Qui sont les personnes qui porteront le fardeau ? Où se trouveront elles ? Enfin, comment et quand assumeront elles les coûts du choc ? La réponse se résume à des choix politiques.
Depuis de nombreuses années, les responsables politiques progressistes de nombreux pays proposent des programmes coûteux destinés à lutter contre la pauvreté et les inégalités, à renforcer les systèmes de santé et à soutenir l’éducation, ainsi que d’autres mesures fondamentales dans toute économie forte, mais ils se heurtent aux slogans des opposants conservateurs, qui se résument à une simple question : « Comment allez-vous payer cela ? »
Pour ces derniers, il est toujours facile d’utiliser ce genre de railleries pour dépeindre les politiques progressistes comme des charlatans de l’économie, des gaspilleurs dont les coûteuses promesses ruineraient la viabilité économique du pays à long terme, et seraient synonymes d’hyperinflation, de « pénurie d’argent » ou de l’un ou l’autre choc économique. Comme l’a dit un jour l’ancienne première ministre britannique Theresa May, en réponse à une infirmière qui l’avait mise au défi de défendre les coupes salariales décrétées par son gouvernement, les Britanniques doivent faire des « choix difficiles ». « Nous devons maîtriser la dépense publique […] l’argent ne pousse pas sur un arbre magique qu’il nous suffirait de secouer pour obtenir tout ce que désirent les gens. »
De nombreuses entreprises ont pris d’énormes risques avec de l’argent emprunté et maintenant, elles veulent qu’on les sauve.
En réalité, comme l’immense choc économique provoqué par la crise du Covid-19 l’a confirmé, il existe bel et bien un tel arbre ; il en existe même beaucoup, surtout dans les pays riches. Néanmoins, avant d’entrer dans les détails, il convient d’énoncer quelques principes qui nous aideront à comprendre ce qui est nécessaire face à la pandémie.
Premièrement, lorsque des millions de personnes cessent le travail, la production économique globale diminue forcément. De fait, de nombreux pays subissent une réduction temporaire de leur production économique pouvant atteindre 30 % de leur revenu annuel, voire plus. Deuxièmement, les pays riches ont la chance de disposer d’une abondance de ressources pour nourrir, loger et soigner correctement tous leurs citoyens, même en plein désastre économique. La question est donc de savoir qui sont, dans la société, les personnes qui porteront le fardeau, où elles se trouveront et, enfin, comment et quand elles assumeront les coûts du choc. La réponse se résume à des choix politiques, ainsi qu’à un grand dilemme.
Le grand dilemme
Imaginez une grande multinationale qui, depuis des années, engrange des profits à la pelle et les détourne agressivement vers les paradis fiscaux, fait pression pour obtenir des réductions d’impôts et des subventions de l’État, monopolise des marchés, emprunte de fortes sommes d’argent pour racheter ses propres actions, verse des salaires de misère à ses employés et offre des rémunérations démesurées à ses patrons. Après avoir enrichi ses propriétaires et ses dirigeants, devrait-elle être renflouée ?
L’ampleur du phénomène est édifiante. Par exemple, en 2018 et 2019, les 500 plus grandes multinationales américaines ont dépensé plus de 1 500 milliards de dollars rien que pour racheter leurs propres actions afin d’en faire augmenter le cours et ainsi récompenser leurs dirigeants1. En outre, elles ont versé près de 1 000 milliards de dividendes supplémentaires. En Europe, la situation est similaire : au lieu d’investir, les grandes entreprises de l’indice Eurostoxx 600 consacrent près des trois quarts de leur revenu net au versement de dividendes et au rachat d’actions2. Tout ceci a privé l’économie réelle d’investissements productifs colossaux et enrichi en grande partie les riches qui détiennent la majorité des parts de ces entreprises. Aux États-Unis, après s’être gavées en 2017, grâce à une gigantesque réduction de l’impôt sur les sociétés qui a eu des effets dévastateurs sur l’emploi – à tel point que, cette année-là, le patron d’une compagnie aérienne s’était écrié : « Je pense que plus jamais nous ne reperdrons d’argent » – les entreprises américaines ont, à elles seules, continué de transférer à l’étranger 300 milliards de dollars de bénéfices par an pour échapper à l’impôt (et aux autres règles de la société civilisée)3. Les compagnies de croisières de luxe se sont enregistrées dans des juridictions offshore pour échapper aux impôts et aux réglementations, puis sont venues demander des fonds de sauvetage. Richard Branson, qui vit aux îles Vierges britanniques, où il a établi le siège de sa société, demande un renflouement. Beaucoup d’autres ont pris d’énormes risques avec de l’argent emprunté et, maintenant, ils veulent qu’on les sauve4.
