Après les élections de 2024, peut-on toujours considérer que le PTB constitue une éclaircie pour la gauche belge et européenne dans un contexte où les forces de droite sont à l’offensive ?
Alors que « Les électeurs mécontents des régions désindustrialisés servent de terreau à la droite radicale dans toute l’Europe » expliquait en 2021, l’hebdomadaire économique libéral britannique The Economist, « La politique habile de la gauche marxiste en Belgique a inversé cette tendance, entraînant les électeurs de l’autre côté » faisant du Parti du Travail de Beglique (PTB), « le meilleur espoir dans l’Union Européenne pour l’idéologie » marxiste.
Lorsqu’on observe les résultats des dernières élections en Europe avec un regard progressiste, les motifs de réjouissance sont peu nombreux, avec d’un côté la conversion au néolibéralisme des partis sociaux-démocrates, voire leur quasi disparition dans plusieurs pays, et de l’autre la montée de l’extrême droite, notamment dans d’anciens bastions de la gauche. Pourtant, contre ces vents et marées réactionnaires, la Belgique semble semble continuer à faire exception.
En croissance depuis son entrée au Parlement en 2014, puis sa percée en 2019, le Parti du Travail de Belgique (PTB) a confirmé le constat du magazine des élites financières britanniques lors des triples élections du 9 juin dernier en réalisant le meilleur score de son histoire. Les belges votaient pour élire leurs représentants dans les parlements régionaux, au Parlement fédéral et au Parlement européen. Le PTB obtient plus 200.000 voix supplémentaires par rapport au scrutin de 2019 pour atteindre un total de 763.340 et passer ainsi de 38 à 50 élus dans tout le pays. A La Chambre, les marxistes passent de 12 à 15 députés fédéraux. Dix ans après l’élection de ses deux premiers représentants, la gauche marxiste s’installe durablement dans le paysage politique belge
- 1 Une percée en Flandre, sur les terres de la droite nationaliste et de l’extrême droite, et dans la capitale de l’Europe.
- 2 Un choix stratégique : mettre en avant les jeunes et la classe travailleuse et occuper le terrain.
- 3 En Wallonie, la gauche régresse
- 4 Une gauche offensive marque des points
- 5 Renforcer l’ancrage local pour incarner la résistance sociale, l’espoir et le changement
Une percée en Flandre, sur les terres de la droite nationaliste et de l’extrême droite, et dans la capitale de l’Europe.
Ainsi, le PTB, dernier parti national du pays, a déjoué les pronostics qui prédisaient une ascension confinée à la Belgique francophone et empêchée par les nationalistes et l’extrême droite en Flandre. L’analyse de Bart De Wever, président du parti nationaliste N-VA, abondamment relayée par les commentateurs politiques, selon laquelle la Belgique serait « une addition de deux démocraties », avec une Flandre « de droite » et une Wallonie « de gauche », se voit remise en cause. Isolde Vandeneynde, rédactrice en chef de Het Laatste Nieuws, le journal le plus diffusé en Belgique, confirme cette surprise des journalistes dans l’émission politique De Afspraak1 : « En fait, le résultat en Flandre est frappant, en 2019 et même quelques années auparavant, nous avons toujours dit : il est impossible que le PTB prenne pied en Flandre, dominée par le centre-droit. D’accord, vous avez Vooruit et Groen, mais le PTB, le communisme, vous ne pouvez pas le vendre ici de toute façon. Aujourd’hui, le PTB est plus important que le parti libéral ».
A l’instar de son installation dans l’axe ouvrier La Louvière-Charleroi-Liège, le parti de gauche s’implante aussi aujourd’hui dans l’axe industriel entre Bruxelles et Anvers : à Machelen, Willebroek, Vilvorde et Malines par exemple. De bons résultats qui se confirment dans les communes ouvrières du Limbourg – le PTB finit même premier dans la ville de Genk – ou dans la zone industrielle du port de Gand. A Anvers, le PTB talonne la N-VA de Bart De Wever, 22,5 % contre 25 %, et relègue le Vlaams Belang à la troisième place avec 15 ,8 %. Alors que le parti d’extrême droite était annoncé comme le grand vainqueur des élections en Flandre, il se voit voler la vedette dans la ville qui fut son berceau.
A La Chambre, les marxistes passent de 12 à 15 députés fédéraux. La gauche marxiste s’installe durablement dans le paysage politique belge.
