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Petites mais obstinées : les Îles Cook veulent creuser en eaux profondes

Raf Custers

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Greet Brauwers

—31 juillet 2023

Les minéraux qui se trouvent dans les fonds marins autours des Îles Cook sont objet de convoitise, notamment pour des entreprises belges et néerlandaises. Ils sont aussi source de tensions et de résistances.

Les îles Cook sont un archipel de 15 îles, dont plusieurs atolls. ©Greet Brauwers.

Le jet en provenance de Tahiti amène quelque 25 personnes à Rarotonga. Mark Brown, le Premier ministre des Îles Cook est du voyage. Il revient d’une conférence avec le président Joe Biden à Washington. Pour les Européens, les îles Cook sont la destination la plus lointaine qu’on puisse imaginer. En poussant plus à l’ouest, on passe la ligne de changement de date et on atterrit le lendemain.

Après quatre heures de vol, la capitale Rarotonga est en vue. Elle semble tout aussi paradisiaque que Tahiti. Entourée d’un lagon turquoise, elle a en son centre des pics couverts de forêt primaire. Dans le bâtiment de l’aéroport, pas de chichis pour les formalités. à leur arrivée, les voyageurs reçoivent un collier de fleurs de tiaré.

Raf Custers (°1954) est historien et journaliste. Il travaille comme chercheur pour (GRESEA). Depuis 30 ans, il réalise des reportages sur les peuples qui prennent leur destin en main.

L’entente avec Joe Biden a été excellente. Le président a promis de reconnaître les Îles Cook comme un État souverain. Même s’il a reçu son autonomie dans les années 1960, le pays n’est pas encore tout à fait indépendant de la Nouvelle-Zélande. La promesse de Biden renforce Mark Brown. Le Premier ministre ne cache pas qu’il ne supporte pas les non-îliens qui lui font la leçon. Un mois après Washington, pendant le Sommet sur le climat de Charm-el-Sheikh, Brown ouvre cette page. Son pays, un archipel de 15 îles, est menacé par la montée des eaux.

Au milieu de l’île principale de Rarotonga, des sommets volcaniques s’élèvent dans la forêt. ©Greet Brauwers.

‘Mais que faites-vous?’ demande Brown au monde riche. ‘Ne venez pas me parler de votre moratoire! Mon océan renferme des minéraux indispensables pour la révolution verte. Ne me racontez pas que je dois les laisser là!’ Le mouvement pour un moratoire prend de l’ampleur. Il veut interdire l’exploitation minière en eaux profondes aussi longtemps qu’on ne connaît pas son impact. Mais Brown le traite de ‘patronizing’, condescendant, limite colonial. Son speech est d’une rhétorique magistrale. Que personne n’essaie de toucher à sa politique! Dans la Zone Économique Exclusive (ZEE), soit la zone maritime propre, son gouvernement fait ce qu’il veut.

‘Ne venez pas me parler de votre moratoire! Mon océan renferme des minéraux indispensables pour la révolution verte. Ne me racontez pas que je dois les laisser là!’
Premier ministre Mark Brown

L’exploitation minière en eaux profondes est un sujet ultra-sensible aux Îles Cook et au-delà. Fin juillet 2023 le Premier ministre se rend en personne à Kingston en Jamaïque pour prendre part à l’Assemblée de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM). Cet organisme composé de 169 pays membres négocie un cadre législatif visant à réglementer légalement l’exploitation minière au fond des océans. Brown y met tout son poids en faveur d’une exploitation à échelle industrielle.

Une course obstinée

Rarotonga est petite, c’est incontestable. Il ne faut qu’une heure au bus pour boucler la route de ceinture. Nous habitons près de trois mois

Greet Brauwers est journaliste, réalisatrice, chercheuse et artiste. Elle a notamment produit le documentaire primé “Lithium, malédiction ou bénédiction pour la Bolivie”.

derrière l’aéroport, sur la Ara Metua, la ‘backroad’. Tôt le matin, nous entendons d’abord les coqs puis la cloche de l’église qui évoque la sonnerie d’un passage à niveau non gardé. Les Maoris avaient aménagé la route longtemps avant l’arrivée des premiers missionnaires européens. Elle était parsemée de dizaines de leurs lieux sacrés, les marae, qui ont été détruits par les missionnaires.

