes sont les seuls actes politiques dans lesquels la plupart des gens s’engagent. Les courses électorales contribuent non seulement à faire avancer notre vision politique, y compris parmi ceux qui, autrement, ne nous écouteraient peut-être pas, mais elles impliquent également la construction d’organisations et de réseaux qui peuvent galvaniser l’énergie au-delà de la campagne électorale. Mais à quoi bon gagner une élection si on ne peut pas faire ce que l’on promet? Dans certains contextes, on pourrait justifier une simple «puissance occupante» — comme l’a fait le socialiste Léon Blum dans les années 1930 — pour écarter la droite pendant un ou deux cycles électoraux ou pour atténuer l’impact de l’austérité sur les travailleurs. Mais c’est aussi le meilleur moyen de désenchanter sa base et de perdre, à moyen et à long terme. Depuis les années 1980, avec l’impasse du gouvernement de François Mitterrand et le recul des États-providence nordiques, la social-démocratie n’a été que le visage plus humain du néolibéralisme. Et ce qui semble à première vue être une victoire peut bientôt se révéler être une défaite.

Les électeurs de la classe ouvrière sont souvent désabusés par le consensus politique de la classe dirigeante. Ils n’ont plus confiance dans le potentiel de la politique pour changer leur vie; ils ne votent plus et ils sont moins actifs dans les partis, les syndicats et les organisations civiques. Cette «crise de la politique» est principalement une crise de la gauche. Le centre droit européen n’a pas besoin d’une base consciente et active de partisans pour mener à bien son programme; il peut gérer le capitalisme dans l’intérêt des capitalistes avec l’aide d’une dizaine de technocrates européens. Aux États-Unis, la droite est très efficace pour s’emparer du pouvoir et l’exercer en tant que minorité, par le biais de ses institutions, de son système judiciaire et du redécoupage des circonscriptions électorales. Alors que la gauche a toujours dépendu d’une mobilisation de masse, non seulement pour remporter les élections, mais aussi pour opérer des changements.

Pour la social-démocratie, la lutte de classe par les urnes est extrêmement difficile, parce que les candidats sont confrontés à la fois à des incitations au compromis et à des pressions structurelles: administrer un État capitaliste exige de maintenir la confiance des entreprises et leurs profits. Le gouvernement de Mitterrand s’est retrouvé face à ce dilemme. La solution est de créer notre propre moyen de pression. Les manifestations de rue et les grèves peuvent discipliner les candidats malhonnêtes qui ne suivent pas leur programme de redistribution et forcer les entreprises à faire des concessions aux réformateurs une fois qu’ils sont élus. Pourtant, il reste encore un problème: nous avons besoin d’une base massive pour obtenir des réformes, mais nous luttons pour rallier cette base sans donner aux gens la preuve que la politique peut améliorer leur vie.

Ils sont prêts à tout pour nous en empêcher

Les débuts de Donald Trump au pouvoir ont été une bonne leçon de la théorie marxiste de l’État. Il a apporté avec lui un ensemble de politiques contradictoires: d’une part, une remise en question, issue des populistes de droite, de l’OTAN et du réseau d’accords de libre-échange dirigés par les États-Unis et, d’autre part, des engagements républicains plus traditionnels en faveur du monde des affaires. Les parties de ce programme qui sont passées, sans surprise, sont celles que le Capital a trouvées plus acceptables. Les réductions d’impôts appuyées par Paul Ryan ont été adoptées, mais les plans protectionnistes plus extrêmes de Trump se sont enlisés, et Steve Bannon s’en est allé, tout comme ses rêves d’un programme d’emploi massif axé sur la construction d’infrastructures financées par le déficit. Si ce sont là les pressions que Trump, un pro-capitaliste enragé, a subies, nous ne pouvons qu’imaginer les forces qui pourraient s’exercer sur un président Sanders en 2021. Il aurait entre autres à faire face à une offensive médiatique acharnée: chaque nouvelle politique ou proposition serait systématiquement dénigrée, avec l’aide enthousiaste des démocrates liés au monde de l’entreprise.

Les parties du programme de Trump qui sont passées, sans surprise, sont celles que le capital a trouvées plus acceptables.

