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Préparez-vous à l’atterrissage

Mathieu Strale

—29 septembre 2020

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L’industrie de l’aviation est en grande détresse à cause de la crise du covid. Mais revenir aux vieilles recettes – combler les puits privés avec de l’argent public – ne fait que reporter le problème.

Le transport aérien et l’industrie aéronautique sont au cœur de l’actualité relative aux conséquences sociales et économiques de l’épidémie de coronavirus. Les annonces de restructurations, licenciements et faillites dans le secteur se multiplient en Belgique, en Europe et dans le reste du monde. Si l’arrêt brutal de 90 % des avions au plus fort des mesures de restriction des déplacements est bien sûr un facteur explicatif, il n’est qu’un élément déclencheur d’une crise qui s’annonçait. La régulation libérale est en effet la principale responsable de la fragilité structurelle du secteur. Pourtant, plutôt que de changer de modèle, les plans d’aide au secteur entendent encore conforter cette régulation par le marché en garantissant, avec de l’argent public, la survie des plus grands acteurs et la reprise la plus rapide possible de la course aux profits à court terme, au détriment du climat, de l’emploi et des finances publiques. Alors que le transport aérien dépend de l’aide des États pour traverser la crise actuelle et à venir et que cette industrie s’est construite à partir de lourds investissements publics, la seule alternative est la reprise de contrôle public et démocratique des compagnies aériennes et infrastructures liées et, plus largement, de l’industrie aéronautique.

La situation pré-crise

Depuis l’après deuxième guerre mondiale, le transport aérien se distingue comme une activité dont la croissance est, en moyenne, plus rapide que celle de l’économie en général. Cette hausse d’activité est portée par la baisse relative et absolue des prix des billets et l’accès au transport aérien de franges plus larges de la population mondiale en Asie, en Amérique latine, au Moyen Orient et dans les pays occidentaux. C’est aussi le résultat d’importants investissements publics dans les infrastructures et d’un régime fiscal favorable qui se traduit notamment par l’absence de taxe sur le carburant. Ainsi, jusqu’à l’épidémie de coronavirus, le transport aérien apparaissait comme une activité qui avait surmonté rapidement les crises, dont les plus récentes liées aux attentats du 11 septembre 2001 ou au crash financier de 2008. Pourtant, ce tableau cachait des fragilités structurelles, notamment liées aux changements profonds de régulation.

Jusque dans les années ’80, le transport aérien était un secteur régulé par l’autorité publique. Les liaisons internationales étaient régies par des accords entre États, qui définissaient le nombre de vols, de sièges et de compagnies autorisées à voler ou les tarifs à appliquer. Les compagnies aériennes et les aéroports étaient majoritairement des entreprises publiques ou assimilées, en raison de leur importance géostratégique, politique et économique. Il en allait de même pour les fabricants aéronautiques. On était dans une logique de capitalisme d’État. Ensuite, la régulation du secteur a évolué vers une approche marquée par les thèses libérales. Les compagnies et aéroports sont privatisés, alors que la régulation des liaisons intérieures et internationales s’appuie de plus en plus sur une logique de libre marché: liberté plus grande, voire totale, pour les compagnies de voler depuis et vers n’importe quel point, au tarif, à la capacité et à la fréquence voulues.

L’association internationale du transport aérien (IATA) estime qu’entre 150 et 200 milliards de dollars d’aide seront nécessaires pour traverser la crise.

Au niveau des compagnies aériennes, cela s’est traduit par une forte concentration. Le transport aérien long courrier, intercontinental, s’organise de plus en plus autour d’un oligopole, composé de trois alliances commerciales de compagnies aériennes, qui représentent près des deux tiers du marché aérien mondial. L’avantage pour les compagnies d’intégrer ces alliances est de pouvoir partager leur offre pour proposer à leur clientèle une couverture mondiale et limiter la concurrence. En Europe, les alliances sont à la base de la formation des trois plus grands conglomérats aériens: Air France-KLM, pour l’alliance Skyteam, IAG (British Airways et Iberia, élargi ensuite à Vueling, Aer Lingus et Air Europa), pour l’alliance Oneworld et le groupe Lufthansa (Lufthansa, Swiss, Austrian, Brussels Airlines) pour la Star Alliance. Face à ces alliances, seule une catégorie d’acteurs reste non alignée, ce sont les compagnies des pétromonarchies du Golfe. Par le biais des investissements massifs de la part de leurs gouvernements et actionnaires, ces compagnies ambitionnent d’offrir seules une couverture des plus grands marchés mondiaux long courrier.