Devrions-nous leur venir en aide ? Devrions-nous tirer les marrons du feu pour des banques criminelles lorsqu’elles sont au bord de l’effondrement ? Il serait tout à fait juste de répondre « non », mais que faire si le fait de laisser ces entreprises s’écrouler a pour conséquence d’exacerber la crise économique et donc d’aggraver encore la situation ?
Une relance juste combinée à une justice fiscale
Les grandes lignes de la réaction à adopter sont plutôt claires. Puisque ce sont les gouvernements qui imposent de gigantesques fermetures à l’échelle de l’économie, il serait fondamentalement juste, sans même parler des besoins économiques de millions de personnes, qu’ils adoptent en réaction un ambitieux plan de relance économique. Cela implique tout d’abord d’augmenter considérablement la dépense publique, notamment les transferts en espèces, destinés par exemple aux personnes qui ont dû cesser le travail et aux entreprises, en particulier celles de petite taille, qui sont dans l’incapacité de payer leurs factures à cause de la crise. L’aide doit être conçue avec soin afin d’éviter tout cadeau inutile aux riches et aux personnes qui n’en ont pas besoin. Par exemple, l’un des éléments du plan de relance Covid-19 américain, à savoir un avantage accordé aux investisseurs immobiliers, a entraîné à lui seul une réduction d’impôts estimée à 170 milliards de dollars pour les plus nantis. Il faut s’opposer à ce genre de mesures5.
Deuxièmement, en ce moment, il faut que les dépenses soient largement supérieures aux recettes budgétaires, afin de relancer l’économie après le choc. Cela creusera inévitablement des déficits publics, et les gouvernements devront emprunter pour combler l’écart, mais c’est tout à fait normal. Les États émettront des obligations et les vendront aux investisseurs et aux institutions qui, en échange de la promesse du remboursement des sommes prêtées, assorties d’un taux d’intérêt, leur donneront des fonds, qu’ils pourront dépenser pour combattre la Covid-19.
Les banques centrales peuvent et doivent s’engager dans ce jeu : dans les faits, les pays riches ayant leur propre banque centrale peuvent créer des sommes d’argent illimitées à partir de rien, d’un simple clic de souris6. Ils peuvent utiliser ces ressources pour acheter des obligations (ou, en cas d’urgence, financer directement la dépense publique). Les gouvernements semblent l’avoir compris et, d’après les estimations actuelles, les banques centrales du monde entier devraient acheter cette année 5 000 milliards de dollars d’obligations, ce qui aidera les États à faire face aux retombées économiques7. Cependant, un grand obstacle s’oppose à cette approche vertueuse et son épicentre se trouve en Allemagne. Il s’agit de la meurtrière mentalité « Black Zero », selon laquelle il est essentiel d’avoir zéro déficit budgétaire et zéro emprunt – et elle a contaminé l’ensemble du projet européen.
Les grandes entreprises de l’indice Eurostoxx 600 consacrent près des trois quarts de leur revenu net au versement de dividendes et au rachat d’actions.
Heureusement, la crise du Covid-19 a obligé les gouvernements à enlever cette terrible camisole de force, et même le gouvernement allemand a enfin accepté d’emprunter de grandes sommes d’argent pour faire face au choc. Malgré les hurlements habituels des faucons de l’austérité allemande, qui prétendent que ces emprunts conduiront à l’inflation et à l’apocalypse financière, le rendement des obligations allemandes demeure négatif – autrement dit, dans la pratique, les investisseurs qui souhaitent disposer d’actifs financiers sûrs paient à l’Allemagne une commission régulière pour avoir le privilège de prêter de l’argent ! Malgré cette grande explosion des dépenses publiques, le rendement du bond allemand à 10 ans est encore plus faible qu’au début de l’année, avant que le choc mondial ne se manifeste. En ce moment, le monde doit craindre la déflation, et non l’inflation8.
