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Les avatars de la nouvelle économie

Martin Willems

—17 décembre 2018

Les revendications et la combativité des coursiers de Deliveroo rejoignent celles du mouvement historique des travailleurs : refus de l’exploitation, même sous un masque de nouveauté et de coolitude.

De l’automne au printemps 2018, la Belgique a beaucoup entendu parler de la lutte des coursiers à vélo travaillant pour la plateforme Deliveroo, un service en ligne de commande et de livraison de plats préparés. Ces coursiers protestaient contre le changement drastique de statut et de conditions de travail que leur imposait l’entreprise.

Ces évènements s’inscrivent dans une lutte de longue haleine et européenne mais qui s’est faite jusqu’ici en ordre dispersé : régulièrement, on entend parler d’une action des coursiers ou d’une décision de justice ici ou là en Europe mais les décisions sont parfois contradictoires et les luttes ont du mal à se fédérer.

Deliveroo poursuit un objectif à long terme qu’il entend imposer par le fait accompli : subvertir complètement le droit du travail. Face à lui, des gouvernements complices et qui sont dans la crainte de froisser le veau d’or de l’économie de l’internet, des syndicats tâtonnants parce qu’ils ne peuvent pas appliquer les méthodes traditionnelles de lutte, des jeunes travailleurs vite dégoûtés et qui préfèrent légitimement passer à autre chose plutôt que de s’enferrer dans une lutte à long terme. En gros, un modèle social qui, déjà malmené, se fait ici lentement mais sûrement violer.

Loin de l’image d’Épinal

Deliveroo a été créé à Londres en 2013. Il est présent maintenant dans douze pays dont la Belgique où il s’est installé fin 2015, à Bruxelles et dans onze autres villes. Tout tourne autour d’un site web (www.deliveroo.be) qui permet de commander un plat dans une liste de restaurants partenaires. Lorsque le client commande, il paie directement à Deliveroo. Le restaurant reçoit, envoyée par la plateforme, une notification de commande qu’il doit confirmer. Ceci fait, par l’application smartphone de Deliveroo, un coursier se voit proposer de prendre en charge la commande. À ce stade, il connaît uniquement l’adresse du restaurant. S’il accepte, il va chercher la commande au restaurant puis reçoit l’adresse du client à livrer. Deliveroo paie la commande au restaurant (prix du plat moins une marge négociée entre Deliveroo et le restaurateur, de l’ordre de 25 à 30 %).

Tout cela est géré par un algorithme dont les détails sont inconnus. C’est d’ailleurs pourquoi les coursiers ont souvent soulevé des questions sur les paramètres qu’utilise l’algorithme pour leur attribuer les commandes. De plus, si le coursier a un problème dans le déroulement de la commande (restaurant défaillant, problème technique, client introuvable, accident, etc.), il appelle un service… qui a été délocalisé à Madagascar à l’été 2017 : ceci a provoqué une première mobilisation, les coursiers pouvant difficilement comprendre que leur seul contact humain avec Deliveroo, leur seule bouée en cas de problème, soit situé sur un autre continent.

Pour toute une génération, l’idée que le travailleur puisse avoir des droits deviendra incongrue.

Loin de l’image d’Épinal véhiculée par Deliveroo, selon laquelle le coursier travaillerait « quand il le veut », décidant de manière impromptue de faire quelques courses entre deux autres activités, les coursiers doivent réserver leurs créneaux horaires de travail bien à l’avance. Ils peuvent le faire au dernier moment, mais avec peu de chances de l’obtenir car certains créneaux sont très convoités. En outre, un système d’évaluation donne un accès privilégié à certains coursiers pour la réservation des créneaux. Beaucoup de coursiers sont étudiants ou exercent cette activité en complément d’une autre, plus stable, mais ce n’est pas le cas de tous. Certains tentent d’en vivre et d’autres, victimes de discriminations à l’embauche et lassés d’être au chômage, y voient le seul emploi accessible.

D’un travail sous contrat à la rémunération à la course

Jusqu’en février 2018, la plupart des coursiers prestaient pour Deliveroo avec un contrat SMart qui jouait le rôle d’intermédiaire, ce qui transformait de ce fait un prestataire indépendant en un salarié ponctuel : SMart facturait à Deliveroo et payait le salaire du prestataire, après avoir retenu sa marge, les cotisations sociales et le précompte professionnel. Avantages pour le patron : c’est comme s’il avait affaire à un indépendant, aucune responsabilité d’employeur, aucune formalité administrative sinon payer la facture. Avantages pour le prestataire : il est dans les liens d’un contrat de travail, le droit social s’applique, il est assuré, il cotise et bâtit des droits à la sécurité sociale.

