Peter Mertens, secrétaire général du PTB, a participé à la 6e conférence internationale « pour l’équilibre du monde » à Cuba. Nous publions ci-dessous le texte intégral de son discours.
- 1 Les marchands de la peur
- 2 Le monde bascule
- 3 L’Union européenne n’a jamais été une puissance de paix
- 4 Géostratégie et économie de guerre
- 5 Guerre contre la classe travailleuse
- 6 À chaque nouvelle étape, l’Union s’enfonce un peu plus dans le marasme
- 7 Mobiliser contre le militarisme et le chauvinisme
- 8 Le socialisme au lieu de la guerre
Sur la classe travailleuse et la militarisation de l’Europe.
Les marchands de la peur
« La peur de la guerre a pris beaucoup d’ampleur parmi les jeunes. » Onno, vice-président du mouvement de jeunes du PTB, est inquiet. « Les vidéos de préparation à la guerre pullulent sur TikTok. ‘La guerre approche’, ‘nous sommes déjà en guerre’, ‘préparez-vous à la guerre’. C’est très anxiogène. »
Lise partage ce sentiment. Médecin à Médecine pour le Peuple à Hoboken (Anvers), elle confie : « Des aides familiales me racontent que tous leurs patients font des réserves, pour avoir à manger et à boire en cas de guerre. »
Camille est secrétaire syndicale. Elle a récemment rencontré des syndicalistes à Berlin lors de la conférence Rosa Luxemburg. « J’ai entendu des gens qui sont inquiets à propos de bruits qui parlent dʼobliger les chômeurs à intégrer l’armée, de l’augmentation de la publicité pour l’armée figurant sur les sacs à pain, de visites de soldats dans les écoles et d’entreprises qui sont transformées pour produire du matériel militaire. Ça évolue vite, en Allemagne », raconte-t-elle.
Une chose est sûre : en Europe, les grossistes de la peur se bousculent au portillon. Et ils ont libre accès à la télévision. La peur fait vendre, et rien de tel que la peur pour les fabricants d’armes. La peur de la guerre est utilisée comme levier pour imposer de budgets militaires pharaoniques, parallèlement au démantèlement de la sécurité sociale, des soins de santé et des pensions.
Les jeunes ne veulent pas de la guerre ; les infirmières et les travailleurs non plus. Mais aujourd’hui, on ne nous sert plus que le discours de gens comme Mark Rutte, le secrétaire général de l’Otan, qui nous répète chaque jour que la guerre est peut-être inévitable et que nous ferions mieux de nous y préparer. Pourtant, la guerre n’est pas du tout une fatalité. Plus encore : nous devons faire tout notre possible pour préserver la paix au lieu de jeter davantage d’huile sur un feu déjà très chaud.
Le monde bascule
Tout le monde a pu voir qui se trouvait au premier rang à la prestation de serment de Donald Trump. Une brochette de milliardaires. C’est une oligarchie. Ils viennent d’acheter un gouvernement, et ils en sont fiers. Ils se présentent comme l’incarnation de l’histoire elle-même. « Dieu m’a sauvé pour que je rende sa grandeur à l’Amérique », a déclaré Trump. Et Elon Musk présente sa mission sur Mars comme le salut de l’humanité.
Sur Terre, ce sont surtout les milliardaires qui peuvent compter sur le salut. Neuf d’entre eux ont obtenu un poste dans l’administration Trump. Neuf milliardaires. L’un de ces hommes, car ce sont presque tous des hommes, devient le nouveau ministre des Finances. Il s’appelle Scott Bessent et est le PDG d’un fonds spéculatif. Il le dit lui-même : il va poursuivre la politique de cadeau fiscal pour les millionnaires. Celle-ci a été introduite en décembre 2017, sous le premier mandat de Trump, et devait expirer cette année. Bessent s’apprête à la poursuivre. Bessent s’offre, ainsi qu’à ses amis milliardaires, un énorme cadeau. Sans le moindre scrupule. C’est du capitalisme de vautour sans scrupules.
Cette même mentalité anime l’administration Trump en matière de politique étrangère. Certains de ses membres considèrent le monde comme un ensemble de matières premières qui reviennent aux États-Unis. En vertu d’une sorte de destinée divine, « a manifest destiny ».