Nous pouvons tirer des leçons des premières années de Jeremy Corbyn en tant que dirigeant syndical. À la fin de son premier mandat, Corbyn avait été confronté à des tentatives de diffamation de la part des conservateurs et des travaillistes de l’establishment, à un mouvement interne de son propre parti pour rayer nombre de ses partisans des listes électorales et à bien d’autres défis. Allégations d’antisémitisme et de sexisme ou critique de son opposition à un deuxième vote Brexit: l’opposition interne à Corbyn a pris une apparence progressiste pour saper son leadership. Plus important encore sera le rôle des grèves du Capital, avec des entreprises qui choisiront de ne pas investir jusqu’à ce que des «conditions plus favorables» prévalent, en faisant chanter les travailleurs de gauche par la même occasion5… Certaines de ces menaces seront moins graves que d’autres. Le parlementaire travailliste Tony Benn a mis en lumière les pressions ordinaires qui s’exercent sur le pouvoir: «faites ce que nous voulons, et nous vous donnerons une bonne image; essayez de poursuivre votre propre programme, et nous vous rendrons la vie impossible.»

Nos exigences immédiates sont tout à fait réalisables

Le dilemme de la social-démocratie est impossible à résoudre: même lorsqu’elle est nominalement anticapitaliste, elle dépend de la rentabilité continue des entreprises capitalistes privées. Depuis les commissions de nationalisation de l’entre-deux-guerres, les aspirations à une économie politique alternative n’ont pas été poursuivies. De même, les tentatives d’imaginer une socialisation plus progressive en partant d’un État-providence existant ont été abandonnées depuis la neutralisation du Plan Meidner en Suède à la fin des années 1970.

Mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas obtenir des réformes aujourd’hui. Prenons l’exemple des États-Unis, un pays qui est encore loin de se heurter aux limites de la social-démocratie. L’assurance-maladie pour tous, ou la démarchandisation d’un sixième de l’économie la plus importante du monde, ne semble pas hors de portée. Nous pouvons également garantir l’accès à des aliments de bonne qualité, à un logement sûr et sécurisé, à des services de garde d’enfant gratuits et à l’éducation publique pour tous les niveaux. Les autres revendications doivent s’articuler autour de la possibilité pour les gens de s’organiser librement en syndicats et de négocier collectivement, contribuant ainsi à reconstruire le centre politique nécessaire pour soutenir et approfondir les réformes.

Heureusement, les États-Unis n’ont pas à faire face à des organisations supranationales antidémocratiques comme la zone euro, et ils ont d’immenses ressources à leur disposition. En fin de compte, même si nous avons des ambitions qui vont au-delà du «socialisme dans un seul pays», si nous pouvons y arriver quelque part, c’est bien ici. Il ne sera pas facile de rallier le pouvoir législatif tout entier pour réaliser ces réformes. Mais il est possible d’atteindre certains objectifs socialistes au sein du capitalisme même si, comme nous l’avons vu dans l’histoire de la social-démocratie, toute avancée est vulnérable et rencontrera des obstacles à chaque étape.

Passer de la social-démocratie au socialisme

Tout social-démocrate, quelles que soient ses intentions, trouvera toujours plus facile d’aller vers la droite que vers la gauche. D’un côté, il y a les garanties de stabilité de la part d’intérêts puissants, de l’autre, les grèves de capitaux et une résistance obstinée. Aujourd’hui, plus encore qu’au 20siècle, les socialistes démocratiques sont confrontés non seulement au problème de la conquête du pouvoir, mais aussi à celui de la lutte contre la tentative du Capital de saper leur programme.

En d’autres termes, le compromis social-démocrate est fondamentalement instable, et nous devons donc trouver un moyen d’avancer au lieu de reculer face à cette instabilité. La social-démocratie est confrontée à des défis de toutes parts. Le Capital cherche à la contrôler dès le départ, mais si les réformes initiales sont couronnées de succès, les travailleurs ont plus de poids pour faire grève, et le pouvoir de négociation accru des travailleurs peut faire des incursions insoutenables dans la rentabilité des entreprises. L’État-providence des années 1960 et 1970 n’a pas apaisé les travailleurs; il les a rendus plus audacieux. Les «exigences transitoires» telles que la garantie d’un emploi pourraient faire de même à notre époque. Nous devons cependant nous convaincre que lorsque la crise arrivera, il ne s’agira pas de reculer, mais d’aller de l’avant.

