Le manque de médecin dans les soins de santé est criant aujourd’hui. Abolir le numerus clausus est la condition de départ afin de garantir que chaque commune, chaque quartier, ait accès à des soins de qualité.

La pénurie de médecins touche la Belgique depuis plusieurs années. Cependant, malgré les signaux d’alarme sur un avenir bien plus sombre encore, le numérus clausus (système de limitation du nombre de médecins) fait toujours loi en Belgique. Pour nos élites politiques, cette sacro-sainte sélection de médecins, établie il y a plus de 25 ans, semble indispensable et a encore de beaux jours devant elle. Cet acharnement est-il justifié ? À Médecine pour le Peuple (MPLP), nous considérons que le manque de médecins est l’un des éléments centraux dans la crise que nous vivons au quotidien dans les soins de santé.
- 1 Nous vivons dans un pays qui manque de médecins
- 2 Pourquoi tout le monde ne peut-il pas étudier la médecine s’il le souhaite ?
- 3 Trois décennies de mauvais calculs
- 4 La communautarisation d’une mesure d’austérité
- 5 Manque-t-on réellement de médecins, ou souffrons-nous simplement d’une mauvaise organisation ?
- 6 L’accès à l’enseignement supérieur, une question de démocratie
- 7 Pour une planification démocratique et sociale, sans examens d’entrée
Nous vivons dans un pays qui manque de médecins
Les membres du personnel de nos maisons médicales chez Médecine pour le Peuple ressentent les effets de la pénurie de médecins généralistes au quotidien. Des patients sans médecin viennent parfois frapper désespérément à notre porte pour obtenir de l’aide. «Mon ancien médecin traitant a pris sa retraite. Je cherche désespérément un médecin depuis des semaines.» C’est toujours la même rengaine: le vieux médecin de famille a pris sa retraite, personne ne reprend sa patientèle. Confrères et consœurs ne prennent plus de patients. La raison ? Ils n’arrivent plus à suivre la cadence.
Nous vivons une pénurie de médecins généralistes, mais c’est aussi une réalité pour bon nombre de spécialités telles que la gériatrie ou la psychiatrie. Cette pénurie tend à s’aggraver. Les articles de presse ou les émissions d’investigation à la télévision ne manquent pas. Selon différentes enquêtes, 50 à 60% des médecins généralistes belges n’acceptent plus de nouveaux patients1.
En Wallonie, 1 commune sur 2 est en pénurie ou en pénurie sévère2. À Bruxelles, près de 30% de la population ne trouve pas de généraliste3. En Flandre, on arrive même à 2 communes sur 3 qui se trouvent en situation de pénurie4. Cette situation conduit à un manque d’accès aux soins primaires pour une immense partie de la population belge. Que dire des délais d’attente pour des spécialistes tels que les dermatologues ou les ophtalmologues qui atteignent 6 mois, voire 1 an dans certains cas.
La problématique est non seulement vécue par une large frange de la population, mais également partagée par tous les acteurs des soins de santé. La baisse du nombre de médecins généralistes entraîne une pression accrue sur les services d’urgence, alourdit la charge de travail des infirmières et réduit la présence médicale dans les maisons de repos, les centres psycho-médico-sociaux (PMS) et les services de médecine du travail.

de soin et particulièrement la pénurie de médecins.
À MPLP, nous portons une vision de société ayant comme pilier la santé comme bien commun universel, accessible à tous. Cette situation est intenable. Pourtant, le nombre de nouveaux médecins reste sciemment limité. Comment se fait-il que le monde politique persiste à maintenir ce numerus clausus? Plutôt que de continuer à filtrer par des examens d’entrée, il est urgent de changer radicalement d’approche: demandons-nous combien de médecins nous voulons former, et donc combien d’étudiants nous devons admettre.
Pourquoi tout le monde ne peut-il pas étudier la médecine s’il le souhaite ?