« Le fait que le PTB se porte si bien dans la plus grande ville de Flandre inquiète probablement De Wever » note le journal Het Laatste Nieuws qui ajoute qu’un « rival redoutable s’est profilé à gauche »2. Jos D’Haese, le chef de file du PTB au Parlement flamand et candidat tête de liste aux élections communales à Anvers, « fait trembler Bart De Wever» titre le journal Le Soir.3 Il est l’homme politique belge le plus populaire sur Tik Tok et Instagram, sa popularité incarne le succès que le PTB rencontre auprès de la jeunesse flamande. Cette percée du PTB dans la jeunesse concerne d’ailleurs l’ensemble du pays. Selon une analyse du journal De Tijd, c’est dans les communes les plus jeunes que le PTB enregistre le plus de nouveaux votants.
Sur l’ensemble de la Flandre, le PTB passe de 4 à 9 députés au Parlement flamand, c’est une remise en cause de l’essentialisme politique visant à condamner l’électeur flamand à être de droite .
A Bruxelles, le PTB réalise la plus grande progression de ces élections. A une poignée de kilomètres des institutions européennes, du quartier général de l’OTAN et des appartements de fonction des lobbyistes des plus grandes multinationales, la gauche radicale arrive en tête dans trois communes populaires (Saint-Gilles, Anderlecht et Molenbeek) et elle est très bien placée dans plusieurs autres communes comme à Schaerbeek, Jette, Bruxelles-ville ou Forest. Ces bons scores en Région bruxelloise font tache d’huile dans la périphérie de Bruxelles. En plus de Vilvorde et Machelen, le PTB progresse fortement dans les cantons de Hal (+6,34 %), Asse (+5,26 %), Meise (+4,55 %), Rhode-Saint-Genèse (+4,42 %) ou Zaventem (+4,43%). Ces résultats contredisent là aussi le discours de division alimenté par l’extrême droite et le régionalisme. Les réalités de la classe travailleuse et de la jeunesse bruxelloises, flamandes et wallonnes sont plus proches que ne voudraient le faire croire les forces de droite
Un choix stratégique : mettre en avant les jeunes et la classe travailleuse et occuper le terrain.
Ces bons résultats parmi la jeunesse et dans les bastions ouvriers sont le résultat d’un choix stratégique. Le parti a décidé lors de son dernier Congrès en 2021 de faire de plus en plus de place aux jeunes à tous les niveaux dans son organisation. C’est le PTB qui affichait la moyenne d’âge la plus jeune parmi ses candidats (41,9 ans en moyenne)4et qui envoie le plus de jeunes députés au sein des Parlements : Octave Daube, Manon Vidal et Mehdi Talbi ont tous 24 ans et siègent au Parlement bruxellois et Amina Vandenheuvel a 22 ans et siégera au Parlement flamand.
Le Congrès de l’Unité en 2021 fut également l’occasion pour le PTB de s’engager à donner une place centrale à la classe travailleuse. En plus de Julien Liradelfo (ouvrier ArcelorMittal), Nadia Moscufo (caissière Aldi), Gaby Colebunders (ouvrier Ford Genk), Francis Dagrin (ouvrier Audi Bruxelles) ou Roberto D’Amico (ouvrier Caterpillar), ce sont treize autres députés ouvriers qui sont venus les rejoindre dans les différents parlements du pays. Parmi eux, Rudi Kennes rejoint le Parlement européen. Ancien travailleur chez Opel Anvers pendant 33 ans, il était déjà impliqué à l’échelon européen chez General Motors Europe lors de son engagement syndical, il sera désormais le tout premier ouvrier belge à rentrer au Parlement européen.
Annik Van den Bosch, quant à elle, travaillait encore chez Delhaize à Anvers quelques jours avant de prester serment au Parlement fédéral. Active en tant que syndicaliste dans la lutte contre la franchisation des 128 magasins du groupe en 2023, elle va désormais « faire entendre la voix des travailleurs au Parlement, face à un gouvernement qui n’a rien fait pour nous, qui est plus proche des actionnaires que des employés qui créent la richesse » comme elle le confiait pendant la campagne au journal L’Avenir.5 Toujours à La Chambre, on peut également citer Farah Jacquet, ancienne cheminote namuroise, qui a réalisé davantage de voix de préférence (4970 voix) que Georges Gilkinet (4329 voix), le Ministre de la Mobilité Ecolo sortant et provenant de la même province.
L’idée d’une Flandre “de droite” et une Wallonie “de gauche” est remise en cause par la percée du PTB au Parlement flamand.