Voilà la question essentielle : il faut stimuler l’économie, laisser les dépenses dépasser largement les recettes budgétaires, emprunter et imprimer de l’argent pour compenser. La plupart des ouvrages écrits sur la dernière crise se concentrent sur les dépenses, en particulier sur l’épineuse question de savoir qui doit recevoir quoi dans les plans de sauvetage. Cet article, en revanche, est davantage axé sur la fiscalité, c’est-à-dire sur les différentes sources d’argent qui pourraient être mises à contribution pour surmonter la crise du Covid-19 et financer la transition climatique à long terme.
Où trouver l’argent
Le principe essentiel à appliquer ici est celui de la justice fiscale élémentaire. Tant pour la Covid-19 que pour le climat, nous devons prélever autant que possible auprès des personnes les plus aptes à payer, tout en réduisant au maximum la charge pour les personnes les moins aptes à payer.
Ce n’est pas une simple question de justice. Nombreux sont ceux qui pensent que la lutte contre le réchauffement climatique est distincte de celle contre les inégalités, que cette dernière est un beau complément à l’indispensable combat climatique, mais qu’elle doit passer au second plan en cas de conflit entre les deux. C’est dangereux et faux, car ces deux luttes sont indissociables. Imaginez ce qui se passera si le coût de la transition, qui s’élève à plusieurs billions de dollars – l’Agence internationale de l’énergie estime que la transformation du secteur énergétique nécessitera à elle seule quelque 3 500 milliards de dollars par an – est supporté en majeure partie par les couches les moins riches de la société9. Des millions d’électeurs, furieux d’avoir été (une fois de plus) escroqués par les élites, seront des proies faciles pour les démagogues, les potentats du pétrole, les magnats des combustibles fossiles et les théoriciens du complot, qui attiseront la colère contre le mouvement vert – et renverseront tout le programme de protection du climat. Ils y sont déjà parvenus en partie aux États-Unis, au Brésil et dans d’autres pays.
Au niveau mondial, on estime à environ 30 000 milliards de dollars la richesse qui dort dans les paradis fiscaux.
C’est pourquoi, d’un point de vue fiscal, une approche progressive n’est pas seulement souhaitable, mais nécessaire. Dans certains cas, il faudrait réduire de façon judicieuse certains impôts pour soutenir les acteurs touchés par les fermetures et le choc économique ; mais pour les individus fortunés et les grandes multinationales rentables qui ont la capacité de payer, les impôts doivent augmenter de façon spectaculaire.
Il existe différentes sources d’argent qui peuvent et doivent être exploitées dès à présent. Les ressources se trouvant dans les paradis fiscaux constituent la première. Pourraient-elles contribuer à couvrir les coûts de la crise du Covid-19 ? La première réponse à cette question, la plus simple, est « non », ou en tout cas pas entièrement ; mais elles peuvent être utiles. On estime à quelque 30 000 milliards de dollars les fonds enfouis dans des paradis fiscaux dans le monde. Si nous appliquions à ces fortunes le taux d’imposition politiquement inconcevable de 5 % par an, et si tous les pays du monde avaient la capacité (et la volonté) de s’attaquer efficacement à l’univers changeant et instable des trusts offshore et des sociétés-écrans, pour mettre le grappin sur toute cette richesse, nous obtiendrions au niveau mondial 1 500 milliards de dollars de recettes fiscales par an10. Nous devons absolument mettre la main sur autant de richesses que possible dans les paradis fiscaux, comme je l’expliquerai bientôt. Toutefois, les coûts du Covid-19 seront probablement bien plus élevés que ce qui pourrait théoriquement être extrait des paradis fiscaux. Derrière les coûts de la pandémie se cachent ceux, plus importants encore, de la troisième révolution industrielle nécessaire pour limiter la hausse de la température mondiale à deux degrés Celsius11.
Une autre grande source d’argent se trouve dans l’immense monde des subventions aux combustibles fossiles, estimées à 400 milliards de dollars par an à l’échelle mondiale12 tout à financer les transitions climatiques, mais cela ne suffira pas non plus.
Nous allons devoir penser plus grand, et notamment examiner en profondeur nos systèmes fiscaux. De ce point de vue, un ensemble de mesures progressives peut générer d’importantes recettes fiscales, ce qui ouvre une possibilité enthousiasmante. Ces dernières années, les gouvernements dirigés par des partis traditionnels se sont querellés pour savoir si le taux de l’impôt sur les sociétés devait être de 25 %, 20 % ou 18 %. Il est temps d’envoyer valser cette timidité.