Le système actuel d’examen d’entrée existe dans notre pays depuis 1997. Cette année-là, le gouvernement Dehaene, composé de chrétiens-démocrates et de sociaux-démocrates, a décidé de limiter le nombre de futurs médecins. L’objectif déclaré était de «maîtriser les coûts des soins de santé et garantir la qualité des soins»5. Le nombre de médecins avait fortement augmenté au cours des années antérieures. De plus en plus de praticiens estimaient ne pas avoir assez de patients et percevoir des revenus insuffisants. Il est intéressant de voir comment le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) décrit aujourd’hui le débat politique de l’époque: «Le nombre de médecins par habitant était trop élevé et, dans le cadre des plans fédéraux de financement de l’assurance maladie, cela n’était ni politiquement souhaitable ni financièrement soutenable. Le lien possible entre le nombre de médecins et le risque de surconsommation a constitué un argument central en faveur d’une limitation de l’offre. L’impact sur la qualité des soins était considéré comme secondaire.»6
En février 2022, plus de 250 étudiants en médecine ont manifesté contre un durcissement du numerus clausus.
Le monde politique craignait ce que l’on appelle la supplier induced demand. En Belgique, les médecins sont rémunérés à l’acte. Lorsqu’ils ne gagnent pas assez, il existe un risque qu’ils multiplient les consultations et examens inutiles. Par conséquent, plutôt que de s’attaquer à ce mode de financement à la prestation, le gouvernement a choisi de «contingenter» — autrement dit, de limiter — le nombre de médecins7.
La loi du 29 avril 1996 sur la limitation de l’offre médicale prévoit qu’un «quota» — c’est-à-dire un nombre maximal de médecins (et de dentistes) — est fixé chaque année pour déterminer combien d’entre eux peuvent bénéficier du remboursement par l’INAMI. Pour le gouvernement, cette situation est aussi une aubaine puisqu’il vise à faire des économies budgétaires dans les soins de santé. Il faut bien comprendre qu’un médecin = un numéro INAMI, ce code que chaque médecin possède, ouvre l’accès aux remboursements des soins d’un patient, et qui «coûte» donc de l’argent à la société. Moins de numéros INAMI, c’est moins de dépenses de soins (à court terme seulement). Cette sélection permet de rationaliser le nombre de numéros INAMI.
Avec ces quotas fédéraux annuels, le numérus clausus était la suite logique. À partir de 1997, on va limiter le nombre d’étudiants en médecine en s’appuyant sur plusieurs formes telles qu’un examen d’entrée (réussir l’examen suffit) ou un concours (réussir ne suffit plus, il faut être le mieux classé pour continuer).
En Flandre : 1997 → 2018 examen d’entrée
En 2018, concours d’entrée
Côté francophone : 1997 → 2002 concours au terme du premier cycle
des études (fin de 3e année)
2002 → 2005 pas de restriction
2005 → 2008 concours en fin de 1re année
2008 → 2017 pas de restriction
2017 → 2023 examen d’entrée
En 2023, concours d’entrée
Trois décennies de mauvais calculs
Qui détermine les quotas de médecins et sur quoi se basent-ils? En Belgique, le quota national de futurs médecins est fixé par le ministère de la Santé. À l’origine, il fixe le nombre total et la répartition entre les deux communautés. Pour quantifier ce quota, le ministre de la Santé se base sur les recommandations de la Commission de planification de l’offre médicale8. Via des groupes de travail (composés d’experts et d’acteurs des soins), diverses études sont fournies influençant la réalisation du quota national dans un rapport annuel9. Chaque spécialité de la médecine y est «étudiée» et donne lieu à l’établissement de «sous-quotas» (y compris la médecine générale). Par exemple, si la commission estime qu’il faut 4 rhumatologues, 3 dermatologues… le quota global sera de 4+3+… La somme de ces sous-quotas déterminera le fameux contingent national annuel.
En 2023, cette répartition via une proportion démographique entre les deux communautés linguistiques a laissé place à une répartition plus libre. Le gouvernement a cédé sur cette avancée il y a deux ans seulement. Une modification qui arrive trop tard et est trop limitée. Après 25 ans de contingentement, il est évident que c’est bien la mise au rabais des quotas qui nous a menés à la pénurie.

Il travaille aussi comme médecin généraliste
à MPLP-Hoboken.
Ce que l’on doit bien comprendre, c’est qu’il ne s’agit pas d’une sous-estimation accidentelle, mais d’une conséquence logique de leur politique. La planification du nombre de médecins a toujours été orientée surtout sur la conservation de l’offre médicale, mais pas sur les besoins réels en soins de la population. La lecture des derniers rapports (2022 et 2023) de la Commission de planification permet de mieux comprendre les trois grandes raisons de leur erreur de calcul.
