L’Europe doit reconnaître que sa propre sécurité et celle de l’Ukraine ne peuvent pas être assurées par une stratégie de confrontation visant à isoler la Russie, à aggraver la guerre et à renforcer l’hostilité entre l’UE et la Russie.

Depuis la fin de la guerre froide en 1991, la relation entre l’Union européenne ( UE ) et la Russie a été ponctuée d’occasions manquées, de méfiance et de ratés stratégiques. Ces dernières années, cette relation fragile a mené à une confrontation en Ukraine. La guerre en cours en Ukraine – dévastatrice sur les plans humain, économique et géopolitique – a considérablement et dangereusement creusé le fossé entre la Russie et l’UE. C’est pourquoi il est urgent de réévaluer la façon dont l’Europe comprend les motivations de la Russie et la manière dont elle devrait interagir avec cette voisine.
Le discours dominant en Europe selon lequel la Russie a attaqué l’Ukraine sans raison est historiquement superficiel au point d’être insignifiant et dangereux sur le plan stratégique. Il est essentiel de parvenir à une compréhension plus nuancée des préoccupations historiques de la Russie en matière de sécurité, à une reconnaissance des provocations occidentales après 1991, à un retour de la diplomatie et de la neutralité pour l’Ukraine, et de revenir aux principes de sécurité collective adoptés par les institutions européennes d’après-guerre. Mes propositions ne sont pas un appel à l’apaisement; elles visent à jeter les bases d’une paix durable en Europe et d’une sécurité pour l’Ukraine.
- 1 Position stratégique de la Russie : pour la défense, et non la conquête de l’Occident
- 2 Guerre en Ukraine : expansion occidentale et érosion de la confiance
- 3 Le pas de trop de l’OTAN en 2008
- 4 Le sabotage du processus de paix d’Istanbul par les États-Unis et le Royaume-Uni
- 5 Le silence de la diplomatie : une occasion manquée pour l’Europe
- 6 Un chemin vers la paix : neutralité, contrôle des armements et sécurité collective
- 7 L’impératif moral et stratégique pour la paix
- 8 Un appel au renouvellement du leadership diplomatique européen
Position stratégique de la Russie : pour la défense, et non la conquête de l’Occident
Afin de comprendre comment l’Europe doit s’engager avec la Russie, nous devons commencer par revoir la façon dont la Russie se perçoit et perçoit sa sécurité. Pendant des siècles, le comportement géopolitique de la Russie a moins été guidé par son prétendu expansionnisme vers l’ouest que par la crainte d’une invasion occidentale. Non pas que la Russie succomberait à une sorte de paranoïa, mais cette peur est ancrée dans sa longue histoire. La Russie a été envahie à plusieurs reprises par l’Occident, souvent avec des conséquences catastrophiques pour elle. Le Temps des troubles, au début du 17e siècle, où la Russie a été envahie par la Pologne et la Lituanie; le début du 18e siècle, marqué par les invasions suédoises; l’invasion par Napoléon en 1812 et, bien sûr, l’invasion par l’Allemagne nazie en 1941 : toutes ont laissé de profondes cicatrices dans la mémoire collective de la Russie. Il ne s’agissait pas d’escarmouches frontalières mineures, mais de menaces existentielles qui ont coûté la vie à d’innombrables Russes et causé une profonde dévastation matérielle.

Même l’occupation soviétique des pays de l’Europe de l’Est après la Seconde Guerre mondiale – bien qu’indubitablement répressive – n’est pas née d’un impérialisme soviétique ou russe. Il s’agissait surtout d’une stratégie pour assurer sa sécurité, motivée par le traumatisme de l’invasion hitlérienne, qui a coûté la vie à 27 millions de Soviétiques, et par la décision unilatérale des États-Unis et de leurs alliés de réarmer l’Allemagne de l’Ouest à partir de la fin des années 1940. Le réarmement de l’Allemagne de l’Ouest par les États-Unis a renforcé la détermination de Moscou à maintenir une zone tampon militaire entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Union soviétique.