« Le Panama nous appartient », « le Canada nous appartient », « le golfe du Mexique nous appartient », « le Venezuela nous appartient », « Cuba nous appartient », « le Groenland nous appartient » : cʼest une rhétorique de cow-boys. C’est de l’impérialisme et du néocolonialisme sans scrupules.
Nous disons : pas touche au Panama, au Mexique, au Venezuela, au Canada, au Groenland, à Cuba ! Trump est une convulsion du passé. C’est le symptôme d’une superpuissance qui n’est pas prête à renoncer à son hégémonie.
Car que se passe-t-il exactement ? Après 500 ans de domination occidentale fondée sur le pillage et l’esclavage, le centre de gravité économique mondial se déplace vers l’Asie. Voilà ce qui se passe. Et cela se produit par à-coups. Les plaques tectoniques de notre planète se déplacent et, sur l’échelle de Richter, ces chocs sont plus importants que ceux que nous avons connus au cours des trois dernières décennies. Comment le monde bascule est le sous-titre de mon livre Mutinerie. Ce processus est en cours.
Dans leur histoire récente en tant que puissance mondiale, jamais les États-Unis n’ont connu de plus grand « challenger » que la Chine aujourd’hui. La Chine est désormais technologiquement et économiquement bien plus puissante que l’Union soviétique ne l’a jamais été, ce qui est assez impressionnant si l’on considère le peu de temps qu’il a fallu aux Chinois pour parvenir à ce résultat.
Bien entendu, les États-Unis demeurent la première puissance militaire et financière mondiale et, selon les calculs, la première ou la deuxième économie de la planète. Washington lutte avec tous les moyens possibles et de toutes les manières possibles pour préserver son pouvoir, et veut entraîner le monde entier dans une logique de guerre froide contre Pékin, et contre tous les pays désireux de suivre leur propre voie de manière autonome.
Dans ce contexte, l’Union européenne lutte pour sa survie. Tant sur le plan économique et démocratique que politique. Le passage à une économie de guerre exacerbe toutes les tensions au sein du vieux continent. Tensions entre les États membres, et au sein de ces mêmes États, dont les citoyens ne supportent plus le coût de la vie ni l’absence de démocratie et d’avenir.
L’Union européenne n’a jamais été une puissance de paix
Depuis sa création, l’Union européenne essaie de se faire passer pour une puissance de paix, mais c’est un habit qui ne lui va pas.
Jusqu’au 15e siècle, l’Europe n’est guère plus qu’une province dans le monde, pas plus avancée que les autres continents sur le plan du développement. La situation ne change que lorsque les puissances européennes commencent à bâtir leur empire colonial mondial, basé sur la traite d’esclaves et le pillage d’autres continents. L’accumulation primitive dont le capital a besoin en Europe pour instaurer le capitalisme sur l’ensemble de la planète naît dans un bain de sang dans le reste du monde.
Jusqu’à la fin du 19e siècle, les Britanniques sont la plus grande puissance impérialiste. D’autres puissances impérialistes, comme la France, l’Allemagne, le Japon, la Belgique, les Pays-Bas et le Portugal, s’affrontent régulièrement, mais décident finalement de se partager l’Afrique à la Conférence coloniale de Berlin (1884-1886). Comme s’il s’agissait d’un gâteau qui leur revenait et quʼils pouvaient découper en morceaux.
Au début du 20e siècle, l’Allemagne s’impose lentement mais sûrement comme une grande puissance. Mais, contrairement à ses rivaux, elle ne dispose pratiquement d’aucune colonie. C’est un grand handicap pour l’élite allemande, qui souhaite des colonies comme marché pour ses produits finis d’une part, et comme fournisseur de matières premières bon marché d’autre part. La redistribution du monde et la chasse aux colonies forment la base économique de la Première Guerre mondiale.