Au niveau des marchés continentaux, courts et moyens courriers, européens, nord-américains et même est-asiatiques et latinoaméricains, se produit également une concentration, cette fois sous l’impulsion des compagnies «low cost»1. Plusieurs caractéristiques rassemblent ces acteurs:

  • se baser sur une offre unique et limitée de services aux passagers, dans l’avion au sol, ce qui permet de réduire le personnel et de faire plus de vols par jour avec les mêmes appareils ;
  • se baser sur une flotte unique d’avions, pour réduire les coûts de maintenance, standardiser les procédures et les équipages et avoir un fort pouvoir de négociation avec les constructeurs aéronautiques ;
  • se baser au départ sur des liaisons secondaires et des aéroports régionaux, pour maximiser le pouvoir de négociation et le rapport de force et obtenir des aides directes et indirectes, sous forme de réductions de frais aéroportuaires, d’aides à l’emploi, d’investissements, etc. Le low cost n’aurait pu émerger sans ces aides publiques ;
  • en se jouant des législations sociales pour réduire les coûts de personnel, mettre les travailleurs en concurrence. En Europe, Ryanair est le leader de cette stratégie et est devenue la première compagnie continentale pour les vols intérieurs. Elle dispose de ce fait d’un pouvoir de pression sur les autorités publiques en termes de conditions de travail, de politique de transport, d’environnement, de fiscalité…

Cette compétition tire les prix et les conditions de travail du secteur vers le bas et nuit aussi fortement à la rentabilité des compagnies2. En effet, tous les acteurs sont contraints d’investir massivement dans de nouvelles capacités pour capter plus de trafic, alors que les prix des billets sont toujours plus bas. Par ailleurs, le transport aérien est historiquement une activité très faiblement rentable, dont la croissance masque une très forte fragilité et sensibilité aux turbulences économiques, politiques ou sociales: guerres et risques géopolitiques, catastrophes naturelles, prix des carburants, sécurité aérienne, conjoncture économique3.

La forte compétition se répercute aussi sur les infrastructures aéroportuaires. Les aéroports investissent massivement pour accroître leurs capacités et attirer de nouvelles compagnies ou permettre leur extension. Ils sous-traitent aussi des parts importantes d’activités pour réduire les coûts de prestations demandés aux compagnies aériennes clientes: traitement des bagages, gardiennage, maintenance au sol, nettoyage … En conséquence, alors que globalement l’activité aéroportuaire affiche des taux de rentabilités élevés, les prestataires des tâches annexes subissent une forte pression sur les coûts qui se traduit par de mauvaises situations financières, du sous-investissement et des conditions de travail désastreuses4.

Cette compétition dicte aussi les conditions dans l’industrie aéronautique. La pression des très grands acteurs se traduit par une sous-traitance accrue des tâches de la part des principaux acteurs, Boeing et Airbus, pour réduire les coûts et externaliser les risques. L’échec du Boeing 737 MAX est un symbole des conséquences de cette compétition5.

La dernière victime de la logique libérale est le climat. La croissance du transport aérien et son incapacité à se baser sur une autre source principale d’énergie que le kérosène en font le secteur dont les émissions de gaz à effet de serre ont crû le plus vite. Il profite pour cela de l’absence de taxation sur le carburant, de son exonération presque complète du respect des protocoles internationaux de baisse des émissions polluantes et des subsides publics directs et indirects, en termes d’investissements dans les infrastructures, de non-respect des législations sociales, d’absences de tva sur les billets et de réduction des frais d’utilisation des infrastructures aéroportuaires. Au contraire, le chemin de fer est le grand perdant, puisqu’il ne peut proposer des coûts aussi bas.

Une crise qui est l’occasion d’accélérer la restructuration

La crise liée à l’épidémie de coronavirus frappe donc un secteur connaissant de profondes reconfigurations et sa violence accélère les transformations en cours. En effet, tout d’abord, cette crise est particulièrement brutale, puisque jusqu’à plus de 90 % de l’activité s’est retrouvée à l’arrêt, suite aux mesures sanitaires et faute de passagers. En outre, les perspectives à court et moyen terme restent floues et négatives, en raison des incertitudes quant à la réouverture des frontières, à la reprise des voyages de loisirs et d’affaires et à l’impact du ralentissement économique. Ainsi, plusieurs sources s’accordent pour dire que le retour au niveau du trafic de 2019 prendrait au moins cinq ans, peut être jusqu’à dix ans.

Les plans d’aide visent la reprise la plus rapide possible de la course aux profits, au détriment du climat, de l’emploi et des finances publique.