Nouvelle députée PTB au Parlement wallon, Rachida Ait Alouha travaillait quant à elle comme infirmière en psychiatrie puis en maison de repos avant d’être élue. Après 20 ans dans le secteur des soins et armée d’une expérience comme déléguée syndicale, elle souhaite poursuivre son combat pour faire entendre la voix de toutes celles et tous ceux dont elle a défendu les droits. Elle se mobilise aussi dans la lutte contre les discriminations, contre l’homophobie et contre la transphobie et, à l’échelon local, dans la commune ouvrière de Saint-Nicolas où elle épaulera Rosa Terranova, aide ménagère en titres services et actuelle cheffe de groupe de la section, et Iulian Odangiu, ouvrier et conseiller communal.
Enfin, Raf Van Gestel a travaillé pendant 30 ans dans la production pétrochimique au port d’Anvers avant de rejoindre le Parlement flamand. Lors de son interview de présentation comme candidat aux élections pour la télévision flamande, il emmène avec lui son casque de sécurité qu’il porte à l’usine et il s’explique : « Il me rappelle d’où je viens et qui je représente. Des gens qui ont l’habitude de porter des vêtements de travail ou qui doivent rester assis derrière un écran pendant des heures. Des gens qui conduisent un tracteur ou qui font leur travail en uniforme d’infirmière. Il est temps qu’il y ait plus de travailleurs et de travailleuses dans les parlements. Et un peu moins de costumes sur mesure. »
Il n’est pas rare pour les ouvriers des grandes usines du pays de croiser les militants du PTB à l’aube, aux portes de leur entreprise. Il s’agit là d’un autre choix stratégique opéré par le parti marxiste : occuper le terrain, dans les bastions ouvriers que constituent les usines évidemment, aussi sur les places communales et aux portes des logements sociaux. Lors de la dernière campagne électorale, le PTB a ainsi pu compter sur 20 000 personnes qui se sont mobilisées pour distribuer des tracts, coller des affiches et mener des discussions pour convaincre les Belges du Nord au Sud du pays de faire le choix du Parti du Travail de Belgique. Cette pratique politique ne débute d’ailleurs pas à l’approche d’une élection, il se décline au fil des actions et des campagnes politiques du parti dans le but de mettre les gens en mouvement pour arracher des victoires sociales.
En Wallonie, la gauche régresse
En Wallonie, la situation diffère de la progression observée en Flandre et à Bruxelles. Alors que le succès du PTB aux élections de 2019, de 5,49 % à 13,8 %, pouvait laisser craindre une distorsion entre le développement du parti au Nord et au Sud du pays, d’autant plus au vu des sondages annonçant un résultat jusqu’à 20 %, le PTB accuse finalement un léger recul et perd 1,6 % de ses voix en région wallonne.
Ce résultat s’inscrit dans une baisse générale des partis de gauche (-2,9 % pour le Parti Socialiste et – 7,5 % pour Ecolo) et une montée de la droite (+8,2 % pour le MR), ce qui remet en cause, comme pour la Flandre mais sous forme de miroir inversé, l’identité politique d’une Wallonie dépeinte à tort comme une irrésistible terre de gauche. Pour autant, le PTB et sa baisse est moindre que celles des deux autres partis de gauche usés par la participation gouvernementale et les concessions face à leurs partenaires de droite. Toutefois, et paradoxalement, les marxistes ont été associés à cette gauche de renoncement pour au moins deux raisons.
Premièrement, les porte-parole du PTB se sont très souvent vus coincés dans des débats autour de la question de la participation gouvernementale. Les socialistes, et dans une moindre mesure les écologistes, ont abondamment nourri le discours du « vote utile » pour décourager les électeurs de voter à gauche et de choisir le PTB, qui refuserait à tout prix de monter dans un gouvernement. La sortie du président du PS qualifiant le PTB de « couillons »6 illustre évidemment cette critique maintes fois répétée sur les plateaux télés et dans les journaux pendant la campagne. A la veille du triple scrutin, Paul Magnette diffusait un live sur ses réseaux sociaux et avertissait ceux qui le suivaient : « Quand on vote pour le PTB, ça ne sert malheureusement à rien et même : ça renforce le MR ».
A Anvers, le PTB talonne la N-VA de Bart De Wever, 22,5 % contre 25 %, et relègue le Vlaams Belang à la troisième place avec 15 ,8 %.