Après cette guerre, la demande visant à créer un marché intérieur européen plus vaste prend de l’ampleur, surtout en Allemagne. Le comte Coudenhove-Kalergi est le premier à proposer la transformation de l’Allemagne en une grande Europe allemande. En 1923, il lance son « concept paneuropéen ». Il ne s’agit pas d’un projet de paix, mais d’un projet impérialiste taillé sur mesure pour Berlin, avec une Europe qui s’étendrait de Petsamo, au nord de la Finlande, au Katanga, dans le sud du Congo. Il considère l’Afrique comme un trésor pour l’Europe, qui doit être exploité et devenir une partie de l’Europe (ou Paneurope). Une vaste Europe allemande, dotée d’un immense empire colonial. Le comte ne parvient pas à ses fins et, finalement, Hitler tente de conquérir le continent par la violence et la barbarie pour concrétiser sa propre version de l’« Europe nouvelle ». 60 millions de morts plus tard, le projet fasciste échoue à son tour.
Les nations d’Europe, tout juste échappées de la prison des nazis, n’ont pas l’intention de renoncer immédiatement à leur indépendance retrouvée pour une nouvelle aventure européenne. L’impulsion décisive pour l’unification européenne vient d’ailleurs : de Washington. Dans les accords de Bretton Woods, l’événement économique majeur du 20e siècle, les États-Unis déterminent que le commerce mondial se fera désormais en dollars. Les Américains veulent un marché européen de capitaux et de biens qui leur soit entièrement ouvert. « Longue vie à l’Europe ! », crie Washington. Via le plan Marshall, ils résolvent leur propre crise des exportations et lient l’Europe au capital américain.1
C’est aussi Washington qui impose les conditions dans lesquelles l’Allemagne doit faire son retour dans l’économie mondiale. L’Allemagne ne doit pas être trop faible, estiment les États-Unis. Autrement, elle pourrait tomber entre les mains des communistes. L’Allemagne doit pouvoir à nouveau exporter du charbon et de l’acier de la région de la Ruhr. La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) est créée à cette fin en 1951.
L’intégration des États européens n’a pas pour but de prévenir la guerre. Il s’agit d’un projet né sous l’égide du Pentagone, dans le cadre d’une stratégie militaire contre l’Union soviétique. Les Américains veulent rendre l’armée allemande à nouveau opérationnelle, mais avec du matériel US et dans le cadre de l’Otan. À terme, leur objectif est de reconquérir la zone d’influence soviétique.
Pour les Français, Britanniques, Néerlandais et Belges, il est difficile de digérer que Washington rhabille les Allemands en uniforme militaire. Mais les États européens doivent se résigner à jouer le rôle de partenaire « junior » des États-Unis. À Bretton Woods (1944), le dollar devient la monnaie mondiale, en Indochine le colonialisme français subit une lourde défaite (1954), et les Britanniques et les Français sont humiliés au canal de Suez (1956).
Dès le début, l’idée de l’unification européenne est une idée coloniale. Quatre des six membres fondateurs de la Communauté économique européenne (CEE), dont la France et la Belgique, sont encore des États coloniaux à l’époque, et le traité de Rome de 1957 ne contient pas de paragraphe sur la décolonisation. Au contraire, selon la carte de la CEE de l’époque, la majorité du territoire européen se trouvait… en Afrique.
Le président ghanéen Kwame Nkrumah déclare à juste titre : « Le néocolonialisme français est en train de se fondre dans le néocolonialisme collectif du Marché commun européen. »2
Les ambitions coloniales ou néocoloniales des puissances européennes se présentent désormais comme des « missions de civilisation », des « missions civiles » ou des « missions géopolitiques », mais en réalité le fond n’a jamais changé : il s’agit toujours d’anciens États impérialistes en quête d’une nouvelle manière de préserver leur gloire passée. De 1957 à aujourd’hui, l’« Europe de la paix » a continué de faire la guerre, du Congo de Lumumba au génocide au Rwanda, de la Libye à ses nombreuses interventions en Afrique subsaharienne, de l’Irak et de l’Afghanistan à l’ex-Yougoslavie. Non, l’Union européenne n’a jamais été une force de paix.
Géostratégie et économie de guerre
Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a déclaré que l’Union européenne devait devenir un « acteur géopolitique » majeur. Selon elle, le chaos et la crise que traverse l’Union exigent que « nous apprenions à parler le langage du pouvoir ».
