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Un pape qui a soufflé le chaud et le froid

Anne Morelli

—23 avril 2025

Élu en 2013, le défunt cardinal jésuite argentin Jorge Mario Bergoglio avait choisi son nom en hommage à saint François d’Assise ayant fait vœux de pauvreté. À l’opposé de son prédécesseur, son pontificat fut guidé par la simplicité du protocole et les questions sociales.

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Le pape François, après avoir été l’objet de ma méfiance initiale, a fait de moi une «bergoglienne » (comme on dit à Rome) modérée. Il me semble dans le chaos du monde actuel un point de repère qui peut, moralement et politiquement, guider même des mécréants de mon espèce.

Pour les chrétiens progressistes du XXᵉ siècle, le pontificat de Jean XXIII (1958-1963) et le concile Vatican II (1962-1965) avaient sonné une incroyable ouverture : la justice sociale, la paix dans le monde, le désarmement, l’allégement liturgique, le dialogue avec les autres confessions et les non-croyants devenaient les priorités dans lesquelles s’engager.

Mais ces chrétiens progressistes allaient aller de déception en déception lors des pontificats suivants.

De Charybde en Scylla   

Les complaisances de Paul VI envers Pinochet, Videla et Franco, dont il nie les crimes et taxe par contre les chrétiens progressistes de « communistes », ne les rassurent évidemment pas. C’est ce pape qui coule dans une encyclique (Humanae Vitae) l’interdiction de la contraception. Son malheureux successeur Jean-Paul Iᵉʳ n’a pas l’occasion, en ses 33 jours de pontificat, de faire ses preuves.

Citant la Constitution italienne, le pape rappellera aussi au patronat que les impôts doivent être payés selon la capacité contributive de chacun

Jean-Paul II modernise certes sa « com », sa garde-robe (remaniée par le styliste Castelbajac) et ses objets liturgiques (par les bons soins du joailler Christofle) mais en 1987, il est reçu par le dictateur chilien Pinochet qui se fait acclamer en sa compagnie au balcon du palais présidentiel.

Le 3 avril, de violentes émeutes de protestation éclatent au Chili pendant sa messe, faisant 600 blessés.

Ceux qui avaient espéré une dénonciation de la dictature, coupable notamment de l’assassinat de prêtres proches de la théologie de la Libération, en seront pour leurs frais.

Anne Morelli
Anne Morelli Professeure honoraire de l’ULB, ex- titulaire des cours d’ « Histoire des églises chrétiennes contemporaines » et de « Textes chrétiens contemporains ». Ex- directrice du CIERL (Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité) de l’ULB.

Jean-Paul II, très politiquement engagé aux côtés des États-Unis, conclut secrètement avec Ronald Reagan une sainte alliance contre l’« empire du mal ». Ainsi, la théologie de la Libération est bannie et ses théologiens humiliés publiquement par le pape. Quant aux femmes catholiques qui espéraient que leur émancipation finisse par « contaminer » l’Église et que les portes de la prêtrise leur soient ouvertes, elles restent sur leur faim.

La lettre apostolique de 1994 (« Ordinatio Sacerdotalis ») signée par Jean-Paul II ne leur laisse aucun espoir. Elles sont exclues des fonctions sacerdotales pour les siècles à venir.

Lorsque Ratzinger monte sur le trône pontifical sous le nom de Benoît XVI, la Restauration est complète. Le retour aux fastes baroques en est le symbole visible : le pape revient aux mules rouges en peau de kangourou et au bonnet bordé d’hermine (camauro) qui ne se portait plus depuis Jean XXIII.

Comme pour Jean-Paul II, l’accent est mis sur les interdits moraux qu’il proclame non négociables : l’homosexualité, la contraception, l’avortement, l’euthanasie, le mariage entre personnes du même sexe.

Pourtant, ce théologien raffiné soutient longtemps les « Légionnaires du Christ » et leur fondateur Marcial Maciel, que Jean-Paul II estimait beaucoup, mais qui sera reconnu comme ayant abusé d’au moins 60 mineurs d’âge tout en étant père de plusieurs enfants illégitimes.

L’arrivée du pape François

En 2013, le retrait de Benoît XVI et l’élection de Bergoglio redonnent espoir aux « progressistes », mais une certaine méfiance apparaît immédiatement face au successeur de Ratzinger.