Si Magnette déclarait en janvier vouloir « la coalition la plus progressiste possible »7, il n’envisage pas de gouverner avec la gauche radicale et de former un « front de gauche » comme le plaidait Thierry Bodson, président de la FGTB, le syndicat socialiste.8 Au contraire, c’est vers la droite que Paul Magnette regarde, comme il le confie au journal La Libre à moins de deux mois des élections : « Tout dépend des résultats, mais si on pouvait choisir, j’ai toujours dit que l’Olivier (NdlR : PS-Écolo-Les Engagés) pour la Wallonie était la coalition la plus naturelle. »9 Le président des socialistes a ainsi contribué à la relance des sociaux-chrétiens, renommés Les Engagés, comme l’alternative « raisonnable » au PS et à Ecolo en Wallonie pour les personnes qui ne voulaient pas voter MR, car trop à droite, et qui étaient sensibles au discours du vote utile contre le PTB.
Dans cette même interview, le président des socialistes francophones se montre satisfait des résultats du gouvernement Vivaldi et ce n’est un secret pour personne qu’il envisageait de conduire une coalition regroupant (plus ou moins) les mêmes partis et d’en prendre la tête comme Premier ministre.10 Cette stratégie politique visant à gouverner la Belgique dans un grand attelage de partis acquis au néolibéralisme de l’Union européenne poussa donc les socialistes à débattre davantage de l’impossibilité de former des coalitions avec le PTB (pour les exclure et les isoler) plutôt que de lutter offensivement face à la droite pour défendre les mesures comme la taxe sur les grandes fortunes ou le déblocage des salaires puisqu’elles constituaient des tensions potentielles avec la droite pour former un gouvernement. Les socialistes ont donc davantage attaqué le PTB plutôt que le MR car, dans ce deuxième cas de figure, ils s’exposaient à faire des promesses qu’ils trahiraient ou à brader leurs revendications sociales. Paul Magnette le confessait d’ailleurs face aux lecteurs du journal Le Soir : « Abroger la loi de 1996 ? Quel autre parti soutient cela ? Même chose pour la pension à 65 ans, aucun parti flamand n’y est favorable, même pas Vooruit… Quand vous avez un objectif politique difficilement atteignable, il faut essayer de fédérer, eux [le PTB], ils posent des conditions, point. »11
Piégés par ces attaques visant à décrédibiliser le vote en sa faveur, le PTB a usé beaucoup trop d’énergie à tendre la main à un Parti Socialiste qui espérait surtout ne pas perdre trop de plumes face à un adversaire politique à sa gauche. Thomas Dermine, Secrétaire d’État à la Relance sortant et Président de la Fédération du PS de Charleroi, reconnaît d’ailleurs cette stratégie dans le journal l’Écho : « Face à l’émergence du PTB, nous avons orienté notre message à la gauche de la gauche, ce qui a partiellement été couronné de succès car ils ont moins performé que ce qui était prédit. Mais en endiguant le phénomène PTB, on a créé un boulevard sur le centre ».12
De son côté, en affichant sa bonne volonté pour gouverner avec un parti qui avait bloqué les salaires pendant quatre ans, qui n’avait pas pris de mesures conséquentes pour bloquer les hausses des prix des factures d’énergie ou dans les supermarchés et qui visait avant tout à se maintenir au gouvernement, le PTB a pu décevoir la frange de son électorat la plus radicalement opposée, ou la plus dégoûtée du PS et de ses renoncements et ses arrangements (clientélisme, scandales à répétition, etc.) des dernières décennies qui n’ont pas amélioré la vie des travailleurs modestes. Cela laissait donc, de fait, le discours de rupture avec le PS… au MR.
C’est précisément sur la question du Travail que l’on retrouve la deuxième raison qui pourrait expliquer la baisse de la gauche en Wallonie. Georges-Louis Bouchez, le président du MR, a marqué ces dernières années par sa « particip-opposition », une manière de participer au gouvernement sans en assumer les décisions qui déplaisent aux libéraux, voire même en les dénonçant. Face aux lecteurs du journal Le Soir, Bouchez dira qu’il ne défend « pas grand-chose de ce gouvernement ».13 De cette manière, il se distancie de ses partenaires de gouvernements (socialistes et écologistes) pour ne pas assumer le mécontentement de la population déçue par l’absence de réponse politique face à l’urgence sociale et aux aspirations pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Les libéraux incarnent alors davantage un vote de contestation face au PS de Paul Magnette qui lui estime que le « bilan des socialistes au sein de la Vivaldi est bon ». D’autant plus que les libéraux lancent leur campagne électorale en se présentant comme une alternative aux « 50 nuances de gauche » en Wallonie et à Bruxelles dont un gouvernement « sans les libéraux » pourrait « poursuivre sa politique d’assistanat qui pénalise les travailleurs ».