Les investissements dans le secteur se basaient sur une poursuite de la croissance, qui devient maintenant très hypothétique, compliquant la situation financière de nombreux acteurs. De plus, le privilège donné à la rentabilité financière à court terme s’est traduit par une extraction des bénéfices engrangés au cours des dernières années sous forme de dividendes et de bonus au profit des actionnaires et propriétaires. Dès le mois de mars, l’association internationale du transport aérien (IATA) estimait que 75 % des compagnies aériennes avaient moins de trois mois de trésorerie pour survivre. De ce fait, la même association estime qu’entre 150 et 200 milliards de dollars d’aide seront nécessaires pour traverser la crise6.

Dans l’immédiat, les conséquences de la crise sont de mettre en grande difficulté, voire de pousser à la disparition les compagnies aériennes les plus fragiles. Ce sont les compagnies qui s’étaient lancées dans le low cost long courrier, comme Wow Air, Virgin ou Norwegian et qui n’ont pu y développer un modèle aussi rentable qu’au niveau continental car les avantages comparatifs du low cost y sont moindres7. Ce sont aussi les compagnies «charter», spécialisées dans les vols touristiques, gravement concurrencées par le low cost. Ce sont enfin les compagnies moyennes, comme British Midlands, Brussels Airlines ou Avianca. Mais, l’ensemble du secteur procède à des plans de restructuration massifs. Que ce soit chez British Airways, Ryanair, Lufthansa ou Air France-KLM, des annonces de milliers de licenciements et de forte réduction des activités se multiplient.

Dans l’industrie aéronautique, la crise liée au coronavirus a aussi d’importants impacts. Vu les perspectives incertaines de reprise, de nombreuses compagnies ont annulé ou reporté leurs commandes d’avions. Boeing et Airbus envisagent une baisse de production de 50 % au cours des cinq prochaines années. Tant Airbus que Boeing ont dès lors annoncé des licenciements d’au moins 10 % de leur personnel, et les baisses de production vont se répercuter sur leurs sous-traitants, à la situation financière souvent moins solide. Là aussi, ces plans de réductions de coûts et de personnels étaient déjà prévus avant la crise, en particulier chez Boeing et les acteurs dépendants de ses chaînes de montage en raison des déboires du 737 MAX, mais aussi chez Airbus suite à l’arrêt prématuré de la production de l’A380.

Au niveau aéroportuaire, ce sont les prestataires de services, dans les bagages, la maintenance ou le nettoyage qui voient leur situation s’aggraver le plus vite, vu leur fragilité antérieure. Mais les perspectives de reprises peu optimistes encouragent l’ensemble des acteurs à annoncer des réductions d’activités et d’effectifs de travailleurs. L’impact de la crise liée à l’épidémie de coronavirus est donc important, mais il est aggravé par la fragilité du secteur, dont nombre d’acteurs étaient déjà en difficulté et allaient lancer des plans de restructuration. C’est l’occasion d’imposer ces plans qui auraient sans doute été inacceptables sinon.

Nationaliser les pertes sans prendre le contrôle du secteur

En réponse à cette crise, les États multiplient les annonces «d’aides» au secteur. Ces plans se concrétisent essentiellement sous la forme de prêts, de garanties bancaires ou d’aides directes, sans prise de contrôle public. La logique est d’aider le transport aérien à traverser la crise sans en changer le modèle, la régulation ou la direction. Ainsi, l’ONG Transport & Environment tient un bilan édifiant des aides publiques aux seules compagnies aériennes européennes, qui atteint déjà 35 milliards d’euros, souvent avec très peu voire aucune condition sociale ou environnementale8.

Ces plans d’aide s’apparentent donc à un transfert de dette privée vers le public, puisque ce dernier se retrouve garant majoritaire de prêts à des entreprises qui risquent de connaître des difficultés financières dans les mois et années à venir. D’ailleurs, alors que les États s’engagent à couvrir jusqu’à 90 % des prêts alloués, les banques semblent considérer ces prêts suffisamment peu sûrs pour refuser même d’assumer le risque pour les 10 % restants. En n’associant pas ces lourds investissements à une prise de contrôle, les États s’enferment dans une obligation de restauration de la situation antérieure à la crise, donc de reprise de la croissance du transport aérien et de toutes les conséquences environnementales et sociales y liées, seule à même de rétablir la rentabilité financière des compagnies aériennes.

Autre élément marquant, vu l’importance géostratégique et politique du secteur, c’est la logique nationale qui prévaut. Ainsi, par exemple, il n’y a pas de plan coordonné au niveau européen pour soutenir le transport aérien, ni même pour Airbus et ses fournisseurs. Ce sont les États qui débloquent des aides à «leurs» entreprises, parfois même en y associant des conditions de rapatriement des activités délocalisées ou de protection des emplois «nationaux». Témoignant de cette logique nationale et stratégique, les États sont aussi nombreux à envisager de relancer ou accélérer les commandes militaires pour compenser les baisses de commandes dans l’aéronautique civil.