Le dilemme de la social-démocratie est impossible à résoudre.

Nous sommes confrontés à un environnement très différent de celui des sociaux-démocrates de l’après-guerre. Le Capital s’est internationalisé, les taux de croissance ont ralenti dans le monde capitaliste avancé, et l’automatisation menace les principaux secteurs où domine encore la classe ouvrière. Tout cela signifie que nous n’avons probablement pas trente ans pour réformer, comme c’était le cas pour les sociaux-démocrates dans l’après-guerre.

Dans ce cycle plus court, nous devons imaginer que les limites de la réforme seront atteintes beaucoup plus tôt, mais que la voie vers un socialisme plus radical viendra de la crise de la social-démocratie initiée justement par notre succès. La social-démocratie de lutte des classes n’est donc pas un ennemi du socialisme démocratique: c’est la route qui mène à lui.

La question est de savoir comment s’assurer qu’un gouvernement de gauche peut rester assez longtemps pour remporter des victoires (et non pas abandonner immédiatement comme l’a fait Syriza en Grèce). En particulier, comment gagner les «réformes non réformistes» qui non seulement profitent aux travailleurs à court terme, mais qui peuvent leur donner les moyens de gagner les batailles que leur mise en œuvre provoquera?

Nous avons encore énormément de travail. Les socialistes démocrates doivent obtenir des majorités décisives dans les assemblées législatives tout en gagnant l’hégémonie dans les syndicats. Ensuite, nos organisations doivent être prêtes à exercer leur pouvoir social sous la forme de mobilisations de masse et de grèves politiques pour contrer le pouvoir structurel du Capital et faire en sorte que nos dirigeants choisissent la confrontation plutôt que les accommodements avec les élites. C’est la seule façon de pérenniser nos réformes, mais aussi de rompre complètement avec le capitalisme et de créer un monde qui valorise les gens plutôt que le profit. Et dans ce but, nous avons plus que jamais besoin de cadres socialistes. C’est pourquoi la formation d’une nouvelle génération de militants socialistes non sectaires est si importante. Nous avons besoin de socialistes démocrates qui soient des orateurs compétents, des écrivains efficaces et des penseurs aguerris, qui soient assez humbles pour apprendre mais assez audacieux pour inspirer confiance. Nos organisations dépendent d’un noyau discipliné composé de ces personnes pour reconstruire un pouvoir ouvrier qui puisse exercer une pression alternative à celle du Capital. Même si leurs efforts ne seront pas suffisants en eux-mêmes, sans eux, nous ne pouvons pas atteindre le socialisme.

La classe ouvrière a changé, mais pas autant qu’on le croit

Les socialistes ne seront pas efficaces s’ils existent uniquement sur les campus universitaires ou s’ils passent leur temps à s’attaquer les uns aux autres sur les réseaux sociaux. Depuis un siècle et demi, la classe ouvrière est au centre de la politique socialiste pour une bonne raison. Les marxistes n’ont pas idéalisé les ouvriers parce qu’ils étaient opprimés, arrachés à leurs terres et souffraient dans des usines bondées et des bidonvilles sordides. Ils ont prêté attention à la classe ouvrière parce que les travailleurs étaient plus puissants que tout autre groupe dominé: les capitalistes dépendent de leur travail pour faire du profit et, lorsqu’ils sont organisés, les travailleurs peuvent utiliser ce travail pour gagner des réforme6. Certaines choses ont changé depuis que Marx a publié le Capital il y a cent cinquante ans, ou même depuis que de puissants partis de gauche ont régné à Kingston en Jamaïque et à Stockholm en Suède dans les années 1960 et 1970.

Il fut un temps où l’on pouvait immédiatement identifier un quartier ouvrier dans un endroit comme Turin en Italie. Quelques industries étaient la principale source d’emploi dans la région. Les gens vivaient entassés les uns sur les autres, contraints par le capitalisme à la vie commune, sinon à la solidarité. Fidèles à cette condition commune, les travailleurs votaient surtout pour les partis de gauche. Le travail du révolutionnaire était de convaincre les travailleurs engagés dans une politique de réforme d’adopter une politique de rupture. Aujourd’hui, on peut trouver une poignée de gens de la classe ouvrière organisés et conscients de leur classe dans le monde capitaliste avancé, mais ceux-ci font l’exception et non la règle. La classe ouvrière du 21siècle est fragmentée.