Mike Tavioni contribue à revitaliser la culture de la voile polynésienne. Son atelier se situe d’aussi sur la backroad. Il y construit des pirogues en troncs d’arbre, avec un mât et une voile par-dessus, qu’on appelle ici vakas. Tavioni est maître-sculpteur. Il bénéficie du soutien du gouvernement néo-zélandais. Quand Nanaia Mahuta, la ministre maorie des Affaires étrangères de Nouvelle-Zélande, est en visite officielle dans le pays, elle passe aussi à la galerie de Tavioni.

La ruée vers les métaux des grands fonds marins a été lancée par des consortia d'entreprises multinationales aux années 1970. L'Union Minière (aujourd'hui Umicore, belge) en faisait partie. Ils ont ramassé d'énormes quantités de nodules polymétalliques du Pacifique.

La vague actuelle démarra autour de l'année 2000 par un projet de Nautilus Minerals (actionnaires e.a. Anglo American, MB Holding, MetalloInvest, Teck). Il se heurta à la résistance de la population de Bougainville en Papoue Nouvelle Guinée et faisait faillite en 2019.

Dans l'avant-garde actuelle on trouve Global Sea Mineral Resources (GSR, Belgique) et TheMetalsCompany (TMC, Canada). GSR est une filiale du géant du dragage DEME. La TMC a 'des alliances stratégiques' avec Allseas (offshore, Suisse/Pays-Bas) et Glencore (matières premières, Suisse). Un autre groupe de dragage, Boskalis (Pays Bas), est active à côté de GSR aux Îles Cook.

Ces entreprises espèrent tirer profit des projections des demandes de métaux à l'avenir. Ces projections - toujours à la hausse - sont hautement spéculatives. Elles proviennent entre autres des lobbys de l'automobile et de l'énergie. Elles ne prennent jamais en compte les réels besoins, le défi de réduire la consommation d'énergie en Occident ou l'organisation d'une mobilité accessible à tous.

L'océan reste un territoire largement inexploré par les scientifiques. Ils affirment néanmoins que la diversité d'espèces des fonds marins est inouïe. L'exploitation industrielle des nodules aura selon eux des conséquences négatives majeures. Les nodules déposés sur les plaines abyssales sont les seuls substrats durs sur lesquels des organismes se greffent. Si on enlève les nodules, on enlève ces organismes. Les machines remuent des nuages de sédiments qui se répandent au loin et étouffent d'autres organismes. Bruits, lumières et activités industrielles multiplieront le stress sur les éco-systèmes. Chaînes alimentaires et flux migratoires des poissons et des mammifères marins seront perturbés. Il est certain que l'exploitation minière en eaux profondes sera une activité dévastatrice, mais personne n'en connaît l'ampleur.

Mais lors de son audience chez le Prime Minister Mark Brown, le dossier du minage en eaux profondes arrive sur le tapis. à la fin, Mark Brown déclare que ‘nous pourrions prendre un autre cours que la Nouvelle-Zélande’. Le cours diverge même radicalement. Un mois plus tard, la Nouvelle-Zélande opte elle aussi pour l’interdiction de l’exploitation minière en eaux profondes. Mais le Premier Brown répète que les Îles Cook sont un État souverain qui agit à sa guise dans son domaine maritime.

Comme l’Arabie Saoudite

Les Îles Cook ont mis quinze ans pour développer une vision du minage en eaux profondes. Elles ont élaboré un cadre légal et un appareil administratif en collaboration avec des consultants étrangers. Si elles ont attribué un rôle essentiel à l’organisme d’investissement public, la Cook Islands Investment Corporation (CIIC), c’est la Seabed Minerals Authority (SBMA), fondée en 2013, qui est la véritable plaque tournante.

Au début 2022, la SBMA a accordé à trois entreprises des licences d’exploration en vue d’entamer l’exploitation minière en haute mer. Son directeur Derek Johnson: ‘nous les avons encouragées à explorer une zone la plus vaste possible. Une entreprise a même reçu une zone de plus de 200.000 km² à explorer’.