Certes, son style est en rupture avec celui de Benoît XVI. Il a simplifié le protocole, annoncé de profondes réformes du gouvernement de l’Eglise et de ses finances, tancé durement la Curie.

Mais son rôle à la tête des Jésuites argentins pendant la dictature reste obscur et, s’il n’a peut-être pas franchement dénoncé deux prêtres qui seront torturés, il est en tout cas avéré qu’il n’a absolument pas été un résistant à la dictature.

La première encyclique qu’il signe (« Lumen Fidei ») l’est encore avec Benoît XVI qui l’a écrite presque totalement et elle s’en ressent. La préoccupation fondamentale du texte est la relation entre foi et raison et il reprend la doctrine classique avec son langage patriarcal (Dieu le Père, l’homme, les frères) et ses anathèmes contre ce qui n’est pas la famille classique.

L’encyclique ne prend pas au sérieux la crise de la foi chrétienne, n’analyse pas ses causes ni la montée de l’athéisme moderne que Vatican II (1962-1965) avait pourtant déjà pris en compte.

La lutte pour la justice (économique, sociale, écologique) n’y est pas davantage évoquée. Ce premier texte, en totale continuité avec ceux du pape conservateur précédent, déçoit bon nombre de catholiques qui attendaient de la part du pape François une rupture sur le fond et pas seulement sur la forme.

Sans faire la révolution espérée par les catholiques de gauche, le pape jésuite va petit à petit contourner des obstacles que lui posent ses adversaires conservateurs, opérer des replis stratégiques face à ses opposants, mais maintenir pourtant des gestes politiques audacieux et tenter de réformer le gouvernement de l’Eglise.

Un pape anticlérical ?

Dès son accession au trône pontifical, le pape François a durement condamné, devant un parterre de dignitaires de l’Église, l’Église mondaine où fleurit le cléricalisme et les positions idéologiques rigides qui prennent la place de l’Évangile.

Il va évidemment rencontrer les plus grandes résistances de ces dignitaires vivant à Rome comme des princes et n’entendant pas renoncer à leurs privilèges.

Le pape François propose, comme alternative à ce pouvoir, une Église « sans chaîne et sans murs », avec des « portes ouvertes à tous » pour inclure tous ceux qui le désirent et non pour « congédier ou condamner les gens » (Lettre apostolique « Desiderio desideravi » commentée par le pape le 29 juin 2022 aux nouveaux archevêques – Le Figaro, 30 juin 2022).

Cette Église démocratique ne serait plus centralisée, mais synodale, c’est-à-dire basée horizontalement sur le « peuple de Dieu », invité à s’exprimer. Un synode sur l’Amazonie va ainsi se réunir et faire des propositions. Parmi d’autres, il suggère que des hommes mariés puissent exercer les fonctions de prêtre. Mais la proposition va se heurter à une opposition conservatrice farouche et même à des menaces de schisme telles qu’elle sera rapidement enterrée.

La réforme de la Curie romaine elle-même ne va pas sans mal. Les dicastères (départements) de la Curie sont tous placés sur le même pied et avec la même priorité : Annoncer l’Évangile (Constitution apostolique « Praedicate Evangelium » du 19 mars 2022).

Ces départements pourront être présidés par des laïcs (aussi des femmes) et devront se considérer comme « au service » des évêques du monde et de leurs conférences épiscopales. Le travail collectif doit être la norme. Des personnes qualifiées et représentant la diversité de l’Église seront privilégiées.

Sans illusions sur l’enthousiasme qu’allait démontrer la Curie à se réformer, le pape François avait déjà dénoncé la résistance au changement due à la « paresse », la « tiédeur », la « médiocrité spirituelle » ou le repli sur soi-même (message du 29 juin 2022). Son discours n’a pas été suivi d’une profonde modification du gouvernement de l’Église. Le pape François n’a peut-être pas eu la poigne et l’autorité nécessaires au changement.

Esquiver les sujets qui fâchent

Beaucoup de catholiques occidentaux ont quitté dans les dernières décennies leur Église, choqués par son intransigeance par rapport à des questions éthiques : l’euthanasie, l’avortement, le divorce, l’homosexualité, la discrimination des femmes.