Le tout premier ouvrier belge à rentrer au Parlement européen sera la député PTB Rudi Kennes, ancien ouvrier chez Opel Anvers.
Inspiré par Nicolas Sarkozy pour bâtir une « droite populaire », Bouchez n’hésite pas à jouer la carte de la division entre les travailleurs avec ou sans emplois, les « profiteurs » et ceux qui se lèvent tôt, pour prétendre qu’il défend la « valeur travail ». Alors que les libéraux ont ardemment défendu la loi de 1996 et le blocage des salaires, qu’ils ont refusé de bloquer les prix de l’énergie pour protéger l’ensemble des travailleurs face à la flambée des factures ou qu’ils ont empêché de mettre en place une réforme fiscale bénéficiant aux bas revenus, ils tentent de faire croire qu’ils défendent le monde du travail mieux que la gauche sur base du fait qu’ils pointent le doigt vers le bas et opposent allocataires sociaux et travailleurs aux salaires modestes. « Cette mise en concurrence de la misère est une stratégie typique de la droite et de l’extrême droite. Ce fut un travail de sape idéologique virulent qui a porté ses fruits sur la couche la moins politisée de la classe ouvrière » comme le note très justement l’ancien journaliste Hugues Le Paige.14 C’est aussi une droite qui veut mener une bataille idéologique profonde pour faire progresser l’individualisme en s’attaquant et en affaiblissant toutes les structures de solidarité bâtie par et pour les travailleurs comme les syndicats, les mutualités ou le monde associatif de manière plus large.
Une gauche offensive marque des points
Bien que le MR, côté francophone, et la N-VA, côté flamand, soient perçus comme les grands gagnants au lendemain des élections, la droitisation du champ politique est donc loin d’être absolue que ce soit dans les urnes ou dans le débat d’idées. Avec sa « taxe des millionnaires », le PTB a réussi à imposer la taxation des grandes fortines « de plus en plus au cœur du débat » comme l’écrivait au mois de mars le journal Le Soir15. Quelques mois plus tôt, un sondage Le Vif / CNCD-11.11.11 indiquait d’ailleurs que 8 Belges sur 10 étaient favorables à cette mesure.16
Un impôt visant principalement le pourcent le plus riche de la société belge, dont le patrimoine s’élève à 531 milliards d’euros, pourrait rapporter 8 milliards selon les calculs du service d’étude du PTB, et entre 9 et 13 milliards d’euros selon l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires).17 A peine deux jours après la publication de cette étude en une des journaux Le Soir et l’Écho, un groupe de 400 grands patrons réagissaient pour s’opposer à cette taxe des millionnaires dans les deux quotidiens cités.18 Parmi eux, les milliardaires Luc Bertrand, à la tête de la holding Ackermans & van Haaren, ou Jean-Pierre Berghmans qui dirige le groupe Lhoist par exemple mais aussi Bernard Marchant, CEO du groupe Rossel (propriétaire du journal Le Soir) et mari de Christine Hurbain, multimillionnaires. Si ces grands et riches patrons, d’habitude plutôt discrets, se sont mobilisés « dans une démarche inédite » selon les termes du journal financier l’Écho, c’est bien parce qu’ils craignaient que, sous la pression du PTB, l’instauration d’une vraie taxe des millionnaires devienne sérieusement envisageable.
C’est en définissant son propre agenda politique et en mettant en avant les thèmes progressistes que la gauche peut obtenir des victoires.
Le PTB s’est aussi illustré comme le seul parti de gauche ayant pour objectif de ramener l’âge légal de départ à la pension à 65 ans, une promesse de campagne qui avait été trahie par le Parti Socialiste après les élections de 2019 et qui, elle aussi, rencontre un grand succès parmi la population. La hausse des malades de longue durée, aujourd’hui plus nombreux que le nombre de chômeurs, et le fait que cette augmentation soit plus élevée au sein des travailleurs les plus âgés (60-64 ans et 55-59 ans) renforcent la conviction selon laquelle il faut alléger les fins de carrières plutôt que de les rallonger.
La gauche radicale s’est aussi mobilisée, dans la rue, aux côtés des syndicats et des travailleurs contre la loi de 1996 et pour des augmentations de salaires (empêchées par la loi en question). Un engagement qui s’est traduit au Parlement par le dépôt de la loi Hedebouw-Goblet des noms du président du PTB et de l’ancien président de la FGTB, devenu député PS. Il s’agissait de la première proposition de loi conjointe entre deux députés des deux partis de gauche. Ce texte visait à débloquer les salaires en rendant indicative la norme salariale qui empêchait les organisations syndicales de négocier des augmentations salariales. Une fois soumise aux votes, cette proposition de loi ne sera pas soutenue par les députés socialistes qui s’étaient rangés derrière le refus des libéraux. C’était d’ailleurs le Ministre socialiste, Pierre-Yves Dermagne, qui signa à deux reprises un arrêté royal mettant en application cette loi de 1996 et bloquant les salaires : à 0,4 % pour la période 2021-2022 et à 0,0 % pour la période 2023-2024.