L’expert du service est son directeur technique John Parianos. Il figure sur le payroll d’un service australien qui doit accroître l’influence australienne dans le Pacifique, et a été prêté à la SBMA. Parianos a travaillé en eaux profondes en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour la firme Nautilus. Il a également participé à la rédaction de rapports techniques pour les îles-États Nauru et Tonga. Il nous explique ce que sont en fait ces fameux nodules. La SBMA en conserve des spécimens dans une vitrine. Ce sont des billes, pas plus grosses qu’une noix. Ils se forment lentement, à mesure que des microparticules flottant dans l’eau de l’océan s’agglomèrent, par exemple autour d’une dent de requin.  Ils ne grossissent que de quelques millimètres par million d’années. Mais ils seraient une bénédiction pour les Îles Cook. Il y a des nodules partout au milieu de leur territoire maritime. On les a longtemps estimés à dix milliards de tonnes. Un rapport de la SBMA parle maintenant de 14,6 milliards de tonnes.

Chez le sculpteur, Mike Tavioni, la culture polynésienne de la voile renaît. ©Greet Brauwers.

Ces nodules contiennent des concentrations élevées de plusieurs métaux très demandés: nickel, cuivre, cobalt, manganèse, titane et métaux de terres rares. Ils peuvent faire la fortune du pays. Le premier Premier ministre des Cook, Albert Henry, en rêvait déjà dans les années 1970. Et le premier patron de la SBMA, Paul Lynch, a un jour déclaré: ‘Imaginez l’Arabie Saoudite d’avant, quand on n’y avait pas encore découvert de pétrole. C’est là que nous en sommes maintenant avec les seabed minerals‘. Mais le mot ‘mining’ est rarement prononcé en public. L’universitaire Makiuti Tongia, membre du conseil consultatif pour les minéraux marins, l’exprime en ces termes: ‘Nos resources ne sont pas emprisonnées dans la roche, elles sont venues librement rouler jusque chez nous. Alors on a juste besoin d’outils pour les ramasser’.

Toute l’attention porte maintenant sur l’exploration. Cette phase est indispensable pour savoir si les nodules en valent bien la peine. Le gouvernement confie les explorations à des opérateurs qui reçoivent une licence à cette fin. Un premier appel d’offres en 2015 est resté sans succès, car la conjoncture était défavorable et les prix des matières premières ne décollaient pas. Mais ensuite, les Îles Cook ont conclu des contrats avec l’entreprise belge GSR (Global Sea Mineral Resources), une filiale du groupe de dragage DEME (anciennement Dredging), connu aussi pour la construction d’éoliennes en mer. GSR travaille dans le domaine maritime des Cook mais aussi dans la Clarion-Clipperton Zone (CCZ) au beau milieu de l’océan Pacifique, administrée par cet organisme international, l’AIFM.

Les nodules polymétalliques se forment très lentement autour d’un noyau, par exemple une dent de requin. ©Greet Brauwers.

D’autres intérêts se sont manifestés. La firme néerlandaise AllSeas, notamment, un grand nom dans l’industrie pétrolière off-shore, a eu des contacts étroits avec le gouvernement. Un nouvel appel d’offres a été lancé en octobre 2020 pour des licences de 5 ans. Mais AllSeas n’a pas posé sa candidature.

Pas question de discuter

S’agissant des Cook, on ferait mieux de parler de zone maritime que de territoire. L’île-État a une superficie de près de 2 millions de km² dont 99,9% sont situés en mer. Tout le domaine maritime a été classé en sanctuaire marin, l’un des plus grands au monde. Il s’appelle Marae Moana ou ‘Mer Sacrée’.

Makiuti Tongia, membre du Conseil consultatif des minerais, portant une casquette de la Seabed Minerals Authority. ©Greet Brauwers.

Selon son acte de base Marae Moana doit être géré dans le respect de la nature. Mais Marae Moana n’a pas de moyens. Des zones ont été définies à l’usage exclusif de la pêche artisanale autour de chacune des 15 îles. Il faut encore délimiter des zones pour la pêche industrielle et le minage des fonds marins. ‘Cela se fera plus tard’, déclare la directrice Maria Tuoro. Elle est le seul membre du personnel à Marae Moana. Alors que les effectifs et les moyens de la Seabed Minerals Authority grossissent d’année en année, Marae Moana fonctionne à l’économie, comme au début. La direction et le groupe de travail technique ne se sont plus réunis depuis deux ans. En outre, le pays est pauvrement équipé pour faire respecter les règles. Il ne dispose que d’un seul navire de patrouille pour contrôler son domaine maritime.