Durant la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne et les États-Unis, qui devaient faire face à des coûts de guerre considérables, appliquèrent un taux d’imposition de 80 % aux bénéfices excédentaires des entreprises (au-delà d’un rendement annuel de 8 %) et firent passer le taux d’imposition du revenu des personnes les plus riches de 15 % à 77 %13. L’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud, la France, l’Italie et les États-Unis d’Amérique introduisirent tous des impôts similaires. Aux États-Unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, le taux supérieur de l’impôt sur le revenu atteignait le niveau impressionnant de 94 %. Au Royaume-Uni, durant la même période, il était même de 99,25 %. De nombreux riches patriotes, sans parler des populations dans leur ensemble, acceptaient ces mesures. Comme le déclara le Chancelier de l’Échiquier (ministre des Finances) britannique en 1941 : « L’important excédent est principalement dû au civisme de nombreuses entreprises et sociétés qui ont payé le montant estimatif de l’impôt dont elles étaient redevables, sans attendre que les chiffres soient définitivement arrêtés. »14
Nous avons besoin d’à peu près la même chose aujourd’hui. Nous avons besoin d’impôts sur les bénéfices excédentaires des entreprises. Je propose un taux modéré de 75 %, qui s’appliquerait, disons, à partir d’un taux de rentabilité de 5 %, mais d’autres pourraient préférer des taux d’imposition plus élevés et des seuils plus bas. Personne n’aurait accepté une telle proposition il y a quelques mois, mais la pandémie a ouvert de nombreuses possibilités auparavant impensables. Ainsi, d’autres experts fiscaux et économistes, dont Reuven Avi-Yonah et Gabriel Zucman, ont déjà appelé à un impôt sur les bénéfices excédentaires.15
La beauté d’un tel impôt est que les entreprises vulnérables qui réalisent des bénéfices inférieurs au seuil ne paieraient rien : ce sont les fonds spéculatifs qui profitent de l’effondrement des devises, les entreprises technologiques qui prospèrent en écrasant les entreprises en difficulté, les monopoles comme Amazon ou les sociétés de capital-investissement qui achètent à bas prix des actifs en difficulté pour en tirer profit grâce à des montages financiers qui peuvent et doivent dès maintenant payer une plus grande part. Ces taxes seraient prélevées en plus de l’impôt ordinaire sur le revenu des sociétés. Encore une fois, l’impôt sur les sociétés est un outil fiscal utile et progressif puisqu’il s’applique aux bénéfices, de sorte que les entreprises non rentables ne paient rien.
Un des éléments qui compliquent la mise en place simultanée de l’impôt sur les sociétés et de l’impôt sur les bénéfices excédentaires est que les multinationales, que ce soit les géants du Web, les Big Pharma ou les grosses banques, sont douées pour échapper à l’impôt, en transférant vers des paradis fiscaux leurs bénéfices, qui représentent selon une estimation environ 40 % de tous les bénéfices des entreprises16. Un moyen de mieux évaluer ces bénéfices est d’utiliser le système de l’impôt unitaire, qui consiste à prendre le total mondial des bénéfices d’une multinationale, puis à les répartir entre les différents pays selon une formule basée sur ses activités économiques réelles dans chaque pays, déterminées en fonction de facteurs tels que le montant des ventes ou le nombre d’employés qui y travaillent. Chaque pays applique ensuite à sa part du total mondial le taux d’impôt sur les sociétés ou d’impôt sur les bénéfices excédentaires qui lui convient. Cela permet de facto d’éliminer les paradis fiscaux. (L’OCDE, un club de pays riches qui supervise les règles fiscales internationales, a récemment accepté l’impôt unitaire comme solution possible à l’évitement de l’impôt sur les sociétés, après des années de vive opposition)17.
L’impôt sur le revenu est un autre mécanisme souple, qui permet d’appliquer des taux différents à chaque couche de la société. Dans un système d’impôt progressif sain, la première tranche du revenu d’un particulier (disons de 0 à 10 000 euros) n’est pas imposée du tout, la deuxième (de 10 à 20 000 euros) est imposée à un taux faible, la suivante (de 20 à 50 000 euros) est imposée à un taux plus élevé puis, à partir d’un certain niveau de revenu, on impose le taux le plus élevé. Dans les pays riches, ce taux maximum est souvent situé entre 40 et 50 %. Rappelez-vous, dans l’histoire, le taux maximum d’imposition a déjà atteint 99,25 %. Le moment est donc venu de l’augmenter considérablement. Cela ne nuira pas à ceux qui se trouvent dans les tranches inférieures de revenus ; au contraire, si cela entraîne une hausse des dépenses publiques pour les hôpitaux, par exemple, cela leur sera bénéfique.