À Bruxelles, la question du blocage des loyers a été longuement débattue tout au long de la législature, obligeant le syndicat des propriétaires, via ces relais (MR et DéFi) à intervenir dans le débat public. A contrario, le PTB, aux côtés du syndicat des locataires, défendait le plafonnement de l’indexation à 2 % et aussi l’instauration d’une grille contraignante des loyers. Si cette pression de gauche a permis d’empêcher l’indexation des loyers pour les logements mal isolés, cela aurait pu profiter à tous les locataires en période de forte inflation si PS et Ecolo avaient accepté la main tendue du PTB pour une majorité alternative.
L’influence du PTB dans les débats politiques, la pression qu’il exerce sur les autres partis et son succès croissant dans la population inquiètent l’establishment. C’est ce que démontre la couverture de Trends-Tendances du 2 mai, assez explicite : « L’entreprise PTB : une dangereuse croissance qui inquiète ».19 A l’instar de son « manuel anti-PTB pour éviter la misère » publié en novembre 2017, le magazine économique et financier belge affiche ses craintes quant à la montée d’un parti de gauche authentique qui remet en cause la continuité néolibérale, un parti qui revendique la rupture avec la primauté du marché, la modération salariale ou le retour de l’austérité européenne.
Enfin, plutôt que de « déforcer la gauche », le vote PTB joue davantage le rôle de locomotive. Là où le PTB augmente, en Flandre et à Bruxelles, cette progression ne se fait pas au détriment du PS ou de Vooruit. Au Parlement fédéral en 2024, il y a plus de députés socialistes ou marxistes, ils sont 44, par rapport à la composition de La Chambre en 2010, où il y avait 39 députés socialistes avant l’arrivée du PTB.
Au soir des élections européennes du 9 juin, peu de partis à gauche de la social-démocratie traditionnelle étaient à la fête. Les succès de la gauche radicale qui s’opposait à l’austérité (Syriza en Grèce, Podemos en Espagne ou Die Linke en Allemagne) semblent appartenir à un passé lointain et révolu et c’est aujourd’hui l’extrême droite qui capte la colère contre une Union européenne taillée sur mesure pour les multinationales. Le PTB fait partie des rares exceptions européennes où une gauche authentique incarne la résistance sociale et aspire à un changement radical de société. Si la gauche populiste de Jean-Luc Mélenchon (La France Insoumise) ou Pablo Iglesias (Podemos) attiraient l’attention et suscitaient l’enthousiasme lors de la décennie 2010, c’est maintenant au tour du PTB d’inspirer ses camarades européens de la gauche radicale par sa stratégie politique basée sur le marxisme et par sa pratique de terrain qui s’est traduite par un grand nombre de nouveaux membres et de nouveaux militants ces dernières années.20
Pour renforcer durablement son ancrage local et confirmer ses bons résultats nationaux, le prochain enjeu du PTB se jouera lors des élections communales du mois d’octobre. A Anvers, Charleroi, Molenbeek, Seraing ou Genk par exemple, les marxistes misent sur la confirmation de bons résultats et, pourquoi pas, sur une participation au sein d’exécutifs locaux avec les autres forces de gauche. Déjà présents au sein des majorités de Zelzate et Borgerhout, une participation constituerait une première du côté francophone et dans des communes comptant plus de 50.000 habitants. L’attitude des socialistes et des écologistes sera intéressante à observer : continueront-ils à essayer d’isoler le PTB quitte à s’allier avec les libéraux ou choisiront-ils une voie de gauche ?
L’establishment belge craint la montée d’un parti de gauche authentique qui remet en cause la continuité néolibérale.