Les Îles Cook ne disposent que d’un seul navire de patrouille pour contrôler un domaine maritime de 2 million de km2.

Marae Moana exécute les décisions du Premier ministre et d’un high-level technical committee. Pour eux, la priorité va à l’exploitation minière en eaux profondes. Tous les îliens savent ce qu’a enduré Jacqui Evans, qui a précédé Maria Tuoro à Marae Moana. Elle était directrice depuis un an quand le plaidoyer en faveur d’un moratoire a émergé. Le Premier ministre du Fidji voisin s’est également prononcé en faveur du moratoire pendant une conférence des ministres de l’environnement de la Région Pacifique. Dix années sans minage en eaux profondes, avait-il déclaré, nous permettront de réaliser des recherches scientifiques sérieuses dans nos Zones Économiques et nos eaux territoriales. Jacqui Evans était de cet avis en tant que scientifique, ‘car nous ne savons pratiquement rien des profondeurs marines’. Elle est encore bouleversée en racontant la suite. Pendant qu’Evans était en Nouvelle-Zélande pour un séminaire, les services gouvernementaux s’échangeaient des mails. ‘Quand je suis rentrée, j’ai été appelée chez Ben Ponia, le chef de cabinet du Premier ministre. Il m’a dit: ‘nous ne sommes visiblement pas sur la même longueur d’onde, ton contrat n’est pas renouvelé”.

Evans était favorable à un moratoire, cela lui a coûté sa carrière. Des rumeurs ont circulé, Evans a été ‘ostracised‘, dit-elle, rejetée comme une dissidente. Cela a eu un effet de signal. Dans les Îles Cook, beaucoup de gens travaillent pour un service public. Ils étaient avertis.

Dans les zones de 50 milles autour de chacune des 15 îles seul la pêche artisanale est autorisée. ©Greet Brauwers.

Le gouvernement de Mark Brown contrôle l’opinion publique. Il y a dix ans, il a mis sur pied un conseil consultatif pour les minéraux des eaux profondes. Tous les membres ont été nommés par le gouvernement. Le conseil est censé informer le gouvernement sur l’opinion de la population. Mais il fait plutôt office de porte-parole du gouvernement. En février, une délégation est partie sur l’île d’Aitutaki pour parler des nodules des eaux profondes dans les écoles. ‘Aitutaki soutient l’exploration des minéraux des fonds marins’ a ensuite titré la SBMA en tête de son rapport. Outre le Premier Mark Brown, l’évêque Tutai Pere a lui aussi consacré du temps à cette mission. L’évêque préside le conseil consultatif pour les minéraux des fonds marins.

Un don de Dieu

L’évêque Tutai Pere est à la tête de son Église apostolique à Matavera, sur la côte est de Rarotonga. La grand-messe du dimanche est totalement américaine. Un orchestre amplifié y joue. Des écrans affichent des citations bibliques et des textes de cantiques. Tout le monde chante. Une batterie de caméras filme tout, les enregistrements finissent sur Facebook. à la fin, l’évêque Tutai Pere monte en chaire. C’est son temple. Mais son influence s’étend bien au-delà de l’église.

Maria Tuoro, directrice et seule employée du parc marin des îles Cook,
l’un des plus grands au monde. ©Greet Brauwers.

Il n’y a pas de cérémonie publique sans speech de l’évêque. Et il menace toujours de lancer un anathème si les Îles Cook n’optent pas résolument pour l’exploitation minière dans les grandes profondeurs. ‘Les minéraux sont un don de Dieu’, lance Tutai Pere dans ce genre de discours. ‘Dieu les a déposés sur le fond de la mer, dans notre Zone Économique Exclusive. Pourquoi n’irions-nous pas les exploiter? Ne rien faire est un péché. Toutes ces discussions sur l’impact environnemental, c’est pour faire peur, c’est de la superstition, un gigantesque tabou. Mais nous ne nous laissons pas prendre en otages par des gens qui n’ont pas reçu le don du discernement.’