« Apprendre à parler le langage du pouvoir » ? Comme s’il était inconnu des puissances européennes ! Von der Leyen a fait cette déclaration lors de la session plénière du Parlement européen en novembre 2019. C’est plus de deux ans avant l’invasion russe en Ukraine.
Depuis la guerre en Ukraine, « géopolitique » est le mot d’ordre de l’Union européenne, et « économie de guerre » est le slogan au goût du jour.
Le président européen Charles Michel n’a pas menti quand il a pris la parole lors de la conférence annuelle de l’Agence européenne de défense (AED) en novembre 2023. Je cite : « Nous avons brisé d’innombrables tabous depuis que la Russie a envahi l’Ukraine. Nous avons réalisé ce qui aurait été impensable quelques semaines auparavant : acheter conjointement du matériel militaire, utiliser le budget de l’UE pour soutenir l’augmentation de notre production militaire et financer ensemble la recherche et le développement en matière de défense. »3 Fin de citation du président du Conseil européen. Son Union a utilisé la poussière de la guerre en Russie pour briser tous les tabous.
Les États membres de l’Union européenne dépensent actuellement 326 milliards d’euros en armement. Cela représente environ 1,9 % du produit intérieur brut. Il y a dix ans, ce montant s’élevait à 147 milliards d’euros. Il a doublé en dix ans. Pour le tout premier Commissaire européen à la défense, l’ancien Premier ministre lituanien Andrius Kubilius, cela ne suffit pas. Il souhaite développer davantage l’industrie de la défense grâce à des prêts avantageux de la Banque centrale européenne (BCE) et des fonds publics. Lorsqu’il s’agit de financer la machine de guerre, la créativité ne manque pas.
Pourquoi les hôpitaux en Europe ne reçoivent-ils pas de prêts avantageux de la Banque centrale européenne ? Pourquoi les écoles européennes ne profitent-elles pas du soutien d’instruments extra-budgétaires comme la Facilité européenne pour la paix ? Voici la réponse de Josep Borrell, l’ex-ministre européen des Affaires étrangères : « Je préfère le beurre aux armes, mais si nous ne disposons pas d’armes adéquates, nous n’aurons bientôt plus de beurre non plus. »4
Plus d’armes : voilà la « géostratégie » réinventée de l’Union européenne. « Géostratégie », cela signifie « la primauté de la politique étrangère et de sécurité ». Désormais, tous les autres domaines lui sont subordonnés.
Le ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius, du SPD, parle sans détour de la nécessité de rendre l’Allemagne à nouveau « prête pour la guerre », contre les « générations gâtées par la paix ». Comme si grandir et vieillir sans la terreur des bombardements et la peur de la guerre était un privilège… L’ensemble de la société s’est militarisée à toute vitesse, des publicités Rheinmetall dans les abribus et les stades de football aux messages de la Bundeswehr sur les boîtes à pizza. Dans certains Länder allemands, la loi stipule que les soldats doivent pouvoir enseigner en classe et que les écoles ne peuvent pas l’interdire. En Allemagne, le 15 juin sera désormais la journée nationale annuelle des anciens combattants. Cela doit contribuer à ancrer la pensée militariste dans la vie de tous les jours.
La guerre se prépare également de manière pratique. Lors du dernier exercice de l’Otan en 2024, Steadfast Defender, 90 000 soldats issus de 32 pays ont été impliqués « pour montrer que l’Otan est capable de mener et de maintenir des opérations complexes multi-domaines pendant plusieurs mois, sur des milliers de kilomètres et dans toutes les conditions, du grand nord à l’Europe centrale et orientale ».5
« Aussi tragique que soit la guerre en Ukraine », écrit le journal économique allemand Handelsblatt, « elle a rendu l’entreprise de défense Rheinmetall et son PDG Armin Papperger riches. »6 Papperger est affiché comme une star en première page sous le titre « The Tank Man ». Ce n’est pas seulement la menace russe qui fait vendre du matériel militaire, mais aussi la menace de Trump lui-même. « La meilleure chose qui pouvait arriver à l’Europe était l’élection de Trump », explique le PDG de l’entreprise belge de défense Syensqo.7 Tandis qu’on effraie la population avec des conseils pour constituer des kits de survie, les fabricants d’armes comptent leurs profits.