Diverses autres propositions fiscales très progressives sont possibles. L’impôt sur la fortune, qui consiste à prélever chaque année un certain pourcentage (5 %, par exemple) de la valeur des actifs d’un individu qui dépassent un certain seuil (disons 100 millions d’euros), peut rapporter des sommes substantielles en complément des recettes de l’impôt sur le revenu (par exemple, une personne dont la fortune s’élève à 1 milliard de dollars paierait 45 millions d’euros par an). En plus de combattre les paradis fiscaux de façon rigoureuse et mondialement coordonnée, notamment en imposant des retenues à la source sur les paiements effectués à des entités établies dans des paradis fiscaux, nous devons également adopter des mesures répressives et de nouveaux instruments juridiques contre les banques, les cabinets d’avocats, les cabinets comptables et les autres « complices » privés des paradis fiscaux et des activités fiscales abusives.
Les subventions aux combustibles fossiles sont estimées à 400 milliards de dollars par an à l’échelle mondiale.
Les autres mesures possibles nécessiteraient une transparence radicale, et en particulier, la mise en place d’un système de déclaration pays par pays, obligeant les multinationales à publier des données financières clés (bénéfices, ventes, paiements d’impôts, etc.) ventilées par pays. Cela aiderait les autorités fiscales à comprendre ce que font les entreprises, et la société civile à faire pression sur les gouvernements et sur ces dernières afin qu’elles paient leur juste part d’impôts. Par ailleurs, l’OCDE gère également un mécanisme mondial de transparence des fortunes personnelles, connu sous le nom de norme commune de déclaration (NCD). Les pays échangent des informations, ce qui leur permet de découvrir la richesse détenue à l’étranger par chacun de leurs contribuables. Bien qu’elle soit pleine de failles, cette norme amène un début de solution au problème. Cependant, il faut maintenant combler ces lacunes.
Diverses autres taxes doivent également être envisagées : taxes sur les transactions financières, taxes sur la valeur des terrains, taxes sur les plus-values, et bien d’autres encore, bien que dans chaque cas, il faille veiller à ne pas détruire d’entreprises qui seraient en difficulté, mais fondamentalement viables. Toutefois, la crise du Covid-19 est surtout l’occasion d’ouvrir à plus long terme les possibilités qui étaient auparavant « inacceptables », en particulier en vue de trouver les moyens de payer les coûts liés à la crise climatique, qui sont d’ores et déjà plus élevés, et s’inscrivent dans un horizon plus lointain.
Une autre source d’argent est la résilience économique
Si cet article porte principalement sur la fiscalité et les emprunts, il existe une autre grande réserve potentielle d’argent ; et elle est probablement la plus importante de toutes. Partout dans le monde, les pays riches et pauvres voient des banques, des fonds spéculatifs, des sociétés de capital-investissement, des cabinets d’avocats et de comptables spécialisés, ainsi que tout un ensemble d’autres acteurs du secteur financier, s’implanter de plus en plus profondément dans l’économie réelle, de l’industrie manufacturière au tourisme, de l’agriculture aux industries créatives et aux produits pharmaceutiques, et bien au-delà. Les universitaires qualifient ce processus de « financiarisation ».
La beauté d’un impôt sur les bénéfices excédentaires est que les entreprises vulnérables ne paient rien.
À mesure qu’augmente l’influence de la finance sur tous les aspects de nos économies, les propriétaires de ces entreprises détournent de plus en plus leur attention des activités productives visant à créer de la richesse et à générer de la prospérité, pour se tourner vers des activités qui extraient de la richesse d’entreprises saines. Pour ce faire, les astuces sont nombreuses. Les acteurs financiers utilisent les fusions et acquisitions pour créer des monopoles et gagner en pouvoir sur le marché, ce qui permet à leurs propriétaires de soutirer un maximum de richesses aux fournisseurs, aux travailleurs, aux consommateurs et souvent à l’État. Ce problème, les autorités européennes de la concurrence n’ont guère réussi à le résoudre. Un autre grand jeu est celui des banques too big to fail (trop grandes pour faire faillite), où les banquiers s’enrichissent en prenant de gros risques quand les temps sont bons, pour ensuite recevoir des fonds de sauvetage quand les choses tournent mal et que la faillite menace. Avec le Covid-19, ces risques prennent forme à nouveau.