Le bilan socialiste en matière d’oppression est inégal mais quand même meilleur que celui de toute autre tradition politique.

William Morris écrivait en 1885 que si les ouvriers sont une classe, les socialistes doivent les convaincre «qu’ils doivent devenir la Société». Mais aujourd’hui, nous devons d’abord les convaincre qu’ils forment une classe. Bien que la classe ouvrière ait changé, ces changements sont surestimés par ceux qui proclament que nous sommes dans l’ère du «précariat». Le fait que les travailleurs soient les victimes d’ emplois précaires et mal rémunérés n’a rien de nouveau. Après tout, Karl Kautsky s’est confronté à la question de l’hétérogénéité de la classe ouvrière dans les années 1880, «l’âge d’or» du prolétariat industriel, tout comme Engels quand il étudiait Manchester dans les années 1840. Tout semblant de sécurité qui existait dans le passé n’était pas dû à la nature inhérente du capitalisme «prénéolibéral», mais au résultat d’une lutte de classe et d’une organisation réussie.

Les travailleurs dans l’industrie automobile, par exemple, n’étaient pas des syndicalistes intrinsèquement militants. Jusqu’aux années 1930, Renault, Ford et d’autres grands constructeurs étaient tout aussi hostiles aux syndicats que Walmart aujourd’hui8… Examinons la dynamique de la grève des enseignants en 2018 en Virginie-Occidentale: Bernie Sanders avait mené une vaste campagne dans l’État, et ses partisans avaient mis en place une infrastructure suffisante pour gagner tous les comtés aux élections primaires démocrates de 2016. De jeunes recrues désireuses de poursuivre la «révolution politique» après la défaite de Sanders face à Hillary Clinton ont alors afflué vers les Socialistes démocrates d’Amérique (DSA). Ces progressistes isolés très motivés ont renforcé un réseau organisé de socialistes aux vues similaires, capables d’aider à déclencher et à diriger une grève historique de neuf jours. Les enseignants parmi eux ont pu nouer des liens et s’organiser avec des collègues de tous les horizons politiques dans le but d’améliorer les conditions de travail et, en fin de compte, de transformer la politique de l’État9.Des actions similaires menées par des enseignants sous-payés en Arizona, au Kentucky et en Oklahoma ont mobilisé des dizaines de milliers de personnes. Comme en Virginie-Occidentale, il s’agissait d’États relativement conservateurs avec des bureaucraties syndicales faibles. La vague de grève a surpris les médias et les politiciens. Seuls ceux qui ont compris qu’une «minorité militante» peut favoriser la mobilisation de masse et qu’une fois en mouvement, ces travailleurs peuvent voir leur conscience et leur sens des possibilités politiques transformés, ont pu prévoir l’ampleur et la ferveur des grèves.

Les marxistes n’ont pas idéalisé les ouvriers parce qu’ils étaient opprimés mais parce qu’ils sont plus puissants que tout autre groupe dominé.

Ces grèves ont attiré l’attention de tout le pays et la sympathie du public. Après que les enseignants de l’Arizona ont rejoint la vague de grève en avril 2018, un sondage national mené par l’Associated Press a montré qu’une grande majorité était du côté des enseignants: 78% des interrogés trouvaient les salaires des enseignants trop bas (seulement 6% les trouvaient trop élevés). Ce sentiment transcende les clivages partisans: des majorités importantes d’électeurs démocrates (90%), indépendants (78%) et républicains (66%) estimaient que les enseignants devraient gagner plus. Et 52% des Américains soutenaient le droit de grève des enseignants pour une meilleure rémunération, malgré les lois antisyndicales qui rendent de telles actions illégales dans de nombreux États10.