Tout d’abord, la réduction du temps de travail. Le temps de travail des médecins généralistes connaît un profond bouleversement. Le SPF a réalisé une enquête auprès de 2698 médecins afin de savoir ce qu’ils attendaient de l’exercice futur de la profession10. Elle montre que la moitié des généralistes belges considère qu’une semaine de travail devrait être de 38 à 40 heures. Seule une minorité souhaite encore travailler 50 à 60 heures par semaine. Cependant, dans les faits, la moitié des médecins généralistes travaille toujours 50 à 64 heures par semaine. Il y a un profond désir des médecins généralistes de redéfinir l’équivalent temps-plein. Le modèle du médecin de famille appelable à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, engrangeant plus de 60 heures par semaine, est dépassé. Accéder à un équilibre entre la vie privée et professionnelle est désormais central pour les médecins généralistes. La Commission de planification prend acte de ce phénomène, elle a légèrement augmenté le nombre de médecins mais elle n’adapte pas la méthode de calcul. Pour la commission, un médecin équivaut à +/- 50 heures de travail / semaine. Or, si l’on considère le point de vue des médecins, il faut refaire le calcul sur la base de 40 heures / semaine. En faisant cela, on se rend bien compte que le besoin en médecins est beaucoup plus grand que dans le calcul actuel.
Ensuite, il y a un manque d’analyse des besoins. Le recours aux soins est un élément important des réflexions de quotas11. Regarder le recours aux soins prédirait les besoins futurs en santé, et donc le nombre de médecins nécessaires. Pour la médecine générale, l’évaluation de ce recours est surtout réalisée en calculant le nombre de remboursements INAMI des dernières années.
Néanmoins, cette méthode présente des limites. Une partie de la population (et principalement la plus précaire) a bien moins recours aux soins, qu’elle soit BIM ou pas12. Si vous n’avez pas l’argent pour vous soigner, vous allez reporter vos soins à plus tard, voire beaucoup plus tard. Il en va de même pour le dépistage des cancers, la prévention… Il y a toute une série de soins non réalisés mais qui devraient l’être. Pourtant, parce qu’il n’y a pas eu de remboursement INAMI, tous ces actes “manquants” ne sont pas pris en compte. On comprend donc que prendre le recours aux soins comme repère majeur tend à sous-estimer encore plus la réalité des besoins en soins de santé.
Finalement, abordons les motivations financières des hôpitaux pour déterminer les sous-quotas par spécialisation. Plusieurs spécialisations sont énormément sous tension tant il manque de médecins. Mais le besoin en soins pour celles-ci s’amplifie et va exploser dans les années à venir. C’est le cas de la psychiatrie où une pénurie est déjà bien installée et où les besoins futurs s’annoncent colossaux13. Il en va de même pour la gériatrie ou encore la rhumatologie. Cependant, malgré le constat de la commission de planification, les besoins de ces spécialisations ne passeront pas au premier plan parce qu’il n’y pas assez de places de stage dans les hôpitaux. La raison est principalement financière, puisque la formation d’un médecin “coûte” à l’hôpital. Les hôpitaux belges étant dans le rouge à la suite de toutes les mesures d’austérité des dernières décennies, il est impossible d’ouvrir des places supplémentaires.
La communautarisation d’une mesure d’austérité
Aujourd’hui, les quotas posent grandement question compte tenu de la pénurie de médecins. Mais ces quotas sont aussi source de tension entre les différentes communautés linguistiques du pays. Les dernières mesures prises par le précédent gouvernement Vivaldi peuvent potentiellement aggraver ces tensions.
À l’origine, la répartition du quota était déterminée par le pouvoir fédéral, proportionnellement à la démographie des deux communautés linguistiques, via ce qu’on appelle la clef d’Hondt14. Depuis la réforme de 2023, chaque communauté dispose de sa propre commission de planification. Celles-ci déterminent, selon leurs analyses des besoins et des places disponibles, la répartition entre les spécialités mais aussi la proportion du quota fédéral qu’elles jugent nécessaire. Ces commissions remettent des avis au fédéral, qui garde la décision finale.
La disparition de la répartition du quota via la clef d’Hondt est potentiellement un accélérateur de conflit communautaire. En effet, chaque communauté pourra mettre la pression pour accroître sa demande en besoin de soignants sur un quota global. Avec la clef d’Hondt, la répartition entre les communautés était verrouillée. Le fédéral était donc responsable de l’augmenter ou non. Dans le nouveau système, le niveau fédéral se déresponsabilise et la répartition entre les communautés pourrait être la source de tensions entre les communautés elles-mêmes.