Pendant ce temps, les sociétés de capital-investissement rachètent des entreprises dans toute l’économie, qu’ils soumettent à des montages financiers pour en tirer profit, tout en gérant leurs finances de manière agressive via les paradis fiscaux et en réduisant salaires et pensions. Dès qu’ils deviennent propriétaires d’une entreprise, ces investisseurs lui font contracter d’importantes dettes, puis ils redirigent le produit de ces emprunts vers leurs propres caisses, laissant l’entreprise plus endettée et plus fragile. Ensuite, lorsque les dettes deviennent impossibles à rembourser et que l’entreprise fait faillite, ces géants se protègent grâce au régime de la responsabilité limitée, et font payer les dégâts aux créanciers, aux travailleurs, aux retraités et à la société en général.
Une fois que l’on se met à chercher ce genre d’opérations financières prédatrices, on en trouve partout, que ce soit dans les économies riches ou pauvres. Dans mon récent livre, intitulé The Finance Curse, j’explique comment cet essor de la finance a non seulement aggravé les inégalités, mais aussi réduit la prospérité globale, sapé la démocratie et favorisé la criminalité à l’échelle mondiale. Ce fonctionnement apporte systématiquement d’immenses richesses à ceux qui, dans cette crise du Covid-19, en ont le moins besoin.
Ainsi, la meilleure réaction au choc provoqué par la Covid-19 – ainsi qu’à la crise climatique de longue durée, à laquelle nous devons tous faire face – est d’utiliser la justice fiscale pour trouver les meilleures sources de recettes publiques, et de combattre la malédiction de la finance, pour mettre fin à l’extraction de la richesse de toute l’économie par les acteurs financiers. Voilà ce qui conduirait à une véritable résilience économique.
Footnotes
- « S&P 500 buybacks up 3,2 % in Q4 2019 ; Full Year 2019 down 9.6% from record 2018, as companies brace for a more volatile 2020 », Markets Insider, 24 mars 2020.
- Colin Haslam, « Corporate financial resilience in times of COVID-19 : a perfect storm ? », Tax Justice, 30 mars 2020.
- Kimberly A. Clausing, « Profit Shifting Before and After the Tax Cuts and Jobs Act », SSRN, 20 janvier 2020.
- Tim Wu & Yaryna Sarkez, « These Companies Enriched Themselves. Now They’re Getting a Bailout », New York Times, 27 mars 2020.
- @gabriel_zucman, « It’s literally a $170 billion tax cut for the top 1%: The threshold to be part of the top 1% was $477,970 in 2018 », Twitter, 21h04. – 26 mars 2020.
- Stephanie Kelton, « Just Use ‘the Computer’ at the Fed to Give People More Money », New York Times, 21 mars 2020.
- Robin Wigglesworth, « Investors baffled by soaring stocks in ‘monster’ depression », Financial Times, 24 avril 2020.
- The Editorial Board, « The world has more to fear from deflation than hyperinflation », Financial Times, 27 avril 2020.
- « Deep energy transformation needed by 2050 to limit rise in global temperature », Agence internationale de l’énergie, 20 mars 2017.
- Alex Cobham, « The Scale of Injustice », Tax Justice Network.
- Jeremy Rifkin, The Third Industrial Revolution: How Lateral Power is Transforming Energy, the Economy, and the World, St Martin’s Press, 2011.
- « The Climate Issue: Funding A Just Transition ». Tax Justice Focus, Volume 11, Numéro 2.
- @gabriel_zucman, « You know what else happens in war time? Excess profit taxes », Twitter, 21h29 – 23 mars 2020, et « History of Federal Income Tax Rates : 1913 – 2020 », Bradford Tax Institute.
- Alex Dunnagan, « Wars, taxes and excess profits », Tax Watch UK, 1er mai 2020.
- Reuven Avi-Yonah, « It’s Time To Revive The Excess Profits Tax », The American Prospect, 27 mars 2020, et Emmanuel Saez & Gabriel Zucman, « Jobs Aren’t Being Destroyed This Fast Elsewhere. Why Is That ?», New York Times, 30 mars 2020.
- Thomas Tørsløv, Ludvig Wier, Gabriel Zucman, « The missing profits of nations », VOX, 23 juillet 2018.
- Nicholas Shaxson, « Tackling Tax Havens », Finance & Development, septembre 2019, Vol. 56, No. 3.