En faisant grève, les enseignants ont non seulement démontré leur force en tant qu’acteurs politiques, mais ils ont aussi développé une conscience politique et une infrastructure de base. C’est un avant-goût de ce qui doit se produire, mais à une échelle beaucoup plus grande, dans les années à venir. D’autres efforts d’organisation de la part de véritables socialistes engagés seront essentiels pour construire la voie du socialisme. Mais les jeunes socialistes ne doivent pas se considérer uniquement comme des organisateurs extérieurs: nous devons aussi nous encourager les uns les autres à accepter des emplois de base dans une série de secteurs en expansion. Il fut un temps où les socialistes évitaient consciemment les emplois de la classe moyenne pour «s’industrialiser» dans des secteurs stratégiques, et à raison. Notre dernière tentative d’envergure aux États-Unis — l’effort d’organisation de l’industrie lourde dans les années 1970 — a exigé d’immenses sacrifices de la part de ceux qui y ont participé et ont souffert d’un mauvais timing, car ces secteurs entraient alors dans une période de restructuration néolibérale brutale. Mais cela ne veut pas dire que nous devons abandonner la stratégie consistant à nous joindre à la lutte dans l’atelier.

Ces conseils ne sont pas seulement bons pour l’organisation, mais aussi en termes de carrière! Dans l’économie d’aujourd’hui, les jeunes socialistes, malgré leur niveau d’éducation relativement élevé, ne peuvent pas obtenir le genre d’emplois qu’avaient leurs homologues des années 1970. Ils pourraient en fait avoir de meilleures perspectives économiques s’ils s’engageaient dans des secteurs stratégiques tels que les soins infirmiers et l’éducation plutôt que de travailler à temps partiel ou de façon temporaire dans le monde professionnel qui correspond à leurs études.

Notre politique doit être universaliste

Le racisme existe depuis des siècles, l’oppression sexuelle depuis encore plus longtemps. Tous deux étaient présents dès les débuts de la classe ouvrière moderne, et nous ne devons pas compter sur la disparition du sectarisme interpersonnel simplement grâce à la révolution socialiste, encore moins grâce aux réformes socialistes.

Le bilan socialiste en matière d’oppression est inégal mais quand même meilleur que celui de toute autre tradition politique. Historiquement, la plupart des marxistes ont été des gens de couleur: il suffit de se rappeler la prolifération des mouvements marxistes de libération nationale au 20siècle pour s’en rendre compte. Les socialistes sont également depuis longtemps à l’avant-garde de la lutte contre l’oppression des femmes et pour la libération sexuelle. Ils ont été animés par l’idée que toute lutte pour la justice doit porter sur des questions fondamentales concernant la répartition du pouvoir et des ressources. Cependant, depuis la défaite plus générale des mouvements de classe dans les années 1970 et 1980, des luttes identitaires plus ciblées ont comblé ce vide. Ces mouvements ont obtenu des gains significatifs dans le domaine de la culture et de la représentation, améliorant des millions de vies. (Je suis heureux d’avoir grandi dans les années 1990 en Amérique, pas dans les années 1950.) Mais beaucoup de ces progrès ont surtout réussi à diversifier nos élites, et non à améliorer la vie des plus opprimés. Un monde où la moitié des PDG des entreprises classées dans Fortune 500 seraient des femmes, et pas seulement blanches, serait déjà un progrès. Mais cela ne veut pas dire grand-chose s’il y a toujours autant d’enfants pauvres qui subissent la même oppression qu’aujourd’hui. Sans le fondement d’une politique de classe, la politique identitaire est devenue un programme de néolibéralisme inclusif dans lequel les scrupules individuels peuvent être abordés, mais pas les inégalités structurelles.

Bien sûr, il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant même de rendre les chances égales dans le système néolibéral actuel. Les socialistes ne doivent pas rejeter les expériences des gens, mais si nous voulons nous attaquer à l’oppression à sa racine, nous devons nous poser des questions sur la redistribution du pouvoir et de la richesse, c’est-à-dire des questions ancrées dans la classe. Comme Martin Luther King Jr. l’a dit en 1967: «Nous ne luttons pas seulement pour avoir accès aux restaurants. Nous luttons pour être en mesure d’acheter un hamburger ou un steak une fois dans le restaurant11

