Quelques jours après les élections législatives en France dont le deuxième tour a écarté la victoire du Rassemblement National et a relégué le parti d’extrême droite à la troisième place, la France peine à nommer un Premier ministre et à former un gouvernement. Serge Halimi, ancien directeur du Monde diplomatique, analyse le résultat de ces élections.
Quelques minutes après l’annonce des premières estimations, la soirée électorale du 7 juillet dernier a été marquée par le discours de Jean-Luc Mélenchon, fondateur de La France insoumise (LFI) proclamant que la coalition du Nouveau Front populaire (NFP) avait reçu mandat d’appliquer « rien que son programme, mais tout son programme ». Le discours et le moment étaient émouvants, ils se concluaient par les vers d’une des plus belles chansons de gauche du répertoire français, Ma France de Jean Ferrat. Mais au risque de donner l’impression d’une certaine irréalité, et de décevoir assez vite.
Car la gauche n’a pas vraiment gagné : l’assemblée élue compte environ 200 députés du Nouveau Front populaire ou susceptibles de voter pour cette coalition – et parmi eux le socialiste François Hollande dont chacun se souvient encore que la présidence désastreuse fut fort peu de gauche – contre près de 350 députés du centre droit, de droite et d’extrême droite, de Renaissance, le parti d’Emmanuel Macron, au Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen et de Jordan Bardella. La gauche n’a donc pas triomphé, elle a juste, et c’est déjà beaucoup, contredit les pronostics qui laissaient redouter une victoire de l’extrême droite.
Quant au « Nouveau Front populaire », il est « nouveau » aussi parce que, à la différence de celui de 1936, il n’est pas si populaire que ça. Quand ils ne se sont pas abstenus, 57% des ouvriers et 44% des employés ont en effet voté pour le Rassemblement national. Et c’est dans les grandes villes, dont la sociologie est bourgeoise et diplômée, que le NFP a obtenu la plupart de ses sièges. La chose est plus vraie encore pour le Parti socialiste et les écologistes car, sur un plan au moins, la stratégie imaginée par Jean-Luc Mélenchon a réussi : la mobilisation des banlieues populaires où vivent nombre d’immigrés a permis à LFI d’y réaliser des scores impressionnants, souvent dès le premier tour. Reste qu’un observateur même médiocre de la politique française a dû sourire en découvrant, le lendemain du premier tour des élections législatives, ce titre de Libération, le quotidien de la petite bourgeoisie urbaine progressiste : « Vague rose-rouge-verte : Paris, capitale du Nouveau Front populaire ». Paris, ville la plus chère de France, ville où l’immobilier dépasse souvent 10 000 euros le mètre carré, a en effet élu 12 députés NFP sur 16, et huit dès le premier tour. En revanche, dans des circonscriptions réellement « populaires » et qui pendant près d’un siècle furent des bastions de gauche, parfois même des fiefs communistes, c’est la déroute. La Picardie compte désormais treize députés d’extrême droite sur dix-sept, le Pas-de-Calais, fief de Maurice Thorez qui dirigea le Parti communiste pendant plus de trente ans, dix sur douze. Et six d’entre eux élus dès le premier tour. Dans le Gard, toutes les circonscriptions du département seront représentées par des députés du Rassemblement national.
On comprend donc la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, quand elle évite de pavoiser : « Nous sommes en sursis d’une arrivée du RN au pouvoir. […] Des bastions ouvriers, comme dans les Bouches-du-Rhône, l’Est, le Nord, la Seine-Maritime basculent à l’extrême droite. Ce n’est pas seulement un vote sanction vis-à-vis d’Emmanuel Macron. Dans une grande partie du salariat, l’extrême droite est un vote d’adhésion. Dans des duels face à la gauche, des salariés ont choisi le bulletin RN. La déstructuration du travail et l’explosion des collectifs de travail sont des accélérateurs de la progression du RN. […] La gauche qui a gouverné sous François Hollande a démissionné face à la finance et a organisé le partage de la pénurie au sein du salariat, en opposant les cadres et les ouvriers. […] Des formations ont abandonné le combat pour l’amélioration collective des conditions de travail en développant les aides sociales, tout en renonçant à affronter le capital. La gauche doit redevenir le parti du monde du travail. »