Sur plusieurs de ces sujets, il est évident que le pape François était prêt à faire des concessions à l’époque dans laquelle nous vivons. On se souvient de sa célèbre phrase : « Si une personne homosexuelle est de bonne volonté et qu’elle est en recherche de Dieu, qui suis-je pour la juger ? »1

Constatant que le bruit assourdissant des guerres et conflits s’amplifie, il lance un slogan qui ne peut qu’enthousiasmer les pacifistes : « Moins de dépenses militaires, plus d’argent pour l’instruction »

La phrase déclenche aussitôt des réactions violentes de l’aile conservatrice de l’Église.  Le risque de schisme est présent et l’entourage du pape va minimiser ces propos en rupture avec les documents précédents de l’Église.

L’empathie est pour le pape préférable à l’inflexibilité. Aux parents de jeunes gays il conseille de ne pas condamner leurs enfants, mais de les accompagner (audience du 26 janvier 2022).

Alors que la droite catholique s’était rageusement mobilisée, en France notamment, contre l’ouverture du mariage civil aux personnes de même sexe, le pape lui fait subir un véritable camouflet.

En effet, il rappelle que la doctrine catholique sur le mariage ne change pas, mais il préconise à plusieurs reprises en 2020-2021 que la loi civile reconnaisse le droit des homosexuels à avoir une famille à travers un mariage civil ou une forme de PACS. Le distinguo est neuf.

En décembre 2023, le pape approuve et signe la déclaration « Fiducia supplicans », de la Congrégation pour la doctrine de la foi (rebaptisée dicastère), qui autorise la bénédiction par le clergé catholique des couples « irréguliers » (cohabitants ou divorcés) et des couples de même sexe.

Malgré les restrictions du texte, précisant qu’il ne s’agit pas du sacrement de mariage, ni d’un rite, ce pas vers les homosexuels est jugé durement par les catholiques les plus traditionalistes et certains évêques annoncent rapidement qu’ils ne se soumettront pas au texte du nouveau dirigeant du dicastère, le cardinal argentin Victor Manuel Fernandez, nommé par le pape six mois plus tôt comme nouveau « Gardien de la foi ».

Ils seront finalement autorisés à appliquer ou non cette déclaration.

Le pape François va traiter de la même façon d’autres questions morales que ses prédécesseurs avaient jugées « non négociables ».

Il consent l’accès aux sacrements à des divorcés remariés, mais ne généralise pas cette permission, qui reste à traiter cas par cas.

À propos de l’avortement, l’intransigeance reste de mise. Le pape, lors de son voyage en Belgique en 2024, a réitéré en termes violents sa condamnation des médecins pratiquant l’avortement et a proposé le roi Baudouin à la béatification justement parce que le souverain n’avait pas voulu promulguer la loi belge permettant l’avortement.

Mais alors que des évêques américains voulaient en 2021 refuser la communion au catholique Joe Biden parce que favorable au droit des femmes de choisir l’avortement, le Pape répond à un journaliste américain : « Moi, je n’ai jamais refusé à personne l’eucharistie. »2

Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre des représentants américaine, catholique et « pro choice », est privée d’eucharistie aux États-Unis, mais communie à Rome, lors d’une messe présidée par le pape François dans la basilique Saint-Pierre le 29 juin 2022.

Dans la question de l’euthanasie, théorie et pratique s’éloignent pour le pape François. Il ne manque pas une occasion de marquer son opposition morale à une mort provoquée mais lorsque la question se pose très concrètement en Italie, le Vatican choisit d’appuyer, comme un moindre mal, la loi sur le suicide assisté contre celle sur l’euthanasie.

La revue des jésuites « Civiltà cattolica », avec l’approbation du Saint-Siège dont elle est une sorte d’organe officieux, s’ouvre au suicide assisté en janvier 2022 par un article de Carlo Casalone, jésuite et médecin. L’auteur approuve sous certaines conditions ( la douleur, la maladie irréversible, la dépendance à des traitements de survie artificielle…) la possibilité pour les malades d’obtenir une mort volontaire médicalement assistée.

Une proposition qui scandalisera également les milieux traditionalistes de l’Église.