Définir son propre agenda politique et mettre en avant les thèmes progressistes plutôt que de subir les attaques de la droite, c’est de cette manière que la gauche peut obtenir des victoires. Les marxistes l’ont démontré en mettant en avant la réduction de la TVA sur l’énergie et la taxation des surprofits dans le secteur alors que les autres partis politiques s’y opposaient en pleine flambée des prix du gaz… Finalement, et grâce à l’appui de la pression populaire, le PTB a obtenu la réduction de la TVA sur le gaz et l’électricité de 21 à 6 % et une partie des surprofits d’Engie-Electrabel a été taxée alors que le gouvernement a longtemps nié leur existence. A l’échelon communal, la majorité PTB-Vooruit à Zelzate a démontré qu’il était possible d’appliquer un tax shif social : baisser la fiscalité pour les ménages et les indépendants, en compensant par une plus grande contribution des multinationales présentes sur le territoire.
En donnant plus de places à la jeunesse et à la classe travailleuse, dans les parlements et aussi au sein de son organisation, le PTB contribue activement à faire entendre les voix de celles et ceux qui aspirent à une autre société, une société qui rompt avec la continuité libérale de ces cinquante dernières années et qui répond aux besoins de la population plutôt que de fonctionner au profit d’une poignée de multinationales et de super riches. L’enjeu constitue maintenant à renforcer localement cette gauche authentique pour faire vivre la résistance sociale et une alternative ambitieuse face aux forces de droite avec comme objectif très concret de doubler le nombre de communes où le PTB est représenté.
Footnotes
- a citation originale se trouve à 29:37 : “Eigenlijk is het resultaat in Vlaanderen opvallend, in 2019 en zelfs enkele jaren daarvoor hebben wij in Vlaanderen altijd gezegd: no way dat PVDA voet aan de grond krijgt in Vlaanderen, zo’n centrumrechtse grondstroom. OK, je hebt wel Vooruit en Groen, maar de PVDA, het communisme, dat kan je hier toch niet verkopen. Vandaag is de PVDA groter dan de liberale partij” https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2024/06/22/podcast-de-afspraak-op-vrijdag-met-raoul-hedebouw-isolde-van/
- Citation originale : « Dat de PVDA het zo goed doet in de grootste stad van Vlaanderen, baart De Wever allicht wel zorgen. » Fleur Mees, “De eerste echte concurrent van Bart De Wever (N-VA) in Antwerpen is bekend. En dat kan de federale formatie door elkaar schudden”, 25 juin 2024, Het Laatste Nieuws. https://www.hln.be/verkiezingen/de-eerste-echte-concurrent-van-bart-de-wever-n-va-in-antwerpen-is-bekend-en-dat-kan-de-federale-formatie-door-elkaar-schudden~a754b629/
- Alexandre Noppe, “Jos D’Haese (PTB-PVDA), l’homme qui a fait trembler Bart De Wever à Anvers, veut devenir bourgmestre”, 21 juin 2024, Le Soir. https://www.lesoir.be/596575/article/2024-06-21/jos-dhaese-ptb-pvda-lhomme-qui-fait-trembler-bart-de-wever-anvers-veut-devenir
- Guillaume Woelfle, Robin Devooght, Âge, nombre de mandats, société civile, nombre de femmes : quels sont les profils des candidats aux prochaines élections ?, 24 mai 2024, RTBF. https://www.rtbf.be/article/age-nombre-de-mandats-societe-civile-nombre-de-femmes-quels-sont-les-profils-des-candidats-aux-prochaines-elections-11366608
- Deux syndicalistes Delhaize sur la liste fédérale PTB à Bruxelles: “Pendant la crise covid, nous étions des héros”, 7 mars 2024, L’Avenir. https://www.lavenir.net/regions/bruxelles/2024/03/07/deux-syndicalistes-delhaize-sur-la-liste-federale-ptb-a-bruxelles-pendant-la-crise-covid-nous-etions-des-heros-OLTBANFO7NH3RGWZV23J42WS3E/
- “Il faut voter pour des partis qui prennent des risques et pas pour des couillons comme ceux du PTB”, quand Magnette bouscule Hedebouw, 14 mars 2024, RTBF, https://www.rtbf.be/article/il-faut-voter-pour-des-partis-qui-prennent-des-risques-et-pas-pour-des-couillons-comme-ceux-du-ptb-quand-magnette-bouscule-hedebouw-1134393