Assurément, ce problème se retrouve ailleurs qu’en France. Il suffirait de remplacer « François Hollande » par « Bill Clinton », Paris par New York, « France périphérique » par « fly-over country », Maastricht par NAFTA, pour découvrir aux États-Unis un tableau sociologique et politique assez proche. Et dans bien d’autres pays aussi. Même si l’apparition de LFI a permis de réhabiliter une gauche vraiment de gauche en France, beaucoup d’électeurs – en Picardie, en Lorraine, dans le Nord, dans l’Est, etc. – n’ont pas oublié que les grands choix de politique économique, notamment européens, qui ont supprimé des centaines de milliers d’emplois, ont réuni droite libérale et socialistes. Au point qu’en 2005, François Hollande et Nicolas Sarkozy posaient ensemble en une d’un grand magazine people, Paris Match, pour appeler à voter en faveur du traité constitutionnel européen et puis ont ensuite, ensemble là aussi, ignoré le vote négatif de 55% des Français afin de leur imposer quand même le texte qu’ils avaient repoussé. Ce qui ne les empêcha pas de se retrouver face à face lors d’une élection présidentielle, l’un de gauche, l’autre de droite, puis de se succéder à l’Élysée, l’un de droite (Sarkozy), l’autre de gauche (Hollande), et de mettre en œuvre à peu près la même politique économique de l’offre, ainsi que le réclamait Bruxelles… Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que plus de 10 millions d’électeurs choisissent désormais de chercher l’alternance ailleurs, auprès de « ceux qui n’ont jamais gouverné », c’est-à-dire à l’extrême droite.1
Mais on peut espérer que la leçon commence enfin à rentrer… Dès le lendemain des élections, face à l’absence de majorité, tous les partis du NFP ont affirmé qu’ils entendaient gouverner ensemble pour appliquer leur programme, et qu’ils ne formeraient pas de coalition avec les centristes ou avec la droite, ce qui les obligerait à renoncer à l’essentiel de leurs engagements économiques et sociaux. Ils semblent donc avoir compris que tout nouveau gouvernement qui n’appliquerait pas des mesures sociales urgentes (annulation de la réforme des retraites, augmentation du salaire minimum, alourdissement de la fiscalité pour les plus riches) rendrait presque inévitable un résultat encore meilleur pour le RN lors de la prochaine élection. Car même si l’extrême droite se nourrit aussi de peurs et de rancœurs xénophobes, c’est le sentiment des catégories populaires que rien ne change alors que leur vie devient plus difficile qui peut les encourager à renverser la table « pour essayer »… Un peu comme aux États-Unis où la victoire de Trump – c’est-à-dire d’abord la défaite de Clinton – a conduit les démocrates à proposer des politiques keynésiennes qui ont rompu (un peu) avec le libre-échange, les progrès rapides du RN en France, mais aussi la pression de LFI, ont eu au moins l’avantage d’interdire à la gauche, surtout socialiste, de continuer à défendre des politiques néolibérales en prétendant qu’ « il n’y a pas d’alternative » à la mondialisation, pas de salut en dehors des recommandations du « cercle de la raison ».
La France demeure « en sursis » d’une victoire de l’extrême droite. Le « vote barrage » a permis que le RN n’arrive qu’en troisième position à l’Assemblée nationale avec environ 140 sièges contre à peu près 160 pour Ensemble (Macron) et 180 pour le NFP, mais il a recueilli nettement plus de suffrages au premier tour que les deux autres (33% pour le RN, 28% pour le NFP et 21% pour Ensemble). Au demeurant, pris de court par la dissolution, le RN a présenté les candidats qu’il avait sous la main, c’est-à-dire plusieurs dizaines d’individus sans expérience politique, dont les profils Facebook ont aussitôt révélé qu’ils étaient racistes, antisémites, homophobes, ou tout simplement incompétents. Jordan Bardella, le président du parti a déjà reconnu des « erreurs » : « Il y a des efforts à faire sur la professionnalisation de notre implantation locale, peut être sur le choix d’un certain nombre de candidats. Je le dis clairement, dans quelques circonscriptions les choix que nous avons faits n’étaient pas les bons. » Dorénavant, le RN pourra compter sur un financement public beaucoup plus important qui lui permettra de mieux former ses cadres. Et comme il va presque certainement remporter de nouvelles municipalités (il en détient très peu aujourd’hui) lors des prochaines élections locales, il va gagner des élus, se « professionnaliser », renforcer son maillage territorial. Comme si cela ne suffisait pas, il dispose d’un autre avantage dans les mois qui viennent : alors que les coalitions de ses deux adversaires principaux sont fragiles, commencent déjà à s’effriter et à se recomposer dans tous les sens, la sienne est solide. Ce n’est pas une alliance de partis qui se détestent, du type de celle qui existe entre le Parti socialiste et LFI. Le RN, lui, connaît déjà le nom de sa prochaine candidate à l’élection présidentielle, un scrutin qui peut intervenir à tout moment. Ni la gauche où les postulants sont toujours nombreux et s’opposent sur des questions de fond, ni Renaissance ne peuvent en dire autant. Emmanuel Macron ne pourra pas se représenter ; déjà quatre ou cinq de ses lieutenants rivalisent pour lui succéder.