En fait, depuis son élection, le pape François a cependant évité les « sujets qui fâchent » et qui avaient été fondamentaux pour son prédécesseur. Il répète à l’envi que l’enseignement moral de l’Église ne doit pas primer sur l’annonce de l’Évangile. Il envoie régulièrement aux catholiques trop centrés sur les questions bioéthiques et de morale sexuelle des messages prônant surtout une Église inclusive.

Il élude la question du célibat des prêtres ou de l’accès des femmes à la prêtrise. Dans ce dernier domaine, les ouvertures au lectorat et à l’acolytat et même la nomination d’une femme à la tête d’un dicastère sont minimes et n’affrontent pas l’organisation puissamment patriarcale de l’Église.

Il a dû refuser les propositions du Synode d’Amazonie d’ordonner des hommes mariés, en une courbe rentrante sans doute destinée à apaiser sa droite conservatrice.

Pour le pape François, les vrais enjeux, en Amazonie comme ailleurs, sont économiques, sociaux et politiques.

Les réfugiés et les migrants

Dans son discours du Nouvel An 2022, le pape François expose ses priorités devant les ambassadeurs de 183 États.

Il balaye ainsi les thèmes qui lui sont chers : l’accueil des migrants, les inégalités sociales, la prolifération des armes, les guerres, les brevets qui freinent les vaccinations…

Les « principes non négociables » de ses prédécesseurs sont à peine évoqués.

Sur la question des migrants, le pape a commencé son pontificat par un voyage à Lampedusa, l’île italienne où des milliers de migrants abordent. Il y a dénoncé la « globalisation de l’indifférence » face à leurs drames.

Il s’est clairement exprimé sur cette question à la télévision italienne3. Il y a condamné le renvoi de migrants dans les « lager » des trafiquants en Libye. Il a condamné ceux qui refusent aux bateaux des ONG d’aborder dans les ports italiens pour débarquer ceux qu’ils ont sauvés en mer.

Sur ces deux points, l’extrême-droite italienne de Salvini, moteur de ces interdictions, était clairement dénoncée, même si cet homme politique s’expose souvent un chapelet à la main.

Alors que le gouvernement d’extrême-droite de Giorgia Meloni tentait de criminaliser les sauveteurs de migrants en Méditerranée, le pape a remercié ces sauveteurs pour leur courage et a félicité notamment l’ONG « Mediterranea Saving Humans » (décembre 2023). Lors de sa visite à Marseille, en septembre 2023, le pape François avait déjà fait un appel vibrant en faveur des migrants dont le sang ensanglante la Méditerranée (voir « Le Monde », 24/25 septembre 2023, et 26 septembre 2023).

Le pape a proposé une politique migratoire d’intégration pour contrer la crise démographique.  Il a été cinglant à d’autres reprises à l’adresse de la politique européenne sur les migrants.

En visite à l’île grecque de Lesbos, en première ligne dans la question migratoire, son discours condamne l’indifférence et le cynisme de la politique européenne qui accepte que réfugiés et migrants puissent vivre dans des conditions inacceptables et pense même à utiliser ses fonds pour construire des murs4.

Le pape a condamné ceux qui s’opposent à l’accueil au nom de « prétendues valeurs chrétiennes », alors que l’hospitalité envers l’étranger est justement une valeur chrétienne essentielle.

Les migrants subissent et paient les conséquences des politiques économiques et militaires, dit-il. François a exhorté à s’intéresser aux causes profondes des migrations, à parler avec vigueur « de l’exploitation des pauvres, des guerres oubliées et souvent largement financées, des accords économiques conclus aux dépens des populations, des manœuvres secrètes pour le trafic et le commerce des armes en provoquant leur prolifération … ».

Sur la question des migrants, le pape a commencé son pontificat par un voyage à Lampedusa, l’île italienne où des milliers de migrants abordent

En visite en République démocratique du Congo, le pape François dénoncera vigoureusement le pillage des ressources du continent africain (« Le Monde » 2 février 2023).

Il sera extrêmement violent pour dénoncer le ministre italien de l’Intérieur, Marco Minniti. À la tête de la principale fabrique d’armes italienne (Med-Or), celui-ci a aussi été à l’origine des accords avec la Libye, permettant à ce pays très peu démocratique d’enfermer les candidats à l’émigration dans des camps de concentration où ils vivent une détention atroce.

