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Sans-papiers : êtres humains et travailleurs

Gil Puystiens

—31 août 2023

Le débat sur les sans-papiers se limite trop souvent à une discussion entre l’extrême droite, qui veut “protéger” les frontières, et la gauche humanitaire. Notre politique migratoire devrait protéger les droits humains, or l’humanitarisme se révèle insuffisant pour atteindre cet objectif.

Les sans-papiers sont des personnes qui ne possèdent pas de titre de séjour en règle. Concrètement, il s’agit des personnes qui ont immigré en Belgique par des voies illégales, des personnes qui ont prolongé leur séjour au-delà de la durée autorisée par leur permis de séjour ou des personnes dont la demande d’asile a été rejetée et qui restent néanmoins en Belgique. Selon une enquête récente, 112.000 personnes au total se trouveraient dans cette situation en Belgique. 1 Ces personnes ne jouissent d’aucun droit civil, ne peuvent ouvrir de compte bancaire, n’ont pas droit à la sécurité sociale et peuvent être arrêtées et expulsées à tout moment. Telle est la réalité vécue par toute une catégorie de personnes depuis 1973.

Dans le même temps, il est difficile pour ces personnes de s’affranchir de leur condition. Depuis 1981, la Belgique dispose d’une loi permettant aux sans-papiers de régulariser leur situation. Les conditions à remplir sont cependant tellement vagues et aléatoires que les sans-papiers se retrouvent à la merci de décisions arbitraires.

L’humanitarisme

Gil Puystiens est étudiant en master d’histoire à la KULeuven.

La situation des sans-papiers a suscité beaucoup d’indignation. Non seulement de la part des sans-papiers eux-mêmes, mais aussi de différentes organisations de la société civile. C’est surtout à partir des années 1990 que la colère face à cette situation inhumaine s’est intensifiée. L’événement qui a mis le feu aux poudres a été l’assassinat par des gendarmes de la jeune Nigériane Semira Adamu, le 22 septembre 1998, lors d’une déportation forcée. Soudain, la réalité de milliers de sans-papiers éclatait au grand jour. Diverses organisations, telles que l’ASBL CIRé (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers) ont mené des actions aux côtés des syndicats et des étudiants pour tenter d’améliorer la situation. En 1999, le gouvernement arc-en-ciel de Guy Verhofstadt a finalement pris des mesures pour régulariser 38.000 personnes.2

Il faut tout de fois souligner que cette lutte, de même que les décisions du gouvernement, ont été inspirées par des considérations humanitaires. Notamment, les révélations sur les cas de personnes se trouvant depuis des années en procédure d’asile en Belgique. Ce sont ces personnes qui seraient les principales bénéficiaires de la vague de régularisation. Le problème n’a donc pas été résolu. Il s’agissait d’une mesure temporaire qui ne visait qu’une catégorie spécifique de sans-papiers. La plupart des demandeurs qui se sont vus exclus de la vague de régularisation étaient des personnes dont la procédure d’asile trainait en longueur ou avait expiré. Elles ont vécu cette situation comme une déconsidération profonde et ont dénoncé les accents paternalistes de la mesure.  Mais pourquoi tant de personnes sont-elles restées sur le carreau ? Selon Mohamed, un militant qui n’a pas été régularisé, la réponse à cette question se trouve dans notre système économique.

Migration et capitalisme

Pour augmenter les profits, il existe plusieurs dynamiques dans le capitalisme. La première est la formation d’une armée de réserve industrielle composée de chômeurs. Marx a déjà analysé que l’existence d’un grand nombre de chômeurs augmente la concurrence au sein de la classe travailleuse. Si, pour chaque travailleur, il y a toujours un chômeur prêt à le remplacer, le capitaliste est bien mieux armé pour imposer des conditions de travail constamment revues à la baisse. C’est également dans cette perspective qu’il convient d’envisager la vague de migration de main-d’œuvre après la Seconde Guerre mondiale. Le nombre de chômeurs en Belgique a diminué et la demande de main-d’œuvre a explosé.

Leur statut n’engendre pas seulement une énorme incertitude, mais exacerbe également la concurrence entre les travailleurs.

Mais tout change dans les années 70. La crise économique a également touché la Belgique, entraînant à terme une augmentation du taux de chômage. Pour ne rien arranger, de plus en plus de travailleurs immigrés se sont syndiqués, rendant le système de migration pour la main d’œuvre moins attrayant. Ce n’est pas une coïncidence s’il s’agit de la période dite de “l’arrêt de l’immigration”. Contrairement à ce que son nom suggère, le but n’était pas d’arrêter l’immigration. Ce qui était recherché à travers cette mesure c’était l’arrêt (en grande partie) de la migration organisée de la main-d’œuvre. En outre, et c’est peut-être le point le plus important, l’arrêt de l’immigration a également criminalisé toutes les migrations irrégulières (main-d’œuvre). De fait, au cours des années qui ont précédé, de nombreuses personnes ont migré vers la Belgique par des voies non officielles. Elles ont trouvé du travail relativement facilement et ont pu régulariser leur situation. Suite à l’instauration de l’arrêt de l’immigration, cela est devenu quasiment impossible et de nombreux canaux officiels de migration de main-d’œuvre ont également été fermés. À partir de là, les migrants en situation irrégulière avaient peu de chances de pouvoir régulariser leur situation, et couraient en outre le risque d’être expulsés.

C’est ainsi qu’une deuxième armée de réserve industrielle a été constituée. Certes, il y avait encore des milliers de travailleurs migrants, mais ceux-ci n’avaient désormais plus droit à la sécurité sociale, à la syndicalisation et aux assurances. Par ailleurs, le risque d’expulsion a pour effet de réduire au silence de nombreux sans-papiers. Ainsi, il existe tout un groupe de travailleurs actifs dans les secteurs de la construction, de l’hôtellerie et du nettoyage qui peuvent être exploités pour accroître la concurrence entre les travailleurs de ces secteurs. Et nombreux sont les employeurs qui ont su tirer parti de ces sans-papiers. Une main-d’œuvre quasi gratuite et des risques quasi inexistants. L’historienne des migrations Sara Cosemans décrit cette dynamique comme l’introduction du néolibéralisme dans le droit des migrations. Le point essentiel est que le recours à la main-d’œuvre étrangère est considéré sous un angle positif, alors qu’il est hors de question d’accorder des droits de citoyenneté aux étrangers.3 Cette idée a dominé la politique migratoire belge depuis les années 1970.

« Nous sommes des travailleurs sans papiers »

Les accents paternalistes de la vague de régularisation de 2000, outre le fait que de nombreux sans-papiers soient restés condamnés à cette deuxième armée de réserve, ont suscité des frustrations grandissantes. C’est aussi ce qui a conduit à la mise sur pied, en 2005, de l’Union pour la défense des sans-papiers (UDEP). Certaines différences majeures sont toutefois à noter par rapport à la situation qui prévalait quelques années plus tôt. Non seulement l’initiative venait désormais des sans-papiers eux-mêmes, mais l’approche était également différente. L’UDEP ne voulait pas faire de distinction entre les personnes en procédure d’asile et les autres sans-papiers. Au lieu d’une approche humanitaire, elle voulait une approche de classe.

Dans une interview, son cofondateur Ali Guissé explique pourquoi cela était si important. Dès le départ, l’UDEP s’est engagée dans la lutte contre le travail non déclaré et pour les droits sociaux. Elle agissait selon le principe que la lutte contre le travail non déclaré était positive pour l’ensemble de la classe travailleuse belge, notamment parce qu’elle permettait de réduire la concurrence entre les travailleurs. C’est pourquoi dès le début, un rapprochement intense a été opéré avec les syndicats belges, et les militants de l’UDEP se sont rendus sur les piquets de grève à l’aéroport de Zaventem, par exemple.

Plus que des personnes sans-papiers, nous sommes des travailleurs sans-papiers

En collaboration avec les syndicats, les organisations de la société civile comme le CIRé et les avocats du Progress Lawyers Network, l’UDEP a rédigé une proposition de loi. Ils voulaient ainsi introduire une loi qui mettrait fin au caractère arbitraire de la procédure de régularisation.4 Il faut également souligner que le projet de loi ne visait pas seulement les personnes en procédure d’asile, mais aussi et surtout les personnes travaillant en Belgique. “Plus que des personnes sans-papiers, nous sommes des travailleurs sans papiers”, résume Ali Guissé.

Le combat de l’UDEP sera payant : au cours de la période 2009-2011, quelque 26.000 personnes ont reçu des papiers sur la base de critères humanitaires.5 La proposition de loi de l’UDEP n’a cependant pas été approuvée. Ainsi, pour la grande majorité des sans-papiers, aucune solution durable n’a été trouvée. Ces personnes continuent de vivre dans l’incertitude la plus totale. Diverses mesures ont donc été prises depuis 2009. La plupart d’entre elles partageaient le même objectif et la même approche : une modification de la loi pour régulariser la situation de milliers de travailleurs sans papiers.  L’année dernière, l’initiative citoyenne In My Name a atteint la Chambre après que des milliers de personnes aient signé sa pétition en faveur de l’adoption d’une loi qui prévoit exactement ce que l’on tente de faire depuis 2009 : en finir avec le caractère arbitraire de la procédure de régularisation. Malgré le soutien de la rue, la loi n’a toujours pas été adoptée. La lutte pour les droits des sans-papiers et contre le dumping social est donc loin d’être gagnée.

La lutte des sans-papiers est l’affaire de toute la classe travailleuse

La situation des sans-papiers en Belgique est désastreuse, on pourrait parler d’esclavage moderne. Il y a beaucoup plus à dire sur les causes des migrations que ce qui a été dit ici. Cependant, si une chose est claire sur la situation des sans-papiers en Belgique aujourd’hui, c’est bien qu’une vision humanitaire ne suffit pas. Les sans-papiers font partie de la classe travailleuse belge. Chaque jour, des milliers de sans-papiers contribuent à la société belge : qu’ils et elles soient ouvriers du bâtiment, nettoyeurs ou techniciens, ils et elles travaillent parfois jusqu’à 16 heures par jour, pour les salaires les plus bas, et n’ont pourtant aucun droit. Leur statut, qui est délibérément créé et maintenu, n’engendre pas seulement une énorme incertitude, mais exacerbe également la concurrence entre les travailleurs. Pour toutes ces raisons, nous devons à tout prix être solidaires des luttes des travailleurs sans papiers.

Footnotes

  1. Dries De Smet, ‘Alle sans-papiers in België samen vormen een stad zo groot als Brugge’, De Standaard, 12 avril 2023, sec. Binnenland, https://www.standaard.be/cnt/dmf20230411_96637282.
  2. Martin Baldwin-Edwards et Albert Kraler, Regine : Regularisations in Europe.(Amsterdam : Pallas, 2009), 193.
  3. Sara Cosemans, “Undesirable British East African Asians. Nationality, Statelessness, and Refugeehood after Empire’, Immigrants & Minorities 40, n° 1-2 (4 mai 2022): 210-39, https://doi.org/10.1080/02619288.2021.1967752.
  4. 6 PROGRESS Lawyers Network, Migratiebeleid, regularisatie en respect voor de fundamentele rechten: syllabus, Politique d’immigration, régularisation et droits fondamentaux : syllabus, PROGRESS Lawyers Network (Anvers) [aut] (Anvers : Jespers, 2006), 177-93.
  5. ‘Jaarverslag migratie 2011’, Myria, geraadpleegd 28 mai 2023, https://www.myria.be/nl/publicaties/jaarverslag-migratie-2011.