Autre conséquence: les communautés peuvent désormais modifier elles-mêmes la répartition entre les différentes spécialités médicales. Le ministre Vandenbroucke affirme vouloir augmenter le nombre de médecins généralistes, mais cela ne relève en réalité plus de ses compétences15. En Flandre, la ministre Demir a désormais décidé de passer la proportion de médecins généralistes de 35 à 43%.
C’est un pas supplémentaire dans la scission tant voulue par certains de nos soins de santé. En renforçant les leviers décisionnels des communautés tout en faisant le choix de ne pas se renforcer globalement, cela impacte négativement le nombre de médecins et affaiblit le pouvoir fédéral. Celui-ci n’offre pas de cap clair et perd sa capacité de planifier l’offre correctement.
L’architecture actuelle des quotas va potentiellement être un accélérateur du conflit communautaire, dans un contexte où ces tensions sont déjà terriblement exacerbées par la N-Va et son idéal d’un système de santé entièrement Flamand et libéral16. Dans la Suédoise, la N-VA a «corrigé la répartition inégale et injuste des quotas en faveur de la Wallonie» en imposant le concours d’entrée du côté francophone. Si bien que cela a accéléré la pénurie dans les 3 régions.
Manque-t-on réellement de médecins, ou souffrons-nous simplement d’une mauvaise organisation ?
Le constat de pénurie dans notre pays n’est pas partagé par tous. Des organisations médicales comme l’Absym (syndicat libéral de médecins Belges) réfutent l’idée d’une pénurie de médecins, notamment en médecine générale. Luc Herry, vice-président de l’Absym, lors de l’émission «Investigation» de la RTBF17: «La pénurie de généralistes n’existe pas, notamment dans les villes et en périphéries. Il y a juste des pénuries dans certaines communes, un peu éloignées, où les jeunes médecins ne veulent pas s’installer pour le moment […] C’est la mauvaise répartition, l’envie de s’installer plutôt dans des centres urbains avec plus d’attractivités sociales et professionnelles.»
Le problème serait plutôt une mauvaise répartition géographique et un manque de dévouement des jeunes généralistes. De plus, une accessibilité trop grande des soins pour la population conduirait, selon eux, à un recours aux soins excessif. Nous devrions plutôt limiter encore plus l’accès en augmentant le prix de la consultation (notamment grâce au déconventionnement des médecins) et convenir de garder une sélection stricte des futurs médecins, selon ce syndicat corporatiste18.
Alors, regardons les chiffres. Du point de vue international, la Belgique ne peut pas se targuer d’être parmi les bons élèves de l’OCDE. Elle devrait même voir d’un bon œil une levée des restrictions sur la limitation du nombre de médecins. Le nombre de médecins par habitant est bien en dessous de la moyenne de l’OCDE et d’un grand nombre de pays européens19:
- Belgique: 3,4 médecins / 1000 Habitants
- Moyenne OCDE: 3,7 médecins
- Pays-bas: 3,9
- Allemagne: 4,5
- Norvège: 5,2
- Autriche: 5,4
De plus, il y a en Belgique un vieillissement des médecins bien plus marqué que dans d’autres pays: 43% ont plus de 55 ans (moyenne OCDE = 33%) en 202120.
Par conséquent, une levée du numérus clausus en Belgique n’aura certainement pas pour conséquence un raz de marée de soignants ne trouvant pas de quoi faire. Il y a trop de soins à prodiguer ou de prévention à faire. Un système de santé performant, garantissant des soins à tous, nécessite une machinerie bien huilée et couvrant tous les domaines de la santé: de la médecine du travail en passant par la médecine scolaire, à travers la recherche médicale et épidémiologique, de la 1ère ligne et de la prévention, du monde académique et de la formation… Toute cette architecture complexe et vertigineuse nécessite d’être irriguée par de nombreux travailleurs d’un haut niveau de qualification et de formation.