‘Les minéraux sont un don de Dieu. Dieu les a déposés sur le fond de la mer’
L’Evêque Tutai Pere, president de la commission d’avis

Ces paroles datent de fin 2020 pendant la cérémonie de lancement d’un nouvel appel d’offres par le gouvernement. La SBMA reçoit alors quatre candidatures. Elles proviennent de Belgique, des Pays-Bas et des USA. La firme chinoise Jinyuan Seabed Mineral Resources ne passe pas la première sélection. Mais les trois autres reçoivent chacune un permis d’exploration en février 2022. La belge GSR est à nouveau de la partie. Elle crée une filiale locale en collaboration avec le service d’investissement des Îles Cook, la Cook Islands Investment Corporation-Seabed Resources (CIIC-SR). La néerlandaise Boskalis est également sur le coup et crée, avec l’étasunienne Odyssey Marine, l’entreprise locale Cook Islands Cobalt.  Et le troisième permis d’exploration est attribué à l’américaine Moana Minerals.

Le pays ne dispose que d’un seul navire de patrouille pour contrôler son domaine maritime. ©Greet Brauwers.

Ces entreprises ont beaucoup d’expertise. GSR, spécialisée dans l’exploitation minière en eaux profondes, a construit et testé à cet effet une excavatrice, la Patania-2. Derrière Moana Minerals, on trouve l’entreprise Ocean Minerals, basée à Houston et créée par John Halkyard, l’un des pionniers de l’extraction de nodules dans la CCZ dès les années 1970.

La firme Cook Islands Cobalt est novice dans le secteur. Ses propriétaires, Odyssey et le groupe de dragage Boskalis, voulaient, au Mexique,

extraire du phosphate de sable qu’ils auraient dragué en mer. Ils auraient rejeté les résidus dans la mer. Ce plan a capoté quand le Mexique leur a refusé un permis d’environnement. Odyssey exige donc un dédommagement de 2,3 milliards de dollars.

C’est dans les zones d’exploration de Moana Minerals et de CIIC-SR (avec GSR-DEME) que la plupart des nodules sont rassemblés. Ces zones sont bien dix fois plus petites que la zone d’exploration obtenue par CIC.

Scandales

L’an dernier, seul Cook Islands Cobalt a organisé une expédition. Ils ont fait venir à cet effet le navire de recherche SeaSurveyor de Nouvelle-Zélande. Cette année, le rythme s’accélère. Fin février, un deuxième navire de recherche, le Anuanua Moana, est arrivé. Il menait une expédition en juin pour le compte de son propriétaire Moana Minerals, qui le loue aux autres détenteurs de licence. Il transporte les équipements des trois participants. C’est ce que confirme d’ailleurs Kris Van Nijen, General Manager de GSR-DEME. Son entreprise a planifié une expédition pour le deuxième trimestre de 2023.

La scientifique marine Jacqui Evans a été licenciée après avoir exprimé son soutien à un moratoire sur l’exploitation minière des fonds marins. ©Greet Brauwers.

Avec ces expéditions, les Îles Cook remettent leur destin entre les mains des entreprises. Greg Stemm, le patron américain d’Odyssey et CIC l’a bien fait comprendre une fois de plus lors de l’arrivée du SeaSurveyor. Greg Stemm: ‘Vous ne devez pas écouter les outsiders qui viennent dire ce que vous devez faire des matières premières. Nous allons accumuler des connaissances dans les années qui viennent. Et avec ces connaissances, vous pourrez prendre des décisions pour votre population’.

Tout le monde ne reste pas les bras croisés. ‘Mais cela va trop vite’, trouve l’homme d’affaires Iaveta Short – toujours lié au Democratic Party et donc dans l’opposition. Dans la véranda de sa maison avec vue sur le lagon, Short est un brin sceptique. ‘Les consultants, les gens qui veulent des licences, ne vous diront que des choses positives. Cela attise les espérances du gouvernement. Alors que nous ne savons même pas si tout cela est bien possible’. Short a surtout des doutes quant à la capacité des Îles Cook à faire face au projet des nodules, ‘nous ne sommes même pas capables de gérer nos droits de pêche. Notre mer est victime de la surpêche.’ Short redoute aussi la puissance des entreprises, ‘nous sommes des babies si nous devons négocier avec eux. Ils ont les meilleurs ingénieurs, les meilleurs comptables, les meilleurs avocats. Ils nous mangeront tout cru’.