Tout au long des années 1950, l’Union soviétique a tenté de mettre fin à la menace du réarmement de l’Allemagne en faisant pression sur les États-Unis pour qu’ils acceptent une Allemagne neutre, démilitarisée et réunifiée. Staline a poursuivi dans cette voie en 1952 ( dans la fameuse note de Staline ) et Khrouchtchev a réessayé en 1955 avec le retrait des forces d’occupation soviétiques en Autriche comme modèle de neutralité pouvant être appliqué à l’Allemagne. L’Union soviétique s’était retirée de l’Autriche suite à la déclaration de neutralité de celle-ci en 1955 et à sa promesse de ne jamais devenir membre de l’OTAN. L’Union soviétique espérait utiliser l’exemple de l’Autriche pour inciter les États-Unis à faire de même avec l’Allemagne. Le grand diplomate étasunien George Kennan soutenait résolument la stratégie de paix avec l’Union soviétique sur la base de la neutralité et du désarmement de l’Allemagne. Cependant, Washington a fermement rejeté l’initiative soviétique et a choisi d’intégrer l’Allemagne de l’Ouest remilitarisée à l’OTAN en 1955.
Pendant des siècles, le comportement géopolitique de la Russie a moins été déterminé par son prétendu expansionnisme vers l’ouest que par la crainte d’une invasion par l’Occident.
Dans le contexte actuel, il faut aborder l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 à travers ce prisme historique. Il faut se demander pourquoi la Russie a envahi l’Ukraine et si cette invasion aurait pu être évitée. À l’évidence, les événements de février 2022 sont une réponse à 30 ans de politiques étasuniennes agressives envers la Russie, depuis la chute de l’Union soviétique en décembre 1991. À cela s’ajoute l’attitude totalement dédaigneuse des États-Unis envers les préoccupations de la Russie en matière de sécurité.
La guerre de février 2022 aurait pu être évitée à de maintes occasions. Les États-Unis auraient pu choisir de ne pas étendre l’OTAN à l’Ukraine. Les États-Unis auraient pu choisir de ne pas soutenir un violent coup d’État en février 2014 contre le président ukrainien prorusse. Les États-Unis auraient pu inciter l’Ukraine à appliquer les accords de Minsk II. Les États-Unis auraient pu choisir de négocier avec la Russie en décembre 2021, lorsque le président Poutine a présenté un projet d’accord russo-étasunien sur les garanties de sécurité1. Même dans les semaines qui ont suivi l’invasion, la guerre aurait pu prendre fin en avril 2022, dans le cadre du communiqué d’Istanbul. Parce qu’en fin de compte, l’invasion russe ne visait pas à conquérir l’Ukraine, mais plutôt à la conduire à accepter la neutralité et à renoncer à son adhésion à l’OTAN.
Guerre en Ukraine : expansion occidentale et érosion de la confiance
La guerre en Ukraine n’est pas le résultat d’une agression russe non provoquée, comme on l’entend souvent aujourd’hui. Elle est, au contraire, la conséquence de décennies d’empiètement de l’Occident, et en particulier des États-Unis, sur ce que la Russie considère comme sa zone de sécurité. Après l’effondrement de l’Union soviétique, de nombreux dirigeants russes – en particulier ceux qui étaient favorables aux réformes et à la démocratie – espéraient une nouvelle architecture de sécurité qui inclurait la Russie comme partenaire. Bien qu’ils le nient aujourd’hui, les États-Unis et l’Allemagne avaient explicitement et à plusieurs reprises promis au président soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, et au président russe, Boris Eltsine, que l’OTAN n’avancerait pas davantage vers l’est et que, plus globalement, l’Occident ne profiterait pas de la faiblesse relative de l’Union soviétique et de la Russie dans le contexte de la réunification de l’Allemagne en 19902. Ils ont manifestement menti.
Dès 1992, la Maison Blanche a commencé à planifier l’expansion de l’OTAN. En 1994, l’administration Clinton a élaboré un plan à long terme pour étendre l’OTAN, contredisant totalement les promesses formulées quelques années auparavant. À partir de la fin des années 1990, l’OTAN a commencé à s’étendre vers l’est, en intégrant d’abord la Pologne, la Hongrie et la République tchèque, puis, en 2004, les États baltes, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovénie et la Slovaquie. C’est plus qu’empiéter.