Ensuite, que penser de la répartition géographique? Bien sûr, il y a plus de médecins généralistes en ville qu’en campagne. Cependant, dire cela conduit à considérer qu’il y aurait profusion de médecins dans les zones urbaines et qu’il suffirait d’aller les chercher là-bas. Or, cela est faux. Dans les grandes villes wallonnes par exemple, la situation est loin d’être réjouissante21:
- Liège: 0,94 médecin généraliste/1000 habitants
- Charleroi: 0,87/1000 habitants
- Mons: 0,9/1000 habitants
- Arlon: 0,46/1000 habitants
- Namur 1,1/1000 habitants
Pour rappel, une commune est considérée en pénurie si elle abrite moins de 0,9 médecin généraliste pour 1000 habitants et sévère avec moins de 0,5. La plupart des grandes villes ne sont pas en pénurie à proprement parler, mais restent dans une situation à risque.
Concernant l’installation des jeunes médecins, leur proportion à s’installer dans une commune en pénurie n’est pas très élevée mais ne doit pas être minimisée 22. Les jeunes s’installent davantage en ville, c’est un fait. Mais le taux d’installation en ville ne semble même pas suffire à renouveler le corps médical vieillissant des villes, partant à la retraite ou en fin de carrière23.
On peut discuter de la répartition géographique, mais pour ce faire, il va quand même falloir être beaucoup plus nombreux! On voit aussi avec l’origine provinciale des étudiants que les provinces les plus en pénurie n’enverront pas assez d’étudiants aux études de médecine. Ce qui veut dire moins d’étudiants «du coin» qui pourraient revenir.
L’accès à l’enseignement supérieur, une question de démocratie
Le mouvement étudiant s’est toujours opposé à l’instauration d’un numerus clausus, en particulier en Belgique francophone. En février 2022, plus de 250 étudiants en médecine ont manifesté contre un durcissement du numerus clausus à Bruxelles et en Wallonie24. Les jeunes veulent avoir le droit de choisir les études de leur choix. Cette année encore, nombreux sont les jeunes étudiants qui tentent le concours d’entrée en médecine, aussi bien en Flandre que du côté francophone. Nous connaissons tous l’histoire de jeunes ayant pris des cours particuliers toute l’année ou repassant le concours pour la deuxième ou troisième fois. Des jeunes étudiants qui auraient eu l’étoffe d’être de bons médecins mais qui doivent renoncer à ce rêve, n’étant pas dans les mieux classés.
Le résultat: devenir médecin, ce n’est pas pour tout le monde. Les systèmes de concours finissent toujours par sélectionner sur une base socio-économique. Nous ne partons pas tous de la même ligne de départ. Une année préparatoire au concours coûte cher, le niveau et les conditions de travail des écoles changent d’une localité à une autre et les conditions sociales de chaque étudiant viennent achever le tableau. Lorsqu’on regarde la proportion d’inscriptions en fonction de la province d’origine, on peut déjà s’apercevoir de la «sélection géographique» mise en œuvre25 :
La province la plus riche envoie proportionnellement plus de candidats que les plus pauvres, telles que le Hainaut ou le Luxembourg, qui sont les provinces subissant le plus la pénurie de médecin (Voir tableau).

C’est pourquoi, en plus de la suppression du numerus clausus, il est essentiel de développer des facultés de médecine et/ou des centres de formation dans les régions plus éloignées. Pensons, par exemple, à la lutte menée en Belgique francophone pour l’ouverture d’un master en médecine à Mons et à Namur26. Ces masters en médecine ne sont pas suffisants pour résoudre le problème de la pénurie. Cependant, c’est une des mesures qui rendrait la médecine plus accessible dans les régions concernées en développant le réseau universitaire médical et la formation. Cela permettrait aussi d’avoir plus de places de stages et plus de centres de formation.
Étudier la médecine, c’est apprendre en six ans comment améliorer la santé de la population. Pourquoi vouloir imposer une limite à cela? Bien sûr, la suppression du numerus clausus doit aller de pair avec un refinancement des études, afin de former les meilleurs médecins possible. On ne devient pas médecin en suivant des cours en auditoire. Il faut s’exercer à des gestes techniques lors de travaux pratiques, apprendre le raisonnement clinique à partir de cas de patients, effectuer des stages sur le terrain… Tout cela exige d’importants moyens27.