Une autre voie est pourtant évidente, c’est la prise de contrôle public, guidé par les besoins de la population et le respect des travailleurs et du climat.

De ce fait, on arrive à des situations contradictoires et un cercle vicieux: rétablir la «santé financière» des compagnies aériennes et rembourser les aides d’États impliquera, plus que probablement, de réduire leur capacité, ce qui se répercutera sur les activités aéroportuaires et les ventes d’avions. Ces entreprises se tourneront à leur tour vers les États pour obtenir des aides. Au contraire, maintenir artificiellement le niveau d’offre aérienne «pré-crise» et l’activité aéroportuaire et de construction aéronautique, coûtera très cher aux compagnies, qui auront alors besoin de nouveaux prêts ou aides financières. Pour garantir la survie du secteur, les États seront aussi contraints de maintenir une politique favorisant le transport aérien au détriment des autres modes ou, en tout cas, à ne pas trop encourager le report vers le rail par exemple, au risque de fragiliser encore le secteur.

S’y ajoute l’absence de planification, qui induit une mise en compétition des aides des États. Par exemple, l’aide publique française et néerlandaise à Air France-KLM est mise en compétition avec l’argent public allemand, belge, autrichien et suisse versé au groupe Lufthansa, ainsi qu’avec l’ensemble des aides aux autres acteurs du secteur. Alors que la reprise est incertaine, cela implique plus que probablement que le «succès» des plans d’aides des uns, et le remboursement des aides associées, se fera au détriment des autres et de l’argent public qui y était lié.

Les grands vainqueurs de cette politique sont, par contre, les directions et actionnaires du secteur, qui sont protégés à court terme du risque de faillite, qui ne voient pas leurs décisions entravées par de la régulation publique et qui peuvent faire financer par de l’argent public leurs plans de restructurations, qu’ils soient déjà prévus ou provoqués par la crise.

Le plan d’aide à la Lufthansa, un plan pour sauver les patrons

Alors que l’État allemand a mis en place un plan de 9 milliards d’euros d’aide à la compagnie Lufthansa, il n’a réclamé à peu près aucune contrepartie: 20 % des actions sous forme de participation silencieuse, c’est-à-dire sans possibilité d’intervenir dans le conseil d’administration. La seule chose sur laquelle il pourra agir: protéger les dirigeants de Lufthansa en bloquant une éventuelle offre d’achat de la part d’un concurrent. Cerise sur le gâteau, le ministre socialiste allemand des finances, Olaf Scholz, déclare: «Quand la Lufthansa ira à nouveau mieux, le gouvernement vendra ses parts».

En échange, que sont prêts à concéder les dirigeants de Lufthansa? Un blocage des dividendes et de bonus pendant la durée du plan d’aide, la plus courte possible. Rien évidemment au sujet des 22 000 emplois que la compagnie entend supprimer. Tout cela, alors que le groupe Lufthansa avait dégagé un bénéfice de 9 milliards au cours des cinq dernières années, au profit essentiellement des actionnaires de l’entreprise, notamment par le biais de montages dans des paradis fiscaux. Argent qui n’était donc plus disponible pour traverser la crise.

C’est sur cette base que la Lufthansa a négocié les aides pour ses filiales belges, Brussels Airlines, autrichiennes, Austrian, et Suisses, Swiss International Air Lines, obtenant près de 3 milliards supplémentaires d’aide publique. Soit un total d’environ 12 milliards d’aide publique pour une entreprise dont la valeur sur le marché est estimée à environ 4 milliards d’euros. Et que fait la commission européenne? Elle approuve, à la seule condition que la Lufthansa libère des droits d’atterrissage dans ses principaux aéroports au profit de ses concurrents low cost, un soutien direct et indirect à la Ryanairisation du secteur.

Malgré ces conditions idéales, le premier actionnaire de la compagnie allemande, le multimilliardaire Hans Hermann Thiele, qui a profité de la crise pour racheter à bas prix 10 % des titres de la compagnie, entendait faire capoter le plan pour obtenir des conditions encore meilleures. Il a donc obtenu, c’est bien légitime, des garanties de non-intervention de l’État allemand et de retour le plus rapide possible aux profits et de sortie du public du capital de l’entreprise.

La Belgique, cas exemplaire de la crise actuelle

La Belgique est un parfait exemple de la crise actuelle, de la façon dont elle est traitée et des facteurs aggravants issus des choix de régulation. L’outil le plus rentable du transport aérien en Belgique, l’aéroport de Bruxelles National (appelé aujourd’hui Brussels Airport), a été privatisé en 2004, après un lourd investissement public dans de nouveaux terminaux, le tout pour un prix extrêmement bas. Il appartient maintenant à 75 % à des fonds d’investissements étrangers, qui ont créé une société écran au Luxembourg pour y rapatrier leurs bénéfices, 392 millions d’euros au cours des cinq dernières années, et réduire leur imposition en Belgique. La privatisation est allée de pair avec une sous-traitance de nombreuses activités. La mise en compétition de plusieurs prestataires de traitement des bagages, du catering ou de la maintenance a créé une course au moindre coût qui met en péril la survie de ces entreprises depuis plusieurs années.