Dès le milieu des années 1990, les États-Unis avaient l’intention d’étendre l’OTAN à la fois à l’Europe centrale et orientale, ainsi qu’au Caucase du Sud, Géorgie comprise. Le plan consistait à encercler la Russie dans la région de la mer Noire et donc à encercler la flotte russe en eaux chaudes basée à Sébastopol, en Crimée, depuis 1783. Cette stratégie s’inscrivait dans la même ligne que celle de Lord Palmerston et de Napoléon III pendant la guerre de Crimée ( 1853-1856).
Zbigniew Brzeziński ( politicologue et expert en politique internationale des États-Unis, conseiller des présidents Lyndon Johnson, Jimmy Carter et Barack Obama ) a décrit cette manœuvre en 1997 dans son livre Le Grand Échiquier3 et dans un article notable sur la géostratégie pour l’Eurasie dans le magazine étasunien Foreign Affairs. Selon Brzeziński, la Russie reculerait devant un tel plan, conçu par les États-Unis pour encercler et affaiblir la Russie. L’état profond étasunien aurait même parlé de « décoloniser la Russie », c’est-à-dire de la diviser en plusieurs morceaux. Brzeziński estimait qu’il fallait pousser la Russie à devenir une confédération faible composée de trois parties largement autonomes : la Russie européenne, la Russie sibérienne et la Russie extrême-orientale.
Une partie de l’État profond étasunien aurait même parlé de diviser la Russie en trois morceaux : la Russie européenne, la Russie sibérienne et la Russie extrême-orientale.
Brzeziński s’est longuement interrogé sur la manière dont la Russie réagirait à une stratégie aussi agressive de la part des États-Unis, de l’Europe et de l’OTAN. Sa réponse sans détour respirait l’arrogance étasunienne des années 1990. Selon lui, la Russie s’inclinerait devant la supériorité de l’Occident. Il argumentait sa prédiction comme suit : « La seule véritable option géostratégique de la Russie, celle qui pourrait lui donner un rôle international réaliste et maximiser ses chances de se transformer et de se moderniser socialement, est l’Europe. Et pas n’importe quelle Europe; une Europe transatlantique, de l’UE élargie et de l’OTAN. Cette Europe prend forme … et il est probable qu’elle restera étroitement liée aux États-Unis. La Russie n’aura d’autre choix que de s’y rallier si elle veut éviter un dangereux isolement géopolitique.»
Cette prédiction de Brzeziński illustre l’erreur stratégique fondamentale de l’Occident qui a cru pouvoir menacer la Russie, étendre ses bases militaires vers elle, renverser les gouvernements proches de ses frontières au travers de révolutions de couleur, et même viser à la démanteler tout en estimant qu’elle ne ferait rien d’autre que de se soumettre docilement à la supériorité de l’Occident.
Le pas de trop de l’OTAN en 2008
C’est en 2008 lors du sommet de l’OTAN à Bucarest que s’est jouée une étape décisive, quand l’alliance a déclaré que l’Ukraine et la Géorgie « rejoindraient l’OTAN »4. Bien qu’aucune échéance n’ait été fixée, Moscou a reçu la nouvelle comme une grave provocation. Le soulèvement de Maïdan en 2014, soutenu activement par les gouvernements occidentaux et qui a mené à la destitution du président élu démocratiquement, Viktor Yanukovych, a marqué un autre moment clé. De l’avis de Moscou, que je rejoins sur la base de nombreuses preuves, il ne s’agissait pas d’une révolution populaire mais d’un violent coup d’État soutenu par l’Occident qui a définitivement monté l’Ukraine contre la Russie. L’annexion de la Crimée par la Russie et son soutien aux séparatistes du Donbass ont suivi peu après. Le régime mis en place à Kiev après le coup d’État parlait de repousser la flotte russe hors de la Crimée. La Russie a agi pour éviter que la Crimée ne tombe aux mains de l’OTAN.