Le président de la République ne peut pas dissoudre à nouveau l’Assemblée nationale pendant un an. Or elle est ingouvernable. Le RN ne fera partie d’aucune majorité puisque tous les autres partis se sont ligués contre lui. Le NFP n’est pas majoritaire à moins de faire alliance avec Ensemble, dont certains députés accepteraient de s’allier avec ceux du NFP, mais à condition d’exclure LFI qui a déjà prévenu qu’« aucun subterfuge, arrangement ou combinaison ne serait acceptable ». L’autre fraction de Renaissance préférerait s’unir aux 40 ou 50 députés de droite élus contre Macron, mais eux ne veulent pas d’une telle entente pour le moment.
Après avoir créé une situation de chaos, le président de la République est parti assister à un sommet de l’OTAN en écrivant une « lettre aux Français » dans laquelle il refuse de reconnaître que ceux-ci l’ont désavoué et il leur annonce qu’il demande aux partis de trouver une solution excluant à la fois le RN et LFI. En somme, en procédant à la dissolution de l’Assemblée nationale, l’enfant roi qui vit à l’Élysée a cassé ses jouets et demande à d’autres de les réparer, à ses conditions… Dans les mois qui viennent, son impulsivité et son égocentrisme le rendent dangereux, imprévisible, au point que même The Economist, qui l’avait adoré, s’inquiète et écrit : « Loin d’apaiser les divisions politiques de la France, la décision surprise d’Emmanuel Macron de convoquer des élections anticipées risque d’ouvrir une période d’impasse, d’appréhension et d’instabilité. »2
L’élection en 2017 d’Emmanuel Macron avait permis à la bourgeoisie française de réunir une partie de la gauche et de la droite autour d’un programme de réformes néolibérales et de « construction de l’Europe ». Politiquement ce « bloc bourgeois » a explosé[2]. Sa fraction de gauche a tourné le dos à un néolibéralisme largement déconsidéré et à un président détesté qui semble avoir tout raté. Mais la religion de l’Europe continue de servir de lien idéologique à cette ancienne alliance, et on doit désormais y ajouter l’attachement à la cause ukrainienne et l’obsession antirusse, particulièrement prononcées au sein des classes moyennes cultivées. Martelées avec fanatisme par les médias, ces passions atlantistes ne peuvent cependant suffire pour reconstituer le bloc bourgeois d’autrefois, ainsi que le souhaiterait le président de la République. En tout cas pas en temps de paix. Ni l’Europe ni l’Ukraine ne constituent en effet des causes suffisamment populaires pour servir de ciment durable à une nouvelle coalition qui exclurait à la fois le RN et LFI, un peu comme la « Troisième Force » a, entre 1947 et 1958, réuni les partis proaméricains contre les communistes et contre les gaullistes. Un proche d’Emmanuel Macron à qui le président doit son élection en 2017, François Bayrou, aimerait néanmoins réaliser une opération du même type aujourd’hui en prenant appui sur le virage ultra-atlantiste pris par la diplomatie française depuis que l’Élysée a parlé d’envoyer des troupes en Ukraine. François Bayrou a ainsi suggéré les points d’appui d’une alliance contre « les extrêmes » : « Il y a des gens qui sont tous d’accord pour qu’on poursuive la construction européenne. Ils sont tous d’accord pour qu’on poursuive l’aide à l’Ukraine au moment où Poutine a pris position ouvertement pour le Rassemblement national. Et donc il y a des gens qui partagent le grand socle de valeurs que j’appelle centrales. Vous avez là un arc républicain, vous avez des valeurs communes. Je n’exclus personne. Mais je pense que LFI ne correspond pas à ces valeurs-là. »
En se fondant uniquement sur des « valeurs communes » de ce genre, il est douteux que quiconque puisse former un gouvernement en France, surtout à partir de l’Assemblée nationale qui vient d’être élue. Elle n’est pas le Parlement européen, où socialistes, conservateurs et libéraux s’entendent sans difficulté pour gouverner. Néanmoins, aucune majorité parlementaire n’existe pour voter le programme de la gauche arrivée à la surprise générale en tête des élections législatives. Encouragée par Emmanuel Macron qui joue des polémiques incessantes au sein du cartel des gauches, une impasse de ce genre ne peut que favoriser l’extrême droite quelques jours seulement après que les Français se soient mobilisés pour la faire échouer aux portes du pouvoir. Le RN n’a pas fini de compter sur le président de la République qui demeure son meilleur agent électoral.