Guerre contre la classe travailleuse
« En général, dépenser plus pour la défense signifie dépenser moins pour d’autres priorités », a expliqué Mark Rutte aux membres du Parlement européen. L’homme qui a laissé les Pays-Bas dans le chaos politique, livrés aux caprices du clown d’extrême droite Geert Wilders, est maintenant secrétaire général de l’Otan. Et il a une mission, car il veut que tous les pays membres de l’Otan consacrent désormais 3,5 % de toute leur richesse à cette organisation.
Rutte sait aussi où il faut aller chercher cet argent : « En moyenne, les pays européens consacrent facilement jusqu’à un quart de leur revenu national aux retraites, aux soins de santé et à la sécurité sociale. Nous n’avons besoin que d’une petite fraction de cet argent pour renforcer la défense. »8
Voilà comment ça se passe. Le chef de l’Otan vient dire aux parlementaires que l’argent des pensions, l’argent de la santé et l’argent de la sécurité sociale devraient aller à la guerre. « Pour rendre les choses un peu plus tangibles, le montant demandé correspond à peu près à une diminution de 20 % de toutes les pensions », a expliqué un économiste à la télévision publique belge.9
Ce ne sont pas seulement les pensions, la sécurité sociale et les soins de santé qui doivent céder la priorité. Tout, vraiment tout, est sacrifié pour prendre le virage militaire. L’Union européenne a enterré son « Green Deal ». Les 10 milliards d’euros prévus pour le Fonds de souveraineté, réponse européenne à l’Inflation Reduction Act (IRA) des États-Unis, sont réduits à un misérable milliard et demi.
L’Allemagne, dit-on à Washington, doit devenir la plaque tournante de la guerre à l’Est, le pays par lequel les troupes et le matériel transitent. Aujourd’hui, les va-t-en-guerre proposent de limiter, si nécessaire, le droit de grève dans les chemins de fer et de supprimer les horaires fixes des cheminots, du personnel de santé et de tous les services publics susceptibles d’être quelque peu impliqués dans les efforts militaires.
La liberté d’expression est également sous pression. Les va-t-en-guerre se font passer pour des pacifistes. Ils accusent les militants pour la paix d’être une sorte de cinquième colonne de « l’ennemi ». Aujourd’hui, cette approche est déjà adoptée dans différents pays contre quiconque élève la voix contre le génocide à Gaza et la complicité criminelle des pays qui livrent des armes à Israël.
Même l’économie intérieure est sacrifiée sur l’autel de la guerre. L’un des plus grands actes d’autodestruction des trois dernières décennies, peut-être même le plus grand, a été la déconnexion de l’industrie allemande et européenne du gaz russe. Une victoire pour Washington : l’Europe est désormais liée au gaz de schiste extrêmement cher et polluant des États-Unis. Une défaite auto-imposée pour les États membres européens, où les prix du gaz et de l’énergie sont aujourd’hui encore quatre fois plus élevés que de l’autre côté de l’océan. En outre, les grands monopoles de l’alimentation, de la distribution et du transport ont profité de la poussière de la guerre pour augmenter leurs prix, à la recherche de marges bénéficiaires maximales. Les prix astronomiques de la nourriture et de l’énergie en sont le résultat.
Alors que les gouvernements européens annoncent plan dʼaustérité après plan d’austérité, leurs dépenses militaires n’ont plus de limite. Les 32 pays de l’Otan dépensent déjà huit fois plus d’argent en défense que la Russie, mais leurs listes de courses militaires restent insatiables. Et surtout, extrêmement coûteuses. Par exemple avec l’achat des avions de chasse F-35 américains qui lierait notre pays pendant des années au complexe militaro-industriel des États-Unis. Un char coûte plusieurs millions d’euros. Un seul tir du nouveau système de défense Mells revient à 100 000 euros.
Un système qui dépense des milliards pour satisfaire la faim de l’industrie de l’armement, alors que des millions de gens font la queue dans les banques alimentaires, doivent cumuler deux ou trois emplois et n’ont plus les moyens de subvenir aux besoins de la santé de leurs parents ou de leurs enfants, est un système pourri jusqu’à la moelle.
À chaque nouvelle étape, l’Union s’