L’absence de planification induit une compétition des aides des États: l’aide à Air France-KLM est mise en compétition avec l’argent versé à Lufthansa.

Ensuite, la compagnie nationale, autrefois publique, Sabena, devenue Brussels Airlines, a été revendue à deux reprises, à la Swissair en 1995 et à la Lufthansa en 2017, ce qui s’est soldé par deux situations de quasi-faillite, en 2001 et aujourd’hui, et le passage de plus de 10 000 travailleurs à environ 3 000. Dans le cas de la Sabena, la responsabilité de l’absence de stratégie publique et de la gestion incohérente du propriétaire privé a déjà été bien documentée9. La situation actuelle de Brussels Airlines en est assez proche. La direction y poursuit depuis plusieurs années un management chaotique, guidé uniquement par la recherche de profit à court terme, qui s’est traduit par des projets de transformation en low cost, de scission des activités longs et court courrier ou de disparition du hub bruxellois. Ce flou et les retournements de stratégies ont mis en péril la situation financière de la compagnie et un plan de licenciement y était annoncé bien avant la crise liée au coronavirus10.

La régionalisation de la gestion des aéroports secondaires aggrave la situation11. Pour plaire à Ryanair à Charleroi et TNT à Liège, la Région wallonne mène une politique de dumping, en pratiquant des redevances aéroportuaires, c’est-à-dire les frais payés par les compagnies aériennes pour utiliser les infrastructures, extrêmement bas. Ainsi, pour un même vol, le prix de ces prestations peut être jusqu’à dix fois plus bas à Charleroi qu’à Bruxelles. La Région wallonne a d’ailleurs déjà été condamnée au niveau européen pour cette politique d’aides publiques déguisées. En pratiquant des coûts artificiellement faibles, la politique wallonne met la pression sur Brussels Airport et Brussels Airlines, qui tentent de s’aligner en baissant eux aussi le prix de leurs services.

La crise actuelle ne fait donc qu’accélérer les difficultés du secteur. Les acteurs les plus faibles, qui sont les bagagistes de Swissport et Aviapartner ou la compagnie Brussels Airlines ont vu leur situation se dégrader très rapidement, au point de mener à la faillite pour le premier et à des aides publiques pour sauver les deux autres.

Les mesures prises par le gouvernement et les autorités aéroportuaires pour répondre à cette crise s’inscrivent dans la poursuite de ce modèle compétitif. Dès l’annonce de la faillite de Swissport, plutôt que de reprendre en charge les services de traitement des bagages et de nettoyage des avions qu’effectuait l’entreprise, ainsi que les emplois liés, la direction de Brussels Airport, avec l’accord des représentants publics qui disposent d’une minorité de blocage au sein du CA, a lancé un appel d’offre pour trouver un nouveau prestataire. Résultat, alors que Swissport employait 1.500 travailleurs, le repreneur, Alyzia, n’a réembauché que 75 travailleurs, tous intérimaires et à temps partiel. La survie du concurrent de Swissport, l’entreprise Aviapartner, était, elle aussi, compromise. Cette fois, le gouvernement a fait le choix de lui fournir une aide financière sous forme de prêt de 25 millions de la SFPI (Société Fédérale de Participations et d’Investissement). Le message est clair: alors que l’occasion existait de mettre fin à la compétition entre les bagagistes et leurs travailleurs en mobilisant une part des larges bénéfices dégagés par l’aéroport, le gouvernement et la direction de l’aéroport ont fait le choix de poursuivre ce modèle, quitte à détruire des milliers d’emplois et y investir de l’argent public.

Les négociations entre le gouvernement belge et la direction de la Lufthansa quant à l’avenir de Brussels Airlines ont été menées dans la même optique. L’État a consenti un prêt d’environ 300 millions d’euros à la compagnie, pourtant rachetée pour 67 millions par la Lufthansa quelques années auparavant12. En échange de quoi, les pouvoirs publics n’ont pas obtenu de participation au capital de l’entreprise, ni de vrai pouvoir décisionnel quant à l’avenir de la compagnie. Tout au plus, la Lufthansa s’est engagée à maintenir l’existence de Brussels Airlines et d’une activité significative à Bruxelles. Cela ne l’empêchera donc pas de licencier 25 % des travailleurs et de dégrader les conditions de travail de tous les autres, ainsi que de supprimer un grand nombre de vols non stratégiques pour la multinationale allemande. Message de nouveau on ne peut plus clair: la Lufthansa obtient pour sa filiale belge une avance d’argent public représentant 400 % de la valeur d’achat de l’entreprise, afin de poursuivre sa gestion jusqu’ici pour le moins catastrophique de Brussels Airlines.