‘Nous sommes des enfants si nous devons négocier avec ces entreprises. ls ont les meilleurs ingénieurs, les meilleurs comptables, les meilleurs avocats. Ils nous mangeront tout cru’.
L’homme d’affaires Iaveta Short

Short a fait le ménage pour le gouvernement après le scandale de l’hôtel Sheraton. Dans les années 1980, le gouvernement s’était engagé dans un projet italien de construction du premier resort cinq étoiles de l’île. Cela a mené le pays au bord de la faillite. Iaveta Short n’a trouvé qu’une gestion désastreuse: mauvais contrats, absence de contrôle, pas de sélection des partenaires étrangers. Fin des années 1990, la facture s’élevait à près de 100 millions de DMark. Mais personne n’a osé demander des comptes. ‘Nous sommes voués à répéter de telles bévues’, avoue Iaveta Short. ‘Ici, quand un service public commet une bourde, il se passe… rien.’ Qui garantit, suggère Short, que l’exploitation minière des fonds marins ne va pas tourner elle aussi à la catastrophe?

C’est le mouvement environnemental local Te Ipukarea Society (TIS) qui se prononce le plus clairement sur le minage des fonds marins. TIS

redoute que cette industrie cause des dommages irrémédiables dans l’océan. Mais, d’après son ancien directeur Kelvin Passfield, le gouvernement refuse d’envisager ce risque. ‘Pour le gouvernement’,  dit Passfield, ‘c’est l’économie qui prime, pas la protection de l’environnement, pas la santé de l’océan’. Et: cette nouvelle industrie est-elle nécessaire? ‘Nous pourrions aussi changer notre façon de vivre’, trouve Passfield. Il roule dans la camionnette électrique MiEV du travail: ‘dans les embouteillages, elle ne consomme rien; dans les descentes, elle se recharge. Une petite bagnole bien pratique.’

‘L’industrie du deepsea mining causera des dommages irrémédiables dans l’océan’
Te Ipukarea Society

Serrer les rangs

Comme le scepticisme s’accroît, les figures clés gardent la porte fermée. Le Premier Mark Brown n’a pas le temps pour nous. Boskalis, le groupe de dragage néerlandais, ne se donne pas la peine de réagir aux e-mails. Kris Van Nijen, General Manager de GSR en Belgique, ne réagit pas à notre demande d’interview orale.

Service dominical apostolique à l’américaine chez l’influent évêque Tutai Pere. ©Greet Brauwers.

Dans le bureau de CIIC-SR à Rarotonga, nous sommes aimablement reçus par le Country Manager Eusenio Fatialofa. Il a travaillé auparavant pour la SBMA du gouvernement. Des nodules sont étalés sur une petite table, ainsi qu’un modèle réduit du Patania-2, l’excavatrice de GSR. Mais Fatialofa ne nous donne pas de rendez-vous. Pour cela, il doit demander une autorisation en haut lieu. Il ne sert à rien d’insister. Nous n’en entendrons plus parler.

Nos contacts avec le General Manager Kris Van Nijen de GSR se font par mail. à sa demande, nous lui envoyons 13 questions. Van Nijen nous renvoie des réponses sommaires.

Qui finance le plan de travail de CIIC-SR sur 5 ans (55 millions de dollars néo-zélandais)? Kris Van Nijen: Nous ne pouvons malheureusement pas entrer sur ce terrain.

Qui va vérifier les données tirées des expéditions? qu’est-ce qui sera public? ou confidentiel? KVN: Les données relatives à l’environnement sont publiques et seront analysées par la SBMA.

Qu’en est-il des échantillons? qui va les analyser? qu’en est-il du traitement? de la métallurgie? KVN: On ne sait pas encore.

‘Qui finance les 55 millions de dollars néo-zélandais de votre plan de travail?’