En février 2022, le pape va boycotter une rencontre entre évêques et maires de la Méditerranée à laquelle il était invité. La présence de Marco Minniti, que le pape taxe de « criminel de guerre », a justifié son absence.

La course aux armements la guerre

Dans son intervention à la télévision italienne, le pape François a très concrètement rappelé qu’une année sans armes permettrait d’apporter nourriture et éducation à tous ceux qui en sont privés.

Son message de Pâques 2021 était déjà axé sur la nécessité du désarmement. Le scandale de notre époque est le renforcement des arsenaux militaires.

Dès septembre 2013, à propos de la Syrie, le pape avait dénoncé les « frappes » lancées contre le pays. Par mesure de rétorsion ? François ne croit pas qu’il faille répondre par une guerre à une situation préoccupante. La violence n’engendre que la violence, n’allège pas la souffrance d’un peuple, mais l’augmente. Le 13 septembre 2014, il avait aussi, sur le plus grand cimetière de la Première Guerre mondiale(100.000 tombes), dénoncé la guerre comme une folie « derrière laquelle il y a des intérêts, des plans géopolitiques, l’avidité d’argent et le pouvoir, l’industrie de l’armement ».

Le 2 novembre 2021, jour des morts, le pape François s’est rendu dans le cimetière français de Rome, non pour exalter l’héroïsme des soldats, mais pour assurer que ces tombes crient « Arrêtez-vous, fabricants d’armes ». Il a encouragé à lutter « contre les guerres et l’industrie des armes ». Le pape renouvellera cet appel le 1ᵉʳ janvier 2022 lors de la Journée mondiale pour la paix. Constatant que le bruit assourdissant des guerres et des conflits s’amplifie, il lance un slogan qui ne peut qu’enthousiasmer la vieille pacifiste que je suis : « Moins de dépenses militaires, plus d’argent pour l’instruction ».

Quelques semaines plus tard, le déclenchement de la guerre en Ukraine va confronter le pape à de grandes difficultés.

La guerre en Ukraine

Lors de l’Angélus marquant le passage de l’an 2021 à l’an 2022, les propos du pape n’attirent guère l’attention des médias. Il tonne, comme d’habitude, de manière générale, contre la guerre et ses dépenses. Il rappelle que les fonds destinés à l’armement seraient mieux investis dans la santé, l’éducation, les infrastructures ou la sauvegarde de l’environnement.

Après le déclenchement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine soutenue par l’Occident, le 21 février 2022, ces mêmes propos, en pleine hystérie belliqueuse, vont faire scandale, mais le pape François ne plie pas.

Dans sa prière du 27 février 2022, il rappelle l’article 11 de la Constitution italienne. Celui-ci énonce clairement que « l’Italie répudie la guerre comme instrument d’offense à la liberté des autres peuples et comme moyen de résolution des conflits internationaux ».

Le lendemain, il reçoit les ex-militaires italiens victimes de l’uranium appauvri qu’ils ont lancé sur les populations civiles pendant les guerres de l’OTAN. Le pape les assure de son soutien alors que cette association fait pression sur le gouvernement italien pour qu’il ne s’engage pas dans une nouvelle guerre, n’envoie pas sur un front des militaires italiens et n’utilise pas pour des armes de l’argent qui pourrait être utilisé bien plus utilement.

Le pape tient bon et refuse de prendre parti pour la Russie ou l’Ukraine. Il se rend en personne – fait sans précédent – à l’ambassade russe au lendemain du déclenchement des hostilités. Il en appelle aux négociations, mais ne prononce pas de condamnation formelle de l’un ou l’autre camp.

Il recadre le Cardinal Parolin, secrétaire d’État du Vatican, qui avait justifié l’usage des armes.  En mars, il s’entretient par vidéoconférence avec le patriarche de Moscou, Kiril, qu’il avait rencontré à Cuba en 2016.