Les socialistes doivent également s’opposer à l’idée que le racisme et le sexisme sont innés et que la conscience des gens ne changera pas par la lutte. Le racisme a assumé un rôle presque métaphysique dans la politique libérale: pour celle-ci, il a été en quelque sorte la cause, l’explication et la conséquence de la plupart des phénomènes sociaux. La réalité, c’est que les gens peuvent surmonter leurs préjugés dans le processus de lutte de masse pour des intérêts communs. Mais pour cela, il faut d’abord faire participer les gens à ces luttes communes. Les socialistes ne rejettent pas les luttes contre l’oppression, mais essaient plutôt de les intégrer dans un mouvement ouvrier plus large. Nous devons nous efforcer d’éliminer le sectarisme, le chauvinisme et toute forme de préjugé au sein de nos organisations.

Cela signifie qu’il faut prendre l’égalité au sérieux, non pas comme un objectif pour un avenir lointain, mais comme une pratique actuelle. Il s’agit aussi d’éviter le type de politique identitaire qui, poussé à l’extrême, nous mènerait sur la voie d’une politique hyper-individualisée, opposée à toute idée de solidarité et nous menant tout droit à la démoralisation, à la paranoïa et à la défaite. Le postulat socialiste est clair: au fond, les gens veulent la dignité, le respect et l’espoir de bénéficier d’une égalité des chances afin d’avoir une bonne vie. Une politique de classe démocratique est le meilleur moyen d’unir les gens contre notre adversaire commun et de gagner le type de changement qui aidera les plus marginalisés, tout en les engageant dans une campagne beaucoup plus longue contre l’oppression fondée sur la race, le sexe, la sexualité, et bien d’autres.

L’Histoire est importante

C’est du moins ce que j’ai essayé de montrer. Bien que l’enthousiasme autour du socialisme semble aujourd’hui nouveau et original pour beaucoup de gens en dehors du mouvement (et beaucoup en son sein aussi), nous avons peu d’espoir d’atteindre nos objectifs si nous n’apprenons pas de ceux qui ont défilé, qui se sont organisés et qui ont rêvé avant nous.

Les leçons et les analyses que les socialistes proposent, en plus du cadre marxiste, sont essentielles pour tracer la voie à suivre afin de sortir de l’extrême inégalité actuelle et entrer dans une société juste. Il est également essentiel que nous ayons une tradition à laquelle les gens puissent se référer. En cette ère d’atomisation et d’aliénation, cette tradition peut nous donner une idée de notre place dans l’histoire et un sens à notre travail.

Cela ne veut pas dire que, pour gagner des réformes, un mouvement de classe populaire pour des politiques de redistribution doit être explicitement socialiste, mais les socialistes sont nécessaires dans un tel mouvement pour offrir une perspective et faire avancer les choses. Naturellement, il y a aussi des leçons à tirer du temps où les mouvements communistes étaient au pouvoir: les difficultés de la planification centrale, l’importance des droits et libertés civiques, ce qui se passe quand le socialisme passe d’un mouvement démocratique apporté par le peuple à un collectivisme autoritaire. Mais le pluralisme et la démocratie sont ancrés non seulement dans les sociétés du monde capitaliste avancé, mais aussi dans le mouvement socialiste lui-même. Ce qui semble le plus pertinent, ce sont les leçons tirées de la social-démocratie, à savoir que le pouvoir antidémocratique du Capital fera tout pour écraser les réformes pro-travailleurs soutenues démocratiquement.

Mais qu’en est-il de l’objectif final du socialisme: étendre radicalement la démocratie à nos communautés et à nos lieux de travail, mettre fin à l’exploitation des humains par d’autres humains? Fondamentalement, la stratégie politique de la gauche doit aborder ces questions plus radicales, une par une, tout en luttant pour rester mobilisée. Et tandis que nous défendons les victoires récemment remportées, nous devons nous battre pour éviter la bureaucratisation paralysante qui a poussé les grands mouvements sociaux-démocrates du début du 20siècle à s’accommoder du système, une tendance véritablement autodestructrice. Ce ne sera pas facile, mais c’est le monde entier que nous devons changer.