La planification actuelle du nombre de médecins est tronquée, sous-estimant considérablement le nombre de médecins réellement nécessaire. Pire: ce quota est utilisé à des fins politiques pour justifier la rationalisation des soignants dans un but économique et social. La réflexion de la commission de planification sur le calcul des quotas vise à reproduire l’offre médicale actuelle sur base d’un budget toujours plus limité. Le numerus clausus est historiquement et avant toute autre chose une mesure d’austérité pure. Malgré des avancées en 2023, notamment via les deux communautés qui ont décidé d’augmenter le nombre d’étudiants pour cette nouvelle année académique, cela reste insuffisant et très peu ambitieux. Dans le nouvel accord du gouvernement Arizona, il n’est pas question de remettre en cause le numérus clausus: une augmentation des quotas (non précisée) sera cependant de mise.
Ne serait-il pas plus bénéfique de partir des besoins en soins de santé réels de la population belge? Ne devrions-nous pas plutôt adapter le budget aux besoins de santé? Cette planification doit s’appuyer sur une vision globale du système de santé, intégrant la prévention, la recherche et l’éducation, pour que chaque citoyen puisse accéder à des soins de qualité, où qu’il vive. Nous devons former des médecins à la fois pour soigner, et pour prévenir, administrer, enseigner, innover. Cela se traduit par l’abolition du numérus clausus et l’examen d’entrée
En soi, calculer le nombre de médecins nécessaire par spécialisation n’est pas quelque chose d’intrinsèquement néfaste. Cela peut être utile, à condition d’avoir les outils adéquats pour évaluer les besoins de soins et une planification rigoureuse. De plus, c’est seulement envisageable s’il y a assez de médecins, avec un accès égalitaire à la profession. À l’heure actuelle, aucune de ces conditions n’est remplie.
Les besoins réels de la population ne sont pas mesurés. C’est un enjeu crucial d’étudier ces besoins afin de produire des chiffres utilisables. Le concours d’entrée en médecine ne règle pas la question de la pénurie et est très élitiste. Outre le besoin de plus de médecins, nous devons aussi avoir des médecins issus de toutes les classes sociales et des régions où les pénuries sont les plus sévères. Ce sont des médecins humains, conscients des enjeux de société et prêts à s’impliquer pour ceux-ci dont nous avons besoin.
Abolir le numerus clausus, les concours et les examens d’entrée, c’est ouvrir la voie à une formation massive de médecins capables de répondre aux besoins réels de la population. C’est garantir que chaque commune, chaque quartier, ait accès à des soins de qualité. Ce n’est pas seulement une réforme technique, mais une bataille idéologique contre un système qui refuse de reconnaître la santé comme un droit fondamental.

Footnotes
- La majorité des médecins généralistes refusent les nouveaux patients (moustique.be)
- Sur les 253 communes, 72 sont en pénurie (<9/10.000 habitants) et 52 sont en pénurie sévère (<5/10.000). www.aviq.be/fr/actualites/cadastre-des-medecins-generalistes-actifs-en-wallonie-2016-2022.
- https://medecinsdumonde.be/projets/centres-de-sante-integres#:~:text=On%20estime%20%C3%A0%2030%25%20le,ont%20des%20profils%20tr%C3%A8s%20divers.
- Federaal Kenniscentrum voor de Gezondheidszorg (KCE). 2008. Tien jaar numerus clausus: huidige situatie en toekomstige uitdagingen.
- www.standaard.be/cnt/dmf20240206_97545299.
- Federaal Kenniscentrum voor de Gezondheidszorg (KCE). 2008. Tien jaar numerus clausus: huidige situatie en toekomstige uitdagingen.
- Ecoutez aussi le podcast intéressant de Arnaud Ruyssen: «Déclic – Le tournant: réinventer la santé de 1re ligne ?» Dans les années 90, le gouvernement a décidé la fermeture de lits dans le secteur hospitalier, dans le cadre de la politique d’austérité menée à cette époque. Cette fermeture présentait le risque d’aggraver la suroffre médicale. Dès lors, la concurrence et les actes médicaux inutiles sont craints.
- Cette commission se compose des divers organes du monde médical: syndicats et ordre des médecins, mutuelles, communautés, universités, etc.
- Avis formel de la Commission de planification de l’offre médicale (belgique.be) 2022.
- 20230414 FR IM Associates – rapport sur la répartition du temps de travail des médecins généralistes (belgium.be) page 16.
- Nous avons choisi Le terme «recours au soin» pour remplacer celui de «consommation de soins». En effet, le terme de «consommation de soins» abonde dans la littérature et les débats entre experts sur le sujet. Néanmoins, ce terme traduit une vision marchande des soins de santé, ou celle-ci n’est plus un droit mais un service qu’on consomme.