Cependant, le système SMart n’est pas de l’intérim au sens de la loi et pose certains problèmes : relation de travail triangulaire, mise à disposition, contrats CDD successifs, etc. Même si le prestataire bénéficie d’un contrat de travail, son statut reste fondamentalement précaire. SMart ne lui fournit aucun travail (il doit le trouver lui-même), les contrats sont de durée limitée à chaque mission et il n’y a aucune garantie de continuité, et donc aucune sécurité de l’emploi. Si le coursier ne trouve plus de créneaux horaires libres ou si Deliveroo ne veut plus travailler avec lui, il est dans la situation d’un employé licencié, mais sans préavis ni indemnité.

Ce système donne néanmoins quelques avantages aux coursiers. Comme ils sont dans le cadre d’un contrat, le droit du travail s’applique, et donc :

  • Ils sont couverts par l’assurance légale en cas d’accident du travail (même si les niveaux d’indemnisation sont réduits en proportion de leur régime de travail, souvent faible), leur responsabilité civile est limitée en cas de dommage.
  • Ils sont payés à l’heure et au moins au salaire horaire minimum applicable dans le secteur. Ce point est fondamental : il implique la garantie d’une rémunération quand on se rend disponible, même si le nombre de commandes est faible.
  • Toute prestation doit durer au minimum trois heures, ce qui donne l’assurance que lorsqu’on commence à travailler, c’est pour un gain minimum.
  • Ce type de contrat ouvre des droits à la sécurité sociale, ce qui permet notamment aux coursiers de percevoir des allocations de chômage après une certaine période de travail. Ceci est loin d’être anodin car beaucoup d’entre eux travaillent là en attendant de trouver autre chose. Il est donc essentiel de pouvoir s’inscrire comme demandeur d’emploi, d’avoir accès aux formations, etc.

Mais, fin octobre 2017, après dix-huit mois de contrat avec SMart, Deliveroo a dénoncé ce type de contrat et a annoncé ne plus vouloir travailler, à partir de février 2018, qu’avec des coursiers sous statut d’indépendant, payés non plus à l’heure mais à la course, donc sans contrat de travail.

Un conflit social hors catégorie

Cette annonce a provoqué une forte mobilisation des coursiers. Ils ont en effet bien compris les enjeux du paiement à la course : s’il y a peu de commandes dans le créneau horaire où ils sont inscrits, leur rémunération est revue à la baisse et ils n’ont plus de rémunération garantie. Une diminution des commandes devient donc leur problème et non plus celui de Deliveroo. Et celui-ci, qui n’a plus aucune raison de limiter le nombre de coursiers, peut répartir les commandes sur une plus grande quantité de personnes, puisque cela ne change rien à son coût. Autre changement majeur : puisqu’il est inclus dans le prix forfaitaire de la course, aucun temps d’attente n’est plus payé, que ce soit au restaurant (pour la préparation de la commande), ou chez le client, ou à cause des aléas de la course (conditions météo, client difficile à trouver). Tout cela devient le problème du coursier et non plus de Deliveroo.

Pour un syndicaliste, essayer d’organiser les coursiers de Deliveroo, c’est comme skier hors-piste.

L’enjeu est de taille et, grâce aux réseaux sociaux et après avoir réussi à organiser des assemblées, des coursiers se sont fédérés en nombre suffisant pour pouvoir faire pression. Fin décembre 2017 et surtout en janvier 2018, ils se sont rassemblés à de très nombreuses reprises, ont décidé de faire grève en refusant la livraison des commandes et ont fait la tournée des restaurants partenaires pour leur demander de soutenir leur action et de se déconnecter de Deliveroo. Nous avons pu vérifier l’efficacité de cette action : Deliveroo a été à plusieurs reprises dans l’impossibilité de livrer ses clients.

Cette lutte s’est déroulée dans plusieurs pays européens. En effet, Deliveroo impose les mêmes évolutions en France, en Angleterre, en Espagne, en Italie, etc., avançant toutefois à des moments différents dans chaque pays afin de diviser la réaction. Cependant, les contacts entre les coursiers des divers pays se sont multipliés : une rencontre européenne est prévue et des actions transnationales seront bientôt une réalité.