‘Nous ne pouvons malheureusement pas entrer sur ce terrain’, Kris Van Nijen (GSR)

Quand nous abordons Cook Islands Cobalt, les rangs se serrent. L’entreprise commence par ne pas répondre. Nous allons donc trouver la Country Manager Shona Lynch dans son bureau. à notre demande de rendez-vous, elle répond: ‘demandez à Alex Herman si c’est possible’. Réponse étrange pour une entreprise américaine, puisque Herman dirige la Seabed Minerals Authority du gouvernement. Le grand patron Greg Stemm nous fait savoir plus tard par mail depuis les États-Unis que, pour avoir des informations, nous devons aller chez Shona Lynch. Nous frappons à nouveau à la porte de CIC. Là-dessus, la Country Manager se plaint que nous n’aurions pas respecté le protocole local.

Les îles Cook sont une petite communauté où chacun est en relation avec chacun. Nombreux sont ceux qui cumulent plusieurs fonctions. C’est vrai, il y a maintenant beaucoup de travail à abattre. Shona Lynch de CIC est aussi administratrice de l’autorité aéroportuaire. Son mari a été le premier patron de la Seabed Minerals Authority. Laurie Stemm, épouse de Greg, le patron de CIC, suscite la bienveillance à l’égard de leur projet d’exploitation minière en eaux profondes à coup de cadeaux. Le sculpteur Mike Tavioni figure parmi les intéressés. La fondation est gérée par Gina Tavioni, parente de Mike. Il paraît que le mari de Gina rédige des discours pour le Premier ministre Mark Brown. Ensemble, ils contrôlent ce qu’on dit et la manière de le dire.

Michael Henry est un autre cumulard. Quand nous le rencontrons, il est toujours à la fois président du conseil d’administration de CIIC et directeur de la joint-venture entre CIIC-SR et GSR. De ce fait, le juriste et ancien homme politique Iaveta Short, notamment, a soulevé la question de l’incompatibilité: car comment le gouvernement juge-t-il d’un partenariat auquel il participe lui-même? La CIIC, dit Henry, s’est engagée dans la joint-venture avec le partenaire belge GSR-DEME parce que ce dernier est un pionnier de l’exploitation minière en eaux profondes, afin d’apprendre par la pratique et de définir sa propre politique pour le pays. Un des avantages est que GSR finance tous les coûts de l’exploration. ‘S’il y a jamais des retombées commerciales, nous rembourserons ces avances’. Mais le contrat CIIC-SR reste secret.

Les enfants jouent quotidiennement dans le lagon autour de Rarotonga. ©Greet Brauwers.

Un atout est que CIIC-SR peut jouer sur deux tableaux. En effet, la société peut travailler dans deux zones d’exploration: les fonds marins des Îles Cook et les eaux internationales de la CCZ. Cela ne pose-t-il pas problème? ‘Nous ne le pensons pas’, répond Kris Van Nijen. Les deux zones sont pourtant différentes. D’après Henry, les nodules de la CCZ sont plus riches en nickel, ceux de l’EEZ contiennent plus de cobalt. Le fond marin des îles Cook serait plus stable et cela compte quand des lourdes excavatrices devront s’y déplacer. Et le fond marin des Îles Cook est aussi plus pauvre en organismes que celui de la CCZ. Tous ces facteurs interviendront quand il faudra décider si et où la joint-venture CIIC-SR (avec GSR) se lance dans l’exploitation minière industrielle.

Des investisseurs pourraient se demander pourquoi les détenteurs de licence poursuivent une activité controversée, sans perspectives claires de return, dans un coin perdu de la planète. Anton Löf de Raw Materials Group Consulting analyse la question à distance. Le marché ne suit pas, nous dit Löf. Il remarque que les moteurs de la nouvelle industrie sont des constructeurs de machines et non des entreprises actives dans l’exploitation minière sur la terre ferme. En peu de temps, la technologie a énormément progressé. Or, Löf ne voit ‘aucune exploitation minière des fonds marins se faire d’ici 5, voire 10 ans’. Les coûts sont trop élevés. Les entreprises doivent notamment tenir compte des coûts environnementaux, ce qu’elles ne sont pas en mesure de calculer à l’heure actuelle. ‘De toute façon, nous aurons besoin de plus de métaux’, dit Löf. ‘En théorie, nous devrions les extraire dans les endroits les moins préjudiciables pour l’environnement. Mais s’il s’avère que c’est en haute mer, il n’y a aucun sens à mon avis de mettre fin à l’exploitation minière sous-marine pour la seule raison que c’est un territoire vierge’.