La Belgique se distingue aussi par une forte présence de fabricants de composants aéronautiques, la SABCA dont le siège principal est à Evere, la Sonaca à Gosselies, la Safran Aero Boosters à Liège, le BMT à Ostende ou l’Asco à Zaventem pour ne citer que les plus grands. Ensemble, ils représentent plus de 6 000 emplois directs et ont pour principaux clients les chaines d’assemblages d’Airbus, Boeing ou Bombardier. Ces entreprises présentent la particularité d’avoir, pour la plupart d’entre-elles, les pouvoirs publics fédéraux ou régionaux comme premier actionnaire. C’est la conséquence de l’importance militaire, stratégique et économique du secteur. Malgré tout, pour traverser la crise actuelle, les autorités régionales et nationales entendent «laisser faire le marché». De ce fait, elles se retrouvent tributaires des baisses de cadences des grands assembleurs et les menaces de licenciements en raison des annulations ou reports de commandes se font de plus en plus audibles.

La socialisation du secteur, seule porte de sortie

Dans le débat public, les aides inconditionnelles au secteur aérien font polémique. Nombreux sont ceux qui dénoncent l’absence de clauses de réduction des émissions de gaz à effet de serre et la contradiction entre ces aides et les politiques environnementales en général13. Par contre, à quelques rares exceptions14, la logique de l’aide publique au secteur privé sans changement de modèle est peu abordée. Or, sans cette remise en cause fondamentale, les mesures environnementales et sociales ne pourront être que limitées puisqu’elles ne pourront entraver la reprise et la croissance du secteur aérien, sous peine de (re) mettre en difficulté les compagnies.

Une autre voie est pourtant évidente, c’est la prise de contrôle public, des compagnies aériennes et des aéroports ainsi que des fabricants aéronautiques. Cela a tout son sens d’un point de vue budgétaire, puisque le montant des aides dépasse de plusieurs ordres la valeur des entreprises bénéficiaires. Cela coûtera aussi beaucoup moins cher de nationaliser que de suivre les plans d’aides prévus sans contrôle sur les sommes investies, qui risquent de devoir se répéter dans le futur.

Alors que l’Union européenne cherche à tout prix à éviter que les plans d’aide ne faussent le dogme de la libre concurrence, l’investissement d’argent public doit au contraire être conditionné à la sortie du marché. Un changement de modèle n’est possible qu’en remettant en cause le cadre libéral de régulation du transport aérien, sans quoi d’éventuels acteurs publics se verraient mis en compétition par les opérateurs privés et contraints de s’inscrire dans le même modèle concurrentiel. Il ne s’agit pas non plus de revenir au modèle d’après-guerre du capitalisme d’État, lui aussi guidé par le profit, mais bien de construire un nouveau mode de régulation, public et démocratique, guidé par les besoins de la population et le respect des travailleurs et du climat.

Pour les travailleurs, une renationalisation doit aller de pair avec la fin de leur mise en concurrence. Il s’agit, au niveau des compagnies aériennes, de cesser le dumping, en interdisant l’engagement d’équipages sous le régime social et salarial d’un pays tiers et en établissant un cadre contraignant pour les compagnies autorisées à voler sur le territoire. Dans tout le secteur, et en particulier les aéroports, cela implique de réintégrer les fonctions sous-traitées et de mettre en place un statut unique d’opérateur aéroportuaire. Au niveau de la construction aérienne, le contrôle public irait de pair avec une réintégration des activités déléguées et la fin de la mise en concurrence entre sites et fabricants.

Pour l’environnement, la recréation d’un pôle public de transport aérien faciliterait la planification d’un transfert de l’avion vers le train. On estime qu’un tiers des émissions de gaz à effet de serre du secteur sont liées à des vols de moins de 1.500 kilomètres et qu’en Europe, la moitié de ces mêmes émissions sont dues à des vols qui ne quittent par le continent15. Ces vols courts doivent laisser la place à des liaisons ferroviaires, en TGV pour liaisons interurbaines, en trains de nuit pour les trajets plus longs ou de loisir. Le transport aérien se maintiendrait pour les liaisons intercontinentales, mais sur base d’avions moins polluants, en faisant équitablement contribuer le secteur aux finances publiques par la fin des exonérations fiscales et en supprimant les classes business et autres vols d’affaires extrêmement polluants16.