- Accessibilité financière – Vers une Belgique en bonne santé (belgiqueenbonnesante.be)
- Augmentation de +50% pour les 18-25ans dans les années à venir.suivi_de_la_force_de_travail_medecins_ _nouveaux_elements_et_impact_covid-19_pour_determiner_les_quotas_medecins_2029-2033.pdf (belgique.be).).
- La clef d’Hondt est un système de répartition proportionnelle notamment utilisé dans les élections proportionnelles en Belgique.
- «En outre, dans l’accord sur les quotas de médecins, j’ai mis l’accent sur une nouvelle augmentation du nombre de médecins généralistes à former. Bien qu’il ne relève pas de ma compétence de définir le nombre de médecins généralistes à former dans le quota global, des engagements en la matière ont été inscrits dans l’accord.»Vers un New Deal pour le (cabinet de) médecin généraliste – Ministre Frank Vandenbroucke, le 17 juin 2022
- www.n-va.be/standpunten/artsen.
- «Médecins généraliste, l’inquiétante pénurie” – Investigation RTBF – 8 Juin 2023 Médecins généralistes, l’inquiétante pénurie | #Investigation.
- Citation.
- www.oecd-ilibrary.org/docserver/5108d4c7-frpdf?expires=1732872950&id=id&accname=guest&checksum=DCAD696A75538AAEEA3D9AAB805AA0CD Panorama de la Santé 2023 © OCDE 2023 – Page 179.
- www.oecd-ilibrary.org/docserver/5108d4c7-frpdf?expires=1732872950&id=id&accname=guest&checksum=DCAD696A75538AAEEA3D9AAB805AA0CD Panorama de la Santé 2023 © OCDE 2023 – Page 181.
- Nombre d’habitants par médecin généraliste à temps plein (ETP) au 31/12/2023 https://walstat.iweps.be/walstat-catalogue.php?niveau_agre=C&theme_id=5&indicateur_id=814000&sel_niveau_catalogue=P&ordre=0.
- Parmi les nouvelles installations, la proportion de médecins de moins de 30 ans qui se sont nouvellement installés dans une commune en pénurie varie de 37,8 % en 2017 à 18,1 % en 2022. Pour ce qui concerne l’installation dans des communes en pénurie sévère, cette proportion varie de 8,7 % en 2018 à 2,3 % en 2019, pour atteindre 4,2% en 2022. www.aviq.be/sites/default/files/documents_pro/2024-01/Cadastre%20M%C3%A9decins%20Generalistes%20Wallonie-2016-2022%20RAPPORT.pdf.
- Pour les communes n’ayant jamais été en pénurie de 2016 à 2022, le taux de renouvèlement atteint 96% (On ne fait que remplacer un médecin par un autre, sans prendre en compte les heures, les besoins qui augmentent, etc.) www.aviq.be/sites/default/files/documents_pro/2024-01 Cadastre%20M%C3%A9decins%20Generalistes%20Wallonie-2016-2022%20RAPPORT.pdf.
- INAMI: Comment empêcher le gouvernement d’aggraver la pénurie de médecins? – Comac FR.
- Primo-inscrits domiciliés en Belgique pour le concours francophone. www.ares-ac.be/images/publications/2021-12-10_EXMD-Indicateurs-publics.pdf.
- En décembre 2022, l’ARES (l’académie de recherche et d’enseignement supérieur) valide l’ouverture d’un master en médecine dans ces universités. Malgré les recommandations positives documentées par l’ARES, la ministre de l’Enseignement supérieur de la FWB, Valérie Glatigny (MR), refuse les autorisations, rentrant en conflit ouvert avec les universités concernées, les organisations étudiantes (FEF) et les partenaires de majorités (PS, écolo). Les raisons invoquées sont principalement financières. Ces programmes engendreraient des coûts supplémentaires importants sans garantir une amélioration de la répartition géographique des médecins ou de la pénurie. Cependant, outre le fait que les experts remettent en cause ces fameux surcoûts, le coût d’une absence de soins n’est jamais pris en compte. Après une lutte acharnée des étudiants mais aussi des recteurs universitaires et de la société civile, le master en médecine aura bien lieu à Mons et Namur. C’est une grande victoire pour les étudiants face à la ministre libérale.
- www.nieuwsblad.be/cnt/dmf20230927_95336308.