À la fin de son audience générale du mercredi 23 mars 2022, il se déchaîne durement en italien contre les pays européens, membres de l’OTAN, qui se sont engagés à augmenter leurs dépenses militaires à 2 % de leur PIB. La guerre en Ukraine est le fruit de la vieille logique de pouvoir, dit-il. Mais il réunit les deux pays dans une consécration au Cœur immaculé de Marie, une dévotion au désuet parfum de Fatima et de guerre froide. Le cardinal Mercier l’avait déjà utilisée pendant la Première Guerre mondiale pour confier la Belgique au Cœur immaculé de Marie, mais la nouveauté réside ici dans le fait que Bergoglio demande cette protection conjointement pour les DEUX belligérants.

Le pape est désormais accusé d’être « poutinien ». Il est soumis à de nombreuses pressions et finit par bénir en avril un drapeau ukrainien, tout en continuant à dénoncer les causes structurelles de la guerre, des deux côtés (impérialismes, nationalismes, lobbys de l’armement …).

Pour le vendredi saint 2022, le pape François veut un geste de réconciliation digne de l’esprit de l’Évangile (Mathieu 5, « Aimez vos ennemis … »).

Deux femmes, l’une russe et l’autre ukrainienne, porteront la croix. Albina et Irina, symboles des gens ordinaires qui veulent la paix, « scandaleusement » ensemble et préservées de la haine.

Il « aggrave » ainsi son cas. Le Monde (12 mars 2022) avait déjà titré, faisant un parallèle avec l’absence de critique de Pie XII à propos du massacre des Juifs : « Les silences du pape François » mais après Pâques, les critiques ukrainiennes se font violentes et l’ambassade d’Ukraine auprès du Saint-Siège réagit à cette équidistance du pape.

Le pape François n’a pas non plus accepté d’aller à Kiev pour ne pas donner l’impression de soutenir l’un des camps en présence, mais a relancé l’activité diplomatique du Saint-Siège.

C’est cependant le 3 mai 2022 que son attitude critique va entraîner les plus violentes réactions.

Dans une interview au quotidien italien Corriere della Sera,le pape ne fait pas porter la responsabilité du conflit sur la seule Russie.

Il rappelle que l’expansion de l’OTAN vers l’Est a fait monter la tension et a pu entraîner la Russie « à mal réagir et à déclencher le conflit ».

Pour le pape François, l’impérialisme sévit des deux côtés (Interview à la Radio-télévision suisse de langue italienne-RSI 10 mars 2023). Il se dit prêt à rencontrer Poutine comme Zelensky (aux journalistes l’interrogeant à son retour du Soudan en février 2023). La guerre n’est pas un film de cowboy avec d’un côté les bons et de l’autre les méchants (lors de sa rencontre au Kazakhstan en septembre 2022 avec des jésuites russes). Avant le déclenchement du conflit, « L’OTAN est allée aboyer aux portes de la Russie ».

Il prône un nouvel accord d’Helsinki, comme en 1975, entre les belligérants. Son message depuis le Kazakhstan est centré sur les guerres auxquelles on ne doit pas se résigner.

Le pape, au retour de son voyage en Mongolie (septembre 2023) défendra même dans sa conférence de presse la culture russe « qu’il ne faut pas effacer pour des raisons politiques ». Il signe là, comme tous les pacifistes, son diplôme d’agent de l’ennemi, largement distribué en cas de guerre à ceux qui n’embraient pas dans la propagande belliciste du camp qui leur est assigné. Il sera accusé de propagande impérialiste en faveur de la Russie.

Le conflit entre Israël et la Palestine arrachera au pape les mêmes condamnations. Il condamne très fermement l’action armée du Hamas du 7 octobre 2023, mais aussi celle d’Israël contre les civils palestiniens.

En novembre 2023, il n’hésite pas à recevoir un groupe de proches des otages israéliens et, une demi-heure plus tard, un groupe de Palestiniens de Gaza. Cette initiative sera violemment contestée par les juifs, mais le pape consacrera ce jour-là son audience générale au droit à la paix qu’ont les DEUX peuples. Il aurait dit lors de l’audience privée « Le terrorisme ne se combat pas par le terrorisme »…

Un pape communiste ?

On connaît l’adage attribué à Mgr Romero « Quand je donne à manger à un pauvre, on dit que je suis un Saint. Quand je demande pourquoi il est pauvre, on dit que je suis communiste ».  L’adage s’applique parfaitement à Bergoglio qui, par ailleurs, a ressorti dès son élection le dossier de béatification de Mgr Romero, bloqué par Jean-Paul II et Benoît XVI5. Il n’est certes pas communiste, comme le prétendent les néoconservateurs américains, mais son attitude face à l’Église populaire et à la théologie de la Libération est « compréhensive ».