- Paul Magnette souhaite participer à des coalitions « les plus progressistes possibles », 11 janvier 2024, Le Vif. https://www.levif.be/belgique/politique/paul-magnette-souhaite-participer-a-des-coalitions-les-plus-progressistes-possibles/
- David Coppi et Stéphane Vande Velde, Thierry Bodson : « J’appelle à un front de gauche PS-Ecolo-PTB pour gouverner après le 9 juin », 3 février 2024, Le Soir. https://www.lesoir.be/565857/article/2024-02-03/thierry-bodson-jappelle-un-front-de-gauche-ps-ecolo-ptb-pour-gouverner-apres-le
- Stéphane Tassin, Paul Magnette : “En Wallonie, l’Olivier est la coalition la plus naturelle”, 26 avril 2024, La Libre. https://www.lalibre.be/belgique/politique-belge/2024/04/26/paul-magnette-en-wallonie-lolivier-est-la-coalition-la-plus-naturelle-SCSDLD42IJBM3EHJIMFVSJKHJE/
- Demetrio Scagliola et Didier Swysen, Paul Magnette Premier ministre en 2024? «Si on me le demande, j’assumerai mes responsabilités…», assure le président du PS, 11 mai 2024, Sudinfo. https://www.sudinfo.be/id461377/article/2022-05-11/paul-magnette-premier-ministre-en-2024-si-me-le-demande-jassumerai-mes
- David Coppi et Alexandre Noppe, Paul Magnette face aux abonnés du « Soir » : « J’ai déjà des scénarios en tête, ça peut aller vite après le 9 juin », 11 mai 2024, Le Soir. https://www.lesoir.be/586899/article/2024-05-11/paul-magnette-face-aux-abonnes-du-soir-jai-deja-des-scenarios-en-tete-ca-peut
- Quentin Joris, François-Xavier Lefèvre, Thomas Dermine (PS): “On s’est partiellement trompé d’ennemi pendant la campagne”, 29 juin 2024. L’Echo. https://www.lecho.be/dossiers/elections-en-belgique/thomas-dermine-ps-on-s-est-partiellement-trompe-d-ennemi-pendant-la-campagne/10553443.html?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwY2xjawEhzw9leHRuA2FlbQIxMQABHTOKPdyEYoHN1vAInu2d58bc5ar7xGGt_lEQQEYoUCaOgcGFWn2Iy9lc1A_aem_a8naUySIVD5Ej22wCXSQpw#Echobox=1720167101
- Alexandre Noppe et Stéphane Vande Velde, Georges-Louis Bouchez face aux abonnés du « Soir » : « Je ne défends pas grand-chose de ce gouvernement », 6 avril 2024, Le Soir. https://www.lesoir.be/579326/article/2024-04-06/georges-louis-bouchez-face-aux-abonnes-du-soir-je-ne-defends-pas-grand-chose-de
- Hugues Le Paige, Les promesses et les interrogations de la victoire du PTB, 8 juillet 2024, Lava. https://lavamedia.be/fr/les-promesses-et-les-interrogations-de-la-victoire-du-ptb/
- Dominique Berns, La taxation des riches s’invite dans la campagne électorale, 18 mars 2024, Le Soir. https://www.lesoir.be/575295/article/2024-03-18/la-taxation-des-riches-de-plus-en-plus-au-coeur-du-debat
- Thierry Denoël, 8 Belges sur 10 veulent un impôt sur les grandes fortunes (sondage Le Vif/CNCD-11.11.11), 8 novembre 2023. https://www.levif.be/belgique/sondage-exclusif-8-belges-sur-10-plebiscitent-desormais-un-impot-sur-les-grosses-fortunes/
- Jean-Paul Bombaerts, Une taxe sur le patrimoine des Belges rapporterait environ 10 milliards d’euros, 23 mai 2024, L’Echo. https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/general/une-taxe-sur-le-patrimoine-des-belges-rapporterait-environ-10-milliards-d-euros/10547708.html#:~:text=Le%20patrimoine%20net%20du%201,2023%20par%20la%20Banque%20nationale.
- « L’impôt sur la fortune est une fausse bonne idée », 25 mai 2024, Le Soir. https://www.lesoir.be/590295/article/2024-05-25/limpot-sur-la-fortune-est-une-fausse-bonne-idee & Plus de 400 entrepreneurs s’opposent à une taxe sur le patrimoine, 25 mai 2024, L’Echo. https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/general/plus-de-400-entrepreneurs-s-opposent-a-une-taxe-sur-le-patrimoine/10548279.html#:~:text=Dans%20une%20démarche%20inédite%2C%20plus,le%20patrimoine%20détruisent%20les%20entreprises
- L’entreprise PTB: une dangereuse croissance qui inquiète, 2 mai 2024, Trends-Tendances. https://trends.levif.be/a-la-une/politique-economique/lentreprise-ptb-une-dangereuse-croissance-qui-inquiete
- Loren Balhorn, The European Elections Should Be a Wake-Up Call for the Left, 6 juin 2024, Jacobin. https://jacobin.com/2024/06/2024-european-parliament-elections-left-parties