Alors que les interventions de la Russie en Crimée et dans le Donbass étaient considérées comme une agression russe et ont été largement condamnées par l’Occident, elles résultent en fait directement du rôle des États-Unis et de l’UE dans la déstabilisation de la région par leur soutien au changement de régime et leur rejet insolent des préoccupations russes en matière de sécurité. Les accords de Minsk II, négociés par la Russie, la France et l’Allemagne et signés en 2015 avec le soutien unanime du Conseil de sécurité des Nations unies, avaient pour objectif annoncé de résoudre le conflit dans le Donbass avec la mise en place d’un processus d’autonomie négociée pour les régions ethniquement russes. Mais l’Ukraine, à nouveau avec le soutien de l’Occident, a éhontément refusé de mettre en œuvre les accords. Dans le même temps, les États-Unis et l’Europe ont continué à développer l’armée ukrainienne pour en faire la plus grande armée d’Europe. En 2022, la Russie était convaincue que l’Ukraine était effectivement une base avancée de l’OTAN, équipée d’armes occidentales de pointe et ouvertement hostile à Moscou. L’invasion qui a suivi est née de la perception d’un encerclement et non d’une ambition impérialiste visant à ressusciter l’Union soviétique, comme l’ont prétendu certains dirigeants occidentaux.
Le sabotage du processus de paix d’Istanbul par les États-Unis et le Royaume-Uni
En avril 2022, alors que la Russie et l’Ukraine étaient sur le point de signer un accord de paix à Istanbul, avec le gouvernement turc comme médiateur, les États-Unis et le Royaume-Uni ont dissuadé l’Ukraine de s’y engager5, condamnant ainsi des centaines de milliers d’Ukrainiens à la mort et à la souffrance. Le cadre du processus d’Istanbul fournit toutefois les bases pour un accord de paix aujourd’hui.
Le projet d’accord de paix ( du 15 avril 2022 ) et le communiqué d’Istanbul ( du 29 mars 2022 ) sur lequel il était basé, proposaient un moyen raisonnable et direct pour mettre fin au conflit. Par ailleurs, depuis qu’elle a rompu unilatéralement les négociations il y a trois ans, l’Ukraine, qui a subi de lourdes pertes, perdra finalement plus de territoires qu’elle n’en aurait perdus en avril 2022. Mais elle peut encore gagner l’essentiel : la souveraineté, des accords de sécurité internationaux et la paix.
Depuis plus de trois ans, il n’y a pas eu de relations diplomatiques de haut niveau significatives entre l’UE et la Russie. Ce silence n’est pas seulement irresponsable, il est dangereux.
Lors des négociations de 2022, les points convenus étaient la neutralité permanente de l’Ukraine et des garanties internationales de sécurité pour l’Ukraine. La disposition finale des territoires disputés devait être décidée au fil du temps, sur la base de négociations entre les deux parties, au cours desquelles chacune s’engageait à s’abstenir de recourir à la force pour modifier les frontières. La structure précise du dispositif de sécurité devait encore être négociée.
Alors qu’un projet d’accord était presque achevé le 15 avril, les États-Unis sont intervenus pour interrompre le processus. Avec le Royaume-Uni, ils ont convaincu l’Ukraine de rejeter la neutralité et de continuer à se battre. Les États-Unis lui avaient promis leur soutien total « aussi longtemps qu’il le faudrait ». L’Ukraine s’est retirée des négociations et a ensuite exclu toute possibilité de les reprendre. Depuis, elle a perdu pas moins d’un million de soldats, morts ou gravement blessés, tout en perdant davantage de territoire.
Le silence de la diplomatie : une occasion manquée pour l’Europe
L’absence quasi-totale de diplomatie est peut-être l’accusation la plus accablante de la politique occidentale depuis 2022. Depuis plus de trois ans, il n’y a eu aucun contact de haut niveau significatif entre l’UE et la Russie. Ce silence est non seulement irresponsable mais aussi dangereux.