Alors que l’État allemand a mis en place un plan de 9 milliards d’euros d’aide à la compagnie Lufthansa, il n’a réclamé à peu près aucune contrepartie.

Le contrôle public permettrait la reconversion des travailleurs, en évitant la concurrence entre opérateurs et le chantage à l’emploi. Par exemple, le développement du train de nuit nécessitera des activités de catering, des stewards, des bagagistes, de la maintenance, tous des emplois qui pourront passer du domaine aéroportuaire au ferroviaire. Au contraire, actuellement, pour des raisons de rentabilité, les TGV sont mis en compétition avec l’avion, ce qui amène à des absurdités, comme le fait que Thalys ne desserve pas Bruxelles national pour sa liaison vers Amsterdam, alors que dix vols par jour sont proposés entre les deux villes.

Dans l’industrie aéronautique, les États sont souvent déjà les principaux actionnaires du secteur et les aides prévues vont encore renforcer ce poids potentiel. Ce levier pourrait être utilisé pour changer de modèle, d’abord en protégeant l’emploi du secteur et les outils de production, ensuite en relançant la recherche, qui est en chute libre depuis plusieurs années au profit des dividendes à court terme. Les défis sont nombreux: développer des avions plus performants, produire d’autres moyens de transport collectifs ou d’autres biens utiles à la société. Ces chaînes des montages de pointe et leurs travailleurs ont démontré toute leur utilité et expertise pendant la crise du coronavirus, en étant capable par exemple de produire rapidement des composants médicaux.

Cette ambition de socialiser le secteur aérien connaît un écho croissant dans la gauche européenne. C’est le cœur de la campagne du PTB pour sortir de la crise actuelle au niveau belge et européen. Autour du slogan «nos emplois, notre aéroport», le parti revendique une prise de contrôle public de la compagnie Brussels Airlines et de l’aéroport de Bruxelles-National et la création d’un statut pour l’ensemble des travailleurs du secteur. La création d’un statut aéroportuaire unique et reconnu pour les travailleurs est également défendue par des franges grandissantes des syndicats du secteur en Belgique. En Allemagne, Die Linke réclame la nationalisation de la compagnie aérienne Lufthansa et la création d’une entreprise publique unique de transport à longue distance, par le biais d’une fusion entre la Lufthansa et la Deutsche Bahn, les chemins de fer allemands. Cette idée de nationaliser les compagnies aériennes pour créer un pôle public de transport regroupant rail et air est aussi reprise par des syndicats français et britanniques17. En parallèle, plusieurs syndicats du groupe Airbus, allemands, français, britanniques mènent campagne pour que les États européens actionnaires reprennent en main l’entreprise, pour bloquer les licenciements, réintégrer les activités sous-traitées et protéger les emplois liés et réorienter la production vers des modèles moins polluants et vers la diversification des activités au profit de la fabrication d’autres moyens de transports collectifs18.

Enfin, il faut rappeler que de nombreuses compagnies aériennes conservent un actionnariat public important, voire majoritaire. De plus, dans le cadre de leur plan d’aide, l’Italie et le Portugal ont décidé de nationaliser respectivement l’Alitalia et la TAP Air Portugal. De même, au niveau aéroportuaire, 9 des 10 plus grands aéroports mondiaux sont majoritairement aux mains des pouvoirs publics. La reprise de contrôle public du transport aérien est donc une solution réaliste et la seule qui permette de sortir le secteur de l’impasse sociale et environnementale. Les seuls freins, mais ils sont puissants, sont le patronat et les actionnaires privés du secteur, l’Union européenne garante du maintien du dogme libéral et les gouvernements qui s’enferment volontairement dans la poursuite du modèle actuel à grand coup d’injections d’argent public, plus que probablement à fonds perdus. La lutte pour transformer le secteur ne fait que commencer et se poursuivra dans les prochains mois et années.

