Rendre l’impensable pensable, contre toute objection pratique. Dans un premier ouvrage passionnant, Grenskolonialisme (Colonialisme des frontières), Albina Fetahaj défend une idée audacieuse: un monde sans frontières. «Plus les capitaux ont circulé librement à travers le monde, moins les gens ont été libres.»

«Pas de frontières ouvertes. Pas de frontières du tout», déclare Albina Fetahaj dans un éclat de rire provocateur. La jeune Brugeoise, née en Belgique de parents réfugiés kosovars, met immédiatement la conversation sur les rails. Son livre est un exercice de réflexion philosophique visant à remettre en question les principes évidents du débat actuel sur les migrations. «On parle toujours de frontières ouvertes ou fermées, mais on ne s’interroge jamais sur ce qu’est réellement une frontière. Je veux montrer qu’une frontière est plus qu’une ligne liée à des États-nations sur une carte morte. La frontière est une structure de pouvoir qui perpétue l’inégalité, un mécanisme discriminatoire et hiérarchique. Mon plaidoyer va au-delà de la suppression des frontières, il remet en question l’ensemble de l’ordre politique et social mondial. Le sujet, ce n’est pas tant la politique frontalière, mais la frontière en tant que concept.»
Sylvie Walraevens : Vous reconnaissez qu’un monde sans frontières est une idée utopique: impossible pour certains, indésirable pour beaucoup. Pourquoi voulez-vous quand même en parler?
Albina Fetahaj : Parce que le débat est bloqué. Nous ne pensons qu’en termes de faisabilité. Nous n’arriverons à rien de cette manière. Au lieu de bricoler à la marge, nous avons besoin d’une imagination radicale. Pendant très longtemps, j’ai moi aussi cru à la ‘réforme’ des frontières. Aujourd’hui, je me rends compte que cela est tout simplement impossible. Nous sommes tellement enfermés dans un paradigme frontalier-colonial que nous avons du mal à en sortir. Nous avons d’innombrables conversations sur les migrations et les frontières, mais nous ne remettons jamais en question la frontière elle-même. C’est absurde! Nous grandissons dans une société qui impose ses structures violentes comme si elles étaient naturelles et immuables. Je veux me libérer de cette évidence. La frontière est intrinsèquement violente. Nous ne pouvons nous libérer de cette violence que lorsque la frontière disparaît.

Nous devons oser rêver d’un monde radicalement différent. Les idées utopiques sont nécessaires, car elles créent un contre-récit, un idéal pour lequel se battre. Sans garantie de succès, comment pouvons-nous encore rendre l’impensable, un monde sans frontières, concevable? L’abolition de l’esclavage et la décolonisation formelle ont longtemps semblé irréalisables pour la plupart des gens, même pour ceux qui souffraient de ces structures oppressives. Pourtant, ils ont continué à défier les limites du concevable. Être bloqué dans un certain mode de pensée est paralysant. Un monde sans frontières est également incompatible avec le récit et l’ordre social et politique actuels. Pourtant, comprendre la frontière comme une construction sociale provoque immédiatement un débat très différent. Il ne faut pas chercher dans mon livre une feuille de route pratique. C’est une invitation à réfléchir ensemble et à travailler avec ces idées. C’est une quête collective.