Il n’aura pas à subir les humiliations que Jean-Paul II a dû affronter en Amérique latine. Au Nicaragua, par exemple, le 4 mars 1983 Jean-Paul II traite la théologie de la Libération d’« absurde et dangereuse », ce qui entraîne immédiatement une forte contestation en pleine messe et oblige le pape, furieux, à quitter précipitamment le pays.

Les prises de position du pape François en matière économique sont tranchées. Il critique radicalement le capitalisme aveugle et la main invisible du marché pour prôner au contraire une distribution équitable des richesses.

Il intervient concrètement sur le terrain des luttes sociales en Italie. Un pragmatisme certainement hérité de sa formation de jésuite.

Lorsque l’entreprise « Grafica Veneta », qui imprime ses œuvres (comme par ailleurs celles d’Obama et Harry Potter !) est épinglée pour le traitement dégradant qu’elle réserve à ses travailleurs pakistanais (12 heures par jour sans pause, confiscation de leurs documents et téléphones, coups …) le pape intervient et écrit en août 2021 : « La dignité des personnes est aujourd’hui trop souvent et facilement écrasée par un travail d’esclaves, dans le silence complice et assourdissant de la plupart des gens ».

Lors de la Journée mondiale de la paix, le 1ᵉʳ janvier 2022, il en appelle à la justice sociale et met l’accent sur l’exploitation dont sont l’objet les travailleurs précaires et les migrants. Cette exploitation, ce sont les entreprises et le monde politique qui en sont responsables.

Dans l’inévitable césure politique gauche/droite, le pape a condamné à plusieurs reprises la droite (notamment le gouvernement italien) et ses discours d’intolérance, de xénophobie et de haine des pauvres.

Une partie de l’Église italienne, et notamment le Cardinal Ruini, ex-président de la Conférence épiscopale italienne, combat frontalement le pape pour cette raison et soutient la droite raciste représentée par Matteo Salvini.

Le 16 octobre 2021, le pape François a prononcé, l un discours radical invitant au changement social, économique et écologique.

Les pauvres doivent en être les acteurs et y retrouver leur dignité. Son livre « Tierra, techo, trabajo », adressé aux mouvements populaires sud-américains, avait déjà été publié par les éditions de « Il Manifesto », un quotidien qui s’affiche en première page comme communiste.

Intervenant en faveur du revenu garanti et de la diminution effective des heures de travail, le pape ajoute une réflexion que ne peuvent contredire les historiens : « Au XIXe siècle, les ouvriers travaillaient douze, quatorze, seize heures par jour. Lorsqu’ils ont conquis la journée de huit heures, rien n’a explosé, contrairement à ce qu’avaient prévu certains secteurs ».

Il critique radicalement le capitalisme aveugle et la main invisible du marché, pour prôner au contraire une distribution équitable des richesses

Le pape François a encouragé la candidature aux postes importants de l’Église italienne de progressistes comme le Cardinal Matteo Zuppi. Celui-ci avait présenté en 2018, en compagnie de  Luciana Castellina, une vieille communiste de l’ultragauche italienne, le recueil de discours de Bergoglio aux mouvements populaires (« Tierra – Techo – Trabajo ») publié par « Il Manifesto ».

Ceux qui traitent le pape de communiste n’omettront pas d’ajouter qu’il s’est aussi dit prêt à aller en Corée du Nord si Pyongyang l’invite officiellement et si cela peut servir à promouvoir la paix.

En 2019, il a aussi réhabilité le prêtre italien Eugenio Melandri, très impliqué dans les combats pour la justice, les plus pauvres et la paix, qui avait été « suspens a divinis » en 1989 par Jean-Paul II, parce qu’élu député européen sur les listes de « Democrazia proletaria ». Recevant l’exclu, le pape François lui aurait dit « Hai fatto bene » (Tu as bien fait)6.

De même, Bergoglio réhabilitera le prêtre nicaraguayen sandiniste, Ernesto Cardenal, publiquement humilié par Jean-Paul II et le prêtre pédagogue des pauvres Lorenzo Milani.