Toutes ces pressions ont permis une première victoire. Deliveroo a accepté de discuter avec une délégation de coursiers et avec les organisations syndicales. Celles-ci ont proposé différentes solutions pour préserver une certaine flexibilité dans l’organisation tout en utilisant les formes légales de travail temporaire (CDD, intérim). Malgré tout, Deliveroo a maintenu son ultimatum : depuis le 1er février 2018, il utilise uniquement des coursiers indépendants, donc avec paiement à la course et non à l’heure, ce qui exclut toute relation de travail salarié.

Cependant, fin janvier 2018, ayant constaté que de nombreux candidats coursiers étaient découragés par le statut d’indépendant, qui demande un suivi administratif et comptable et donc un travail supplémentaire incompatible avec la notion de travail d’appoint et avec l’instabilité de ce métier, Deliveroo leur a proposé de travailler en mode « P2P » (peer to peer) en utilisant la loi dite « loi De Croo » : dans une économie dite « collaborative », cette loi permet de gagner jusqu’à 5.100€ par an, en payant un précompte libératoire de 10 % et sans cotisation de sécurité sociale. Récemment, ce système a même été étendu au travail associatif et aux services occasionnels entre citoyens, et, désormais, ce sont 6.000€ par an qui sont défiscalisés et libres de cotisations sociales. Ce système est une sorte d’ovni, c’est en quelque sorte du travail qui n’est pas considéré comme du travail : le droit du travail ne s’applique pas, le travailleur n’a aucun statut ni aucun droit aux prestations sociales.

L’impossibilité d’utiliser les outils syndicaux traditionnels

Dans le respect de l’autonomie des coursiers, car elles considèrent que l’organisation des travailleurs doit venir des travailleurs eux-mêmes, deux centrales de la CSC (CNE et CSC Transcom) mènent depuis vingt mois un travail de longe haleine pour les soutenir.

Cette implication est fondamentale pour l’organisation syndicale. En effet, Deliveroo compte actuellement plus de deux mille coursiers. Or, un coursier opère en moyenne pendant seulement deux mois. Sur un an, ce sont donc plus de dix mille travailleurs qui sont concernés.

L’enjeu est aussi idéologique. Les coursiers sont en effet souvent très jeunes. Or, ce que l’on vit dans ses premières expériences devient la norme : bientôt, pour toute une génération, l’idée que le travailleur ait des droits et l’employeur des responsabilités à son égard risque de devenir incongrue. Derrière Deliveroo et les autres avatars de la nouvelle économie, de l’économie « collaborative » ou de la gig economy, il y a une tentative de subversion radicale du droit du travail et de la sécurité sociale. Les gouvernements laissent faire ou sont complices de ce qui est pour eux un cheval de Troie pour que tout ceci devienne la norme demain et partout ailleurs. Combattre cette situation, c’est donc défendre les conditions de travail futures de tous les travailleurs.

Cependant, pour un syndicaliste, essayer d’organiser les coursiers de Deliveroo, c’est comme skier hors-piste car aucun des outils traditionnels de lutte ne peut être mobilisé.

  • Le fait que Deliveroo ne reconnaisse pas les coursiers comme ses propres employés empêche d’organiser le dialogue social prévu par la loi. Lorsque les coursiers prestaient pour SMart, il existait encore un employeur juridique, même s’il n’était pas le véritable employeur, celui qui détermine les conditions de travail. Depuis que les coursiers sont soit sous statut d’indépendant, soit en mode loi De Croo, il n’existe plus d’employeur au sens légal, et donc plus d’organes réglementaires de concertation : élections sociales, délégation syndicale, etc.
  • En Belgique, les travailleurs sont éparpillés dans douze villes et vingt zones de travail, se succèdent sur sept jours et six heures de service, sont constamment en déplacement dans les rues et ne travaillent souvent que quelques heures par semaine. Il n’y a donc ni lieu, ni moment où l’on peut rencontrer facilement de grands groupes de travailleurs, distribuer des tracts, entamer la conversation, comme par exemple à une sortie d’usine. Il n’y a pas non plus de liste disponible des coursiers qui pourrait permettre d’envoyer à tous un message. Les réseaux sociaux sont utiles mais il faut que le livreur fasse, au moins une première fois, la démarche de venir chercher l’information. Rassembler les coursiers implique donc de se mettre à plusieurs et de sillonner les rues plusieurs soirs d’affilée pour distribuer des tracts à ceux que l’on croise.
  • Les conditions de travail sont telles (pénibilité, dangerosité, faible salaire, etc.) qu’en moyenne un coursier est actif pendant seulement deux mois. Cet énorme renouvellement signifie que tout travail pour approcher, convaincre et mobiliser doit être constamment recommencé.
  • Il n’existe évidemment pas de tradition syndicale, d’autant plus que les coursiers sont jeunes, dispersés et parlent peu entre eux. L’intervention d’un syndicat peut même susciter de la méfiance : certains pensent que son objectif est de saborder cette activité, et donc leur travail, parce qu’elle ne correspondrait pas à son modèle idéal. Cette méfiance et ce préjugé sont évidemment renforcés par la communication que Deliveroo fait à ses coursiers.