La diplomatie n’exige pas d’équivalence morale. Elle requiert du réalisme et du pragmatisme et de reconnaître qu’une paix durable n’est possible que par le dialogue. Même pendant les jours les plus sombres de la guerre froide, les dirigeants étasuniens et soviétiques ont maintenu des canaux de communication et négocié des traités de contrôle des armements. Cet esprit d’engagement, consacré par les accords d’Helsinki et la création de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ( OSCE), est aujourd’hui absent. L’Europe, qui supporterait le poids de toute escalade, est celle qui a le plus à gagner d’une relance de la diplomatie. Elle doit faire valoir ses intérêts indépendants et encourager le dialogue pour jeter les bases d’un règlement négocié. Aucune solution militaire n’existe pour l’Ukraine et les coûts de cette guerre prolongée ne feront qu’augmenter, tant pour l’Ukraine et la Russie que pour l’Europe.
Un chemin vers la paix : neutralité, contrôle des armements et sécurité collective
L’Europe devrait soutenir un cadre en cinq parties pour une paix durable.
Premièrement, l’OTAN doit s’engager à ne pas s’étendre à l’Ukraine. Cela ne signifie pas capituler face aux exigences de la Russie, mais plutôt de reconnaître les réalités géopolitiques qui existent depuis le début. L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’est pas essentielle à sa souveraineté ou à sa sécurité. Au contraire, elle est devenue une ligne rouge qui a poussé le pays dans une guerre d’usure avec la Russie. Une Ukraine neutre – comme l’Autriche pendant la guerre froide – pourrait toujours poursuivre son intégration dans l’UE, la gouvernance démocratique et le développement économique tout en évitant de devenir un pion ou une victime de la concurrence des grandes puissances.
Deuxièmement, l’Ukraine devrait adopter un statut de neutralité dans le cadre d’une garantie de sécurité plus large. La neutralité n’est pas synonyme de faiblesse, elle peut être assortie de garanties de sécurité et d’un contrôle international. Un tel statut rassurerait la Russie tout en respectant l’indépendance de l’Ukraine. La souveraineté et l’intégrité territoriale d’une Ukraine neutre devraient être protégées par un accord international adopté par le Conseil de sécurité des Nations unies.
Troisièmement, aussi douloureux que cela puisse être, l’Ukraine subira des pertes territoriales. L’Europe prétend s’opposer à toute modification territoriale par la force mais, en fait, la majeure partie de l’Europe a reconnu le Kosovo, que l’OTAN a violemment séparé de la Serbie lors d’une campagne de bombardement de 78 jours en 1999. La division du Soudan ( entre le Soudan et le Soudan du Sud ) est un autre cas récent de modification de frontière poussée par les États-Unis. Bien entendu, les États-Unis et l’Europe auraient pu épargner à l’Ukraine toute perte de territoire, s’ils n’avaient pas conspiré pour renverser le gouvernement ukrainien en février 2014. De même, la perte du Donbass aurait pu être évitée si les États-Unis et l’UE avaient insisté sur la mise en œuvre par l’Ukraine des accords de Minsk II.
À ce stade, l’alternative à la diplomatie n’est pas une victoire sur la Russie, mais la dévastation de l’Ukraine et peut-être du monde en cas d’escalade vers une guerre nucléaire.
Quatrièmement, les États-Unis et la Russie doivent revenir au contrôle des armes nucléaires. Le retrait unilatéral des États-Unis du Traité sur la limitation des systèmes de défense antimissiles en 2002 et du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire en 2019, ainsi que la suspension du Traité New START et son expiration imminente en 2026, ont placé le monde dans une situation précaire. Le risque d’escalade accidentelle ou d’erreur stratégique est de plus en plus grand, en particulier sur une scène aussi instable que l’Europe de l’Est. L’Europe devrait faire pression sur Washington et Moscou pour reprendre les négociations sur le contrôle des armes nucléaires et la stabilité stratégique.
Cinquièmement, le principe de la sécurité collective en Europe doit être rétabli. L’OSCE, née du processus d’Helsinki, s’est construite sur l’idée que la paix en Europe se construit sur la coopération et non sur confrontation. Elle visait à créer un espace de sécurité paneuropéen où tous les pays, quelque soient leurs alliances, avaient une voix et un intérêt à faire valoir. Cette vision doit être ravivée.