Footnotes

  1. Sam Gindin, «Building a Mass Socialist Party», Jacobin, 20 décembre 2016. Voir jacobinmag.com/2016/12/socialist-party-bernie-sanders-labor-capitalism.
  2. Albert Hunt, «Warren Isn’t Sanders, and Vice Versa», Bloomberg, 29 avril 2018. Voir bloomberg.com/view/articles/20180429/elizabeth-warren-and-bernie-sanders-arentthe-same.
  3. «Americans’ Views of Immigration Marked by Widening Partisan, Generational Divides», Pew Research, 15 avril 2016.
  4. Washington Post, «A Slim Majority of Americans Support a National Government-Run Health Care Program», 12 avril 2018. Voir washingtonpost.com/page/2010-2019/WashingtonPost/2018/04/12/National-Politics/Polling/release_517.xml?tid=a_mcntx.
  5. Ceci est parfaitement rationnel dans des conditions de rentabilité réduite ou d’incertitude élevée.
  6. Vivek Chibber, «Why Do Socialists Talk So Much About Workers?», The ABCs of Socialism, édité par Bhaskar Sunkara, Londres, Verso, 2016.
  7. Kim Moody, «The State of American Labor», Jacobin, 20 juin 2016. Voir jacobinmag.com/2016/06/precariat-laborusworkers-uber-walmart-gig-economy.[/note]. Bien que le pourcentage de travailleurs employés dans l’industrie manufacturière ait diminué au cours des dernières décennies, les lignes de tendance remontent à la fin du XIXsiècle. Les travailleurs qui restent encore dans ces secteurs (qui, en chiffres bruts, sont en fait plus nombreux que jamais) peuvent encore exercer un pouvoir économique significatif. Cependant, pour construire une coalition majoritaire, les socialistes doivent élargir leur pensée.

    Aujourd’hui, notre conception de la classe ouvrière va au-delà de l’entreprise. Mais le lieu de travail traditionnel doit rester au cœur de notre vision. Cela signifie qu’il faut accorder une attention particulière aux travailleurs des secteurs en croissance, tels que l’éducation et les soins de santé, ainsi qu’à ceux qui travaillent dans l’approvisionnement et la logistique. Cela signifie aussi établir des liens entre les chômeurs et les employés et poursuivre une pratique générale de syndicalisme pour la justice sociale — une organisation syndicale qui va au-delà des exigences typiques du lieu de travail — capable de rallier un soutien populaire plus large aux grèves et aux initiatives politiques de la gauche.

    De combien de personnes parlons-nous au total? Dans la plupart des sociétés développées, environ 60% de la population doivent encore compter sur un salaire pour survivre et possèdent peu ou pas de richesse nette. Ces travailleurs sont plus différents et divisés que jamais, mais ils ont quand même le potentiel d’ébranler le système et d’obtenir des gains réels. Nous ne pouvons tout simplement pas avoir une politique d’émancipation au sein du capitalisme qui ne tourne pas autour de la classe dont le travail fait fonctionner le système. Les socialistes doivent émaner de cette classe, essayer de créer une culture politique autour de celle-ci, et s’organiser en son sein, au lieu de lui trouver des substituts.

    Les socialistes doivent s’enraciner dans les luttes

    En 2018, les États-Unis ont connu une vague de grèves dans le secteur public, le plus important soulèvement de travailleurs dans le pays depuis les années 1970. Il ne s’agissait pas de crises spontanées: elles ont été provoquées à la fois par des conditions intolérables et par les efforts de petits groupes d’organisateurs7Voir les écrits d’Eric Blanc dans Jacobin, notamment: «The Lessons of West Virginia», mars 2018; «Red Oklahoma», 13 avril 2018; «Arizona Versus the Privatizers», 30 avril 2018; «Betting on the Working Class», 29 mai 2018.

  8. Eric Blanc et Jane McAlevy, «A Strategy to Win», Jacobin, 18 avril 2018. Voir jacobinmag.com/2018/04/teachers-grrikes-rank-and-file-union-socialists.
  9. Carole Feldman et Emily Swanson, «More than Half of Americans Support Pay Raises for Teachers, Poll Finds», PBS News Hour, 23 avril 2018. Voir pbs.org/newshour/nation/more-than-halfofamericans-support-pay-raises-for-teachers-poll-finds.
  10. Michael Honey, Going Down Jericho Road, New York, Norton, 2007, p. 444-445.