Un seul son de cloche

Personne ne sait exactement, dans les Îles Cook, si l’opinion publique se range derrière l’extraction en haute mer. En juillet 2022, le journal local a effectué un sondage au pifomètre. Il a interrogé “1% de la population”, même pas 200 personnes. Un quart des sondés était sans opinion, la moitié des autres a répondu Oui, l’autre moitié Non. Mais les gens sont-ils bien informés? On entend dire, par exemple, qu’il faudra encore du temps avant d’avoir des machines pour aller chercher les nodules. Or, des prototypes sont déjà en cours de test. Souvent l’information est tendancieuse. Ainsi le Premier Mark Brown reconnaît-il que des organismes vivent sur les nodules, il les qualifie de kutu, des poux en langue maorie. Et personne ne trouve grave que l’on nettoie des poux.

Les ruines du tout premier centre de vacances 5 étoiles des îles Cook,
qui a sombré dans un bain de scandales. ©Greet Brauwers.

Le manque de transparence revient toujours. Selon Kelvin Passfield de l’organisation environnementale TIS, il y a trois ans, GSR a demandé un permis pour une expédition et a promis d’envoyer un rapport. ‘Mais le rapport n’a jamais été publié’. Les entreprises gardent le secret sur les informations sensibles. ‘Mais c’est justement si tout ça est si sensible’, estime Passfield, ‘qu’il faut publier ces informations’. Il s’inquiète aussi de la centralisation. Pour le Premier ministre, l’exploitation minière en eaux profondes est un projet d’intérêt non pas  ‘public’ mais ‘national.’ Il intervient directement auprès des services de l’administration. Des experts sont parfois tenus à l’écart des décisions. C’est ce qu’a découvert le groupe de travail technique du parc maritime Marae Moana. à la longue, on n’entend plus qu’un seul son de cloche. Au début décembre, les personnages clés ont une fois de plus coordonné leurs messages. Ils s’étaient réunis en séminaire pendant une semaine. Lorsqu’ils en ont fait rapport à Rarotonga, les consultants ont surtout tiré des conclusions apaisantes. Interrogé sur d’éventuels accidents, l’américain Charles Morgan a répondu qu’on n’avait jamais entendu parler d’accident mortel dans l’exploitation minière des fonds marins. La britannique Becky Hitchin rassurait que des limites proactives sont élaborées afin d’éviter que l’extraction en eaux profondes provoque des dommages sérieux.

Quoi qu’il en soit, le but ultime reste l’exploitation minière. Hans Smit, le dirigeant de Moana Minerals, n’a pas peur de le dire. Smit s’entretient deux fois avec nous, par vidéoconférence. ‘Si l’objectif n’était pas l’exploitation minière, nous n’obtiendrions pas les fonds nécessaires pour ce travail’, déclare-t-il. Hans Smit a construit en Afrique du Sud des machines pour extraire le diamant au large des côtes de la Namibie. Smit ne veut pas entendre parler de moratoire.  ‘Cela fait fuir les investisseurs et, sans investisseurs, pas de recherche’. Il estime que cela peut aller vite dans les îles Cook. Son entreprise pourrait déjà décider d’ici 2 ou 3 ans de demander une licence d’exploitation minière en eaux profondes.

En novembre, Mark Brown reçoit les pays voisins à l’occasion du Forum des Îles du Pacifique. Si la question du minage en eaux profondes y est abordée, la résistance fera entendre sa voix. Les gouvernements de Fidji, Samoa, Palau et Nouvelle-Zélande sont en effet partisans d’un moratoire, de même que des parlementaires de Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Vanuatu et Tuvalu. Au besoin, les États îliens se parleront alors en termes bibliques. Car, dit le livre de la Genèse dans la Bible, ‘Dieu a placé l’Homme dans le Jardin d’éden pour qu’il en soit le gardien’. Alors, pourquoi risquer d’anéantir le Jardin d’éden?

avec l’assistance de la journaliste Rachel Reeves (Îles Cook/USA) et le soutien de l’Environmental Crossborder Program du Journalismfund; traduction Geneviève Prumont