Footnotes

  1. Frédéric Dobruszkes, Moshe Givoni, Timothy Vowles, « Hello major airports, goodbye regional airports? Recent changes in European and US low-cost airline airport choice », Journal of Air Transport Management, volume 59, 2017, p. 50-62. Voir: www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0969699716302848.
  2. «Le Transport Aérien en France, en Europe et dans le Monde», Progexa, 2016. Voir: http://progexa.fr/wp-content/uploads/2016/09/etude_janvier_2016/files/res/downloads/book.pdf.
  3. Jacques Roy, «Transport aérien: Risques, turbulences et métamorphoses», Téoros, 23-1, 2004, p. 45-51. Voir: https://journals.openedition.org/teoros/3128#tocto2n1.
  4. Koen Dereymaecker, «La grève des bagagistes Swissport pose la question: à qui doit profiter l’aéroport ?», Solidaire, 24 Août 2017. Voir: www.solidaire.org/articles/la-greve-des-bagagistes-swissport-pose-la-question-qui-doit-profiter-l-aeroport.
  5. Boeing entendait lancer au plus vite un avion moins cher, moins consommateur et à plus grande envergure de vol, pour répondre à la demande des compagnies low cost et classiques. Pour se faire, Boeing n’a pas respecté les procédures de sécurité pour accélérer la mise sur le marché et a sous-traité l’essentiel de la production de l’avion, ce qui lui donnait un très faible contrôle sur la chaine. Cette situation a abouti au désastre, deux crashs et le retrait du marché de l’appareil. Voir: « 737 MAX: Les disruptions sont plus risquées dans les gros systèmes, par Timiota », Paul Jorion Blog, 15 mars 2019. www.pauljorion.com/blog/2019/03/15/737-max-les-disruptions-sont-plus-risquees-dans-les-gros-systemes-par-timiota/.
  6. Fabrice Gliszczynski, Coronavirus : 200 milliards de dollars d’aides publiques sont nécessaires pour le transport aérien (IATA), La Tribune, 17 Mars 2020. Voir: www.latribune.fr/entreprises-finance/services/transport-logistique/shutdown-du-transport-aerien-les-etats-appeles-a-la-rescousse-842464.html.
  7. Rogier Lieshout, Paolo Malighetti, Renato Redondi, Guillaume Burghouwt, «The competitive landscape of air transport in Europe», Journal of Transport Geography, volume 50, 2016, p. 68-82. Voir: www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0966692315000915.
  8. www.transportenvironment.org/what-we-do/flying-and-climate-change/bailout-tracker.
  9. Guillaume Burghouwt, and Frédéric Dobruszkes, «The (mis) fortunes of exceeding a small local air market», Tijdschr Econ Soc Geogr, 2014, p. 105: 604-621. Voir: https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/tesg.12085.
  10. S.B. et P.V., «Restructuration à Brussels Airlines: la compagnie veut réduire ses coûts de plus de 160 millions d’euros», RTBF, 7 novembre 2019. Voir: www.rtbf.be/info/economie/detail_restructuration-a-brussels-airlines-la-compagnie-veut-reduire-ses-couts-de-plus-de-160-millions-d-euros?id=10359999.
  11. Christian Delcourt, «Pour une politique aéroportuaire coopérative», Revue Politique, 2008. Voir: www.revuepolitique.be/pour-une-politique-aeroportuaire-cooperative/.
  12. François Witvrouw, « Feu vert chez Brussels Airlines pour le plan d’aide de 460 millions », L’Echo, 24 juillet 2020. Voir: www.lecho.be/entreprises/aviation/feu-vert-chez-brussels-airlines-pour-le-plan-d-aide-de-460-millions/10240695.html.
  13. «Secteurs aérien et pétrolier: pas de plans de sauvetage sans engagements climatiques et sociaux», Novethic, 2014. Voir: www.novethic.fr/actualite/environnement/climat/isr-rse/secteurs-aerien-et-petrolier-pas-de-plans-de-sauvetage-sans-conditions-climatiques-et-sociales-alertent-les-ong-148419.html; Lilian Alemagna et Coralie Schaub, «L’Etat fera-t-il un chèque de 20 milliards aux entreprises polluantes sans contreparties ?», Libération, 17 avril 2020. Voir: www.liberation.fr/france/2020/04/17/l-etat-fera-t-il-un-cheque-de-20-milliards-aux-entreprises-polluantes-sans-contreparties_1785560.
  14. Adrienne Buller et Matthew Lawrence, «Emergency Landing: How Public Stakes Can Secure a Sustainable Future for Aviation», Common-Wealth, 22 mars 2020. Voir: www.common-wealth.co.uk/reports/emergency-landing-how-public-stakes-can-secure-a-sustainable-future-for-aviation; Sophie Chapelle, «Compagnies aériennes: pas de sauvetage public sans conditions, demande la société civile», Basta Mag, 10 avril 2020. Voir: www.bastamag.net/Compagnies-aeriennes-pas-de-sauvetage-public-sans-conditions-demande-la-societe.
  15. https://theicct.org/sites/default/files/ICCT_CO2-commrcl-aviation-2018_facts-FR_final.pdf
  16. « Crise(s), climat: préparer l’avenir de l’aviation», The Shift Project, 27 mai 2020. Voir: https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2020/05/2020-05-27_Pr%C3%A9parer-lavenir-de-laviation_Synth%C3%A8se-des-contreparties_Shift-Project.pdf.
  17. Monde Diplomatique, Juillet 2020.
  18. L’Humanité, 9 juillet 2020.