En septembre 2022, invité par le président du patronat italien (Confindustria) Carlo Bonomi à intervenir à l’Assemblée annuelle des entrepreneurs, le pape François n’hésitera pas à intervenir à propos de ce qu’est un travail digne et de ce que doit être un salaire de travailleur. La part consacrée à la rétribution de l’ensemble des travailleurs est trop faible par rapport aux salaires des top-managers et par rapport à ce que touchent les actionnaires, dit le pape aux chefs d’entreprises.

Citant la Constitution italienne, le pape rappellera aussi au patronat que les impôts doivent être payés selon la capacité contributive de chacun…

En conclusion

Le lecteur a compris que j’ai symboliquement (en tant que pacifiste et de gauche) applaudi le pape François des deux mains pour sa position courageuse envers les migrants et la guerre. Les évangiles ne disent pas qu’il faut aider son prochain, sauf s’il est dépourvu de titre de séjour. Ils ne disent pas non plus qu’il est interdit de tuer, sauf s’il s’agit d’un Palestinien. Le pape François l’a rappelé avec force.

Il a eu le courage de recevoir en audience privée la femme et les enfants de Julian Assange, qui pour moi est un martyr contemporain de la liberté de la presse, traqué par les États-Unis (30 juin 2023).

Il cite fréquemment la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qu’il considère comme « l’une des plus hautes expressions de la conscience humaine ».

Je me sens proche aussi de ses critiques envers notre système économique.

Finalement, les questions morales qui fâchent, il les a plutôt esquivées en bon jésuite et, personnellement, ne faisant plus partie de l’Eglise, il m’importe peu de savoir si les divorcés remariés peuvent communier ou si celui qui demande l’euthanasie ira ou pas en enfer.

Le pape François s’est aussi prononcé dans un sens progressiste à propos des missions et des fastes baroques du pouvoir papal.

Il a jugé néfaste – à l’opposé de siècles de missions et conversions – l’évangélisation des non-chrétiens et les tentatives de « convaincre l’autre mentalement par l’apologétique ou la raison ».

Il s’obstine à vivre simplement dans une communauté religieuse, sans en faire une humilité ostentatoire.

Le calice de Jean-Paul II était signé Christofle, celui que le pape François reçoit à Lampedusa en 2013 est sculpté dans le bois des barques échouées sur l’île.

Il a définitivement rendu obligatoire la messe « modernisée » par Vatican II et se garde d’aborder des thèmes théologiques tels que la présence réelle ou pas du Christ dans l’eucharistie, qui divisent les chrétiens.

S’il n’a, pas plus que ses prédécesseurs, réussi à arrêter l’hémorragie de fidèles et le déclin de la foi, il a évité jusqu’à présent le schisme des traditionalistes qui ont bloqué plusieurs de ses projets.

Il n’aura pas du tout été un simple pape de transition mais a pris acte du fait que l’Eglise n’est plus dans de nombreux pays dans un rapport de force lui permettant d’imposer sa morale à toute la société. Cette morale, de toute façon, lui importe moins que l’annonce de l’Evangile, pacifique, solidaire et bienveillant, dans le monde d’aujourd’hui.

Dans un de ses films, Nanni Moretti s’énervait devant son écran de télévision en voyant défiler des hommes politiques débitant tous, quel que soit leur parti, le même credo néo-libéral. Il les invectivait : « Ma di qualcosa di sinistra » (Mais dis quelque chose de gauche).

Curieusement, l’athée que je suis a trouvé dans le pape François, avec ses contradictions et son parcours pas toujours linéaire, sa courageuse solitude face aux délires belliqueux et aux pouvoirs économiques sans limite, quelque chose qui ressemble à ce qui, pour moi, devrait être la gauche.

Footnotes

  1. Conférence de presse dans l’avion, le 28 juillet 2013
  2. Pendant son vol de retour de Slovaquie en 2021
  3. RAI 3, dimanche 6 février 2022, à l’émission « Che tempo fà » de 20h40
  4. Le Monde, 7 décembre 2021
  5. Romero sera béatifié en 2015 et canonisé à Rome en 2018
  6. Témoignage de l’intéressé reproduit dans « Il Manifesto » à l’occasion de sa mort (29 octobre 2019)