Le prophète Deliveroo

L’entreprise Deliveroo n’est pas cotée en Bourse mais elle a procédé à plusieurs levées de fonds auprès d’investisseurs et sa valorisation atteint deux milliards de dollars. Qu’est-ce qui peut justifier un tel engouement puisque Deliveroo n’a en fait rien inventé, ni l’internet, ni la livraison de plats à domicile, ni l’annuaire électronique de restaurants ?

Il s’agit d’un modèle caricatural d’économie parasite, d’un intermédiaire qui s’insère dans une relation économique sans presque rien y apporter. En effet, la valeur ajoutée par Deliveroo dans la commande est faible : elle consiste en la centralisation de la commande, le paiement puis, et essentiellement, la livraison de plats, soit justement le travail des coursiers, qu’elle ne reconnaît pourtant pas comme ses employés. Et pourtant, Deliveroo ponctionne une marge énorme puisque le tarif de base est de 30 % de la valeur des plats sur la carte. Et il la ponctionne sur les véritables créateurs de valeur ajoutée : le restaurateur et le livreur.

L’atout principal de Deliveroo est son nom et son image. Les utilisateurs tapent « Deliveroo » sur leur ordinateur plutôt que le nom d’un concurrent ou directement le nom du restaurant. Mais la concurrence dans le secteur est féroce et l’entreprise, qui a supplanté TakeEatEasy dans notre pays, est rattrapée par UberEats et plus marginalement par TakeAway, sans compter les coopératives qui se créent en misant sur un service personnalisé et local.

Mais ce qui intéresse plus particulièrement les investisseurs, c’est l’idéologie de Deliveroo, sa volonté de faire de la propagande par les faits, son rôle de pionnier faisant exploser les législations sociales, jugées trop contraignantes par les grands capitalistes, son modèle d’économie « à la demande », avec très peu de frais fixes et quasiment pas de travailleurs.

Quelles sont les caractéristiques de cette idéologie ?

  • Refuser d’endosser le rôle et les responsabilités d’un employeur. Deliveroo n’a jamais voulu reconnaître les coursiers comme étant ses propres employés : ils sont ou ont été salariés de SMart, prestataires indépendants ou acteurs de l’économie « collaborative », mais jamais ses employés. Ce refus culmine avec le mode de paiement à la course : Deliveroo ne paie plus le temps de travail mais l’acheminement d’une commande. C’est un élément fondamental pour un modèle économique qui réduit les frais fixes au strict minimum, qui maximise les marges et qui reporte le risque économique sur les travailleurs.
  • Véhiculer le mythe du boulot d’appoint : « Deliveroo doit être vu comme un job d’appoint, il n’a pas vocation à être plus1.» Deliveroo ne prétend donc pas être un employeur et offrir un emploi, une situation, un revenu à des travailleurs. Il éclate donc la notion d’emploi, caractérisée par un revenu décent, un statut, de bonnes conditions de travail et un équilibre entre vie professionnelle et vie privée. À part un petit noyau dur de salariés qui assure l’existence de la marque, le reste du travail est exécuté à la tâche par des « jobistes » qui combinent les petits boulots et pour qui ce n’est pas un travail mais une « occupation agréable ».
  • Revendiquer un rôle disruptif : « On a radicalement changé les choses », « On essaie de faire comprendre que la Belgique a un cadre légal très vétuste qui ne convient pas aux économies de plateforme », « On a bouleversé le statu quo.»2. Les protections qu’apporte le droit du travail seraient une vétusté non adaptée à l’économie du futur. En réalité, loin d’inventer un nouveau modèle, Deliveroo ouvre la voie à un modèle où le travailleur n’a plus aucun cadre et donc, on en revient à la loi de la jungle qui régnait dans le monde du travail au XIXe siècle, où n’existait aucune règle.
  • Être un prophète venu sauver les jeunes travailleurs du carcan que la société leur impose. Le modèle Deliveroo serait celui qu’ils attendent et répondrait à leur profond désir de flexibilité. Car bien sûr, ce n’est pas pour maximiser son profit que Deliveroo contourne le droit du travail : il le fait pour le bonheur des prestataires !

Les revendications des coursiers

Les coursiers, qui se sont rassemblés et qui ont mené des actions collectives, revendiquaient d’être payés à l’heure, de bénéficier d’un minimum de salaire horaire et du statut de salarié, ils voulaient plus de transparence et d’équité quant aux choix de l’algorithme pour l’attribution des commandes et la mise en place d’un dialogue social avec Deliveroo. Rien là-dedans que l’on puisse présenter comme une demande de « plus de flexibilité ».

L’enjeu n’est rien moins que la remise en question de la place du travail et du travailleur dans la société.

D’après Deliveroo, le fait de devoir travailler par tranches d’au moins trois heures serait une contrainte insupportable pour les coursiers. Si la possibilité théorique de travailler une heure ou deux entre deux autres occupations paraît sympathique, la plupart pourtant préfèrent enchaîner le plus d’heures possible pour que leur effort de mise en route soit rentabilisé, et non se voir imposer des heures de travail dépareillées entre les créneaux déjà attribués, d’autant plus qu’ils ne choisissent pas vraiment les heures et prennent ce qui est disponible.

Cette question de la flexibilité horaire cache mal la question primordiale du paiement à l’heure : on ne voit pas quel avantage il y aurait à être payé à la commande plutôt que de bénéficier d’un minimum horaire garanti et de ne pas dépendre du nombre de commandes et du temps d’attente.

En termes de sécurité, Deliveroo souscrit une assurance pour ses coursiers, ce qui démontre bien au passage qu’il ne s’agit aucunement de travail indépendant. Cependant, cette assurance est très en deçà de la couverture de l’assurance-loi pour les accidents du travail : l’indemnisation pendant la période de rétablissement est limitée à six mois, et la compensation en cas d’invalidité permanente est forfaitaire et limitée arbitrairement à quelques situations. Ainsi la perte d’une jambe est indemnisée par une prime unique de 50.000 €, quel que soit l’âge, alors que, s’agissant majoritairement de jeunes travailleurs, ceux-ci subiraient les conséquences de ce handicap pendant longtemps. Une lésion causant un trouble cognitif ou neurologique même grave (amnésie totale, débilité) n’est pas indemnisée.

Le pire est que Deliveroo fait croire aux coursiers qu’ils sont adéquatement couverts. Laisser une entreprise définir arbitrairement les limites de la couverture de ses travailleurs en cas d’accident du travail est tout simplement criminel. Les médias ont déjà relaté la mésaventure d’un coursier qui, s’étant cassé la clavicule lors d’une chute pendant le travail, a perdu tout revenu pendant quatre mois, s’est fait expulser de son logement qu’il ne pouvait plus payer et a dû se faire héberger par des amis. Combien faudra-t-il de tels cas de drames humains avant que l’on crie au scandale ?

Des gouvernants complices et une justice mal taillée

La mystification idéologique semble fonctionner. Quel politique voudrait être accusé de ralentir le train de la « nouvelle économie » au nom de lois « vétustes » et « inadaptées » ? Certains partis se veulent la courroie de transmission des désirs des plateformes et partagent sans doute leur volonté de subvertir le droit du travail, comme avec la mise en place de la loi De Croo sur l’économie « collaborative » puis son extension récente de juillet 2018. D’autres ont une attitude ambiguë : d’un côté on diligente l’inspection sociale pour enquêter, de l’autre on rencontre les dirigeants de l’entreprise et on les rassure3.

Par ailleurs, le recours à la justice est frustrant car notre système judiciaire est peu adapté aux problématiques collectives. Un recours se fait au nom d’un travailleur, ou d’une liste limitée de travailleurs, et il ne concerne qu’eux. Aucune décision judiciaire ne va donc trancher un problème de manière globale.

Par exemple, fin mars 2018, une demande à la Commission administrative de règlement de la relation de travail du SPF Sécurité sociale avait permis de confirmer que le travail de coursier, dans les conditions imposées par Deliveroo, relevait du statut de salarié et non d’indépendant4. Mais cette décision n’est formellement opposable que pour les deux coursiers qui ont prêté leur nom à la demande. Elle ne l’est pas aux dix mille autres !

Cette décision a de plus été contestée par Deliveroo et sera réexaminée par le tribunal du travail. La procédure prendra certainement un an et une enquête de l’auditorat est en cours, qui pourrait elle aussi prendre du temps. En attendant, Deliveroo consolide le fait accompli ou passe déjà à autre chose, en utilisant par exemple des coursiers sous le couvert de la loi De Croo et non plus avec le statut d’indépendants.

Un examen par la justice a été fait ou est en cours dans d’autres pays d’Europe (Royaume-Uni, France, Espagne, etc.). Les décisions sont contradictoires (reconnaissance comme salarié en Espagne, mais ni en France ni au Royaume-Uni), car elles dépendent de définitions légales différentes pour chaque pays. Ainsi, en France et au Royaume-Uni, il existe un troisième statut, entre celui d’indépendant et celui de salarié, statut qui a justement été fait sur mesure pour la nouvelle économie, c’est-à-dire pour les entreprises désireuses de se débarrasser de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs travailleurs. Ensuite, la justice a constaté que ce statut intermédiaire convenait aux coursiers puisque ce n’est que l’application du droit… qui avait été établi dans ce sens.

L’avant-garde du capitalisme

Le concept de nouvelle économie ne trompe que celui qui veut se laisser prendre : l’internet n’est qu’une technologie, la livraison de repas à domicile n’a rien de nouveau, un service de taxi non plus. Le fait d’utiliser l’internet et un smartphone pour passer sa commande ne change rien au travail de livraison ou de taxi. Et donc ne justifie en aucune façon qu’on invente pour l’occasion un nouveau droit du travail. Tout comme, autrefois, on n’a pas adapté le droit du travail au fait que les entreprises commençaient à utiliser le téléphone.

La pratique risque de se généraliser, le concept de plateforme deviendra banal et général, et les lois faites aujourd’hui pour l’économie dite « collaborative » seront demain la norme. Ces lois, qui assouplissent les prestations dans le cadre de l’économie collaborative, permettent un dumping social par rapport aux formes de travail normales et obligeront donc rapidement toutes les autres entreprises à s’étiqueter « collaboratives » pour jouer jeu égal. Le démantèlement du droit social sous prétexte de nouvelle économie est donc prétexte à un démantèlement généralisé.

Accompagner, soutenir et alimenter la lutte des coursiers de Deliveroo ne règle pas tout. Car Deliveroo n’est qu’une société parmi des dizaines d’autres, celles de la myriade Uber par exemple, dont les objectifs sont similaires. L’enjeu est fondamental, ce n’est rien moins que la remise en question de la place du travail et du travailleur dans la société, que la subversion de toutes les obligations qu’avait jusqu’alors celui qui fait travailler un tiers à son profit : obligation de créer des conditions de travail satisfaisantes, de limiter l’emprise du travail dans la vie du travailleur, de le rémunérer suffisamment, de lui donner le droit à l’expression et à la participation, etc.

On peut remarquer que le modèle idéologique de Deliveroo s’accommode d’ailleurs parfaitement avec le modèle libéral d’allocation universelle : si le moyen de subsistance basique était couvert par une allocation sociale, les employeurs seraient libérés de toute obligation et de toute responsabilité, et pourraient se permettre de n’offrir que des jobs d’appoint sans aucune stabilité de revenu.

La lutte sociale met des mois et des années à construire un noyau d’organisation à partir duquel une résistance peut s’organiser. Pendant ce temps, les entreprises de la nouvelle économie tentent de créer un état de fait ; elles sont le commando d’avant-garde du capitalisme. Avec leur poids national, les organisations syndicales pourraient porter utilement le fer en mettant en demeure les gouvernants de cesser leur jeu ambigu et, surtout, en faisant respecter les règles qui existent, qui sont parfois obsolètes dans leur formulation mais certainement pas dans leurs principes.

L’enseignement le plus encourageant de la lutte des coursiers de Deliveroo est que, même dans un public éloigné et parfois méfiant des syndicats traditionnels, les revendications et la combativité rejoignent celles du mouvement historique des travailleurs, celles du refus de l’exploitation même si elle est présentée sous un masque de nouveauté et de coolitude.

Footnotes

  1. Mathieu de Lophem, CEO de Deliveroo Benelux, RTBF, 23/1/2018.
  2. Mathieu de Lophem, CEO Deliveroo Benelux, Paris Match, 20/2/2018.
  3. « Kris Peeters rencontre la direction de Deliveroo à Davos », Belga, 25/1/2018.
  4. Cette décision a une portée de principe très importante ; elle reprend clairement, dans les conditions de travail des coursiers, les éléments qui permettent de refuser la qualification de relation indépendante (Demande de qualification de la relation de travail)