L’impératif moral et stratégique pour la paix
L’approche que je recommande est souvent rejetée par les critiques, qui la considèrent naïve ou trop conciliante. Pourtant, elle est ancrée dans les dures leçons de l’histoire et les dangers pressants du présent. L’Europe ne peut pas se permettre d’avancer à tâtons dans une guerre plus vaste. Elle ne peut pas non plus continuer à sous-traiter sa sécurité et sa position stratégique à Washington, dont les intérêts ne sont pas toujours alignés sur ceux du continent européen.
L’impératif moral est également clair. La guerre en Ukraine a tué des centaines de milliers de personnes, en a déplacé des millions d’autres et a détruit d’innombrables infrastructures. Chaque mois qui passe alourdit le bilan. La reconstruction de l’Ukraine prendra des décennies et nécessitera des centaines de milliards de dollars, et elle ne pourra sérieusement commencer que lorsque les combats auront cessé. En outre, la guerre a accentué la division du monde en blocs hostiles, affaibli la coopération mondiale en matière de changement climatique et de développement et provoqué des perturbations économiques qui ont affecté de manière disproportionnée les pays du Sud global. La paix en Ukraine n’est pas seulement une question régionale, c’est une priorité mondiale.
Un appel au renouvellement du leadership diplomatique européen
L’Europe est désormais confrontée à un choix. Elle peut continuer à poursuivre une stratégie de confrontation qui vise à isoler la Russie, à aggraver la guerre et à renforcer l’hostilité entre l’UE et la Russie. Ou elle peut prendre l’initiative de tracer une nouvelle voie vers la paix. Cela nécessiterait une vision, du courage et une volonté de rompre avec le discours dominant.
Avant tout, il faut recadrer le débat. La paix n’est pas une faiblesse. La diplomatie n’est pas l’apaisement. La neutralité n’est pas une capitulation. Il s’agit d’outils permettant de construire un ordre de sécurité durable et inclusif. L’Europe devrait également parler d’une seule voix pour exhorter Washington à donner la priorité au contrôle des armements et à la diplomatie et non à la poursuite de la guerre.
L’Europe devrait réinvestir dans les institutions de sécurité collective et de diplomatie. L’OSCE devrait être revitalisée. L’avenir de l’Ukraine ne devrait pas être assuré par la guerre, mais par la neutralité, la reconstruction et l’intégration dans un ordre européen pacifique et prospère.
La paix ne signifie pas non plus geler le conflit. L’Europe doit au contraire reconnaître que sa propre sécurité et celle de l’Ukraine ne peuvent pas être assurées par la confrontation, l’exclusion ou l’escalade militaire vis-à-vis de la Russie. La sécurité européenne doit se construire sur la diplomatie, le compromis et la renaissance d’un cadre de sécurité collective qui reconnaît les préoccupations de sécurité nationale de tous les acteurs, y compris de la Russie.
Personne ne gagne la guerre en Ukraine, et encore moins cette dernière. Mais il est encore temps d’éviter une catastrophe totale. L’Europe devrait revenir à la diplomatie et s’engager dans le travail difficile, mais nécessaire, de rétablissement de la paix. À ce stade, l’alternative à la diplomatie n’est pas une victoire sur la Russie, mais la dévastation de l’Ukraine et peut-être du monde en cas d’escalade vers une guerre nucléaire. L’Europe ne doit pas agir sous le coup de la colère ou de la peur, mais dans la poursuite d’un avenir où la coopération à travers le continent remplace le conflit et où la paix est de nouveau possible.
Footnotes
- https://mid.ru/ru/foreign_policy/rso/nato/1790818/.
- National Security Archive. “NATO Expansion: What Gorbachev Heard.” 12 décembre 2017.
- Zbigniew Brzeziński était politologue, professeur universitaire et une figure clé de la politique internationale des États-Unis des années 1960 à 2010. Il a été conseiller des présidents Lyndon Johnson, Jimmy Carter et Barack Obama. Son œuvre majeure est Le Grand Échiquier : l’Amérique et le reste du monde, New York: Basic Books, 1997.
- OTAN, « Déclaration du Sommet de Bucarest » 3 avril 2008.
- Voir https://michael-von-der-schulenburg.com/how-the-chance-was-lost-for-a-peace-settlement-of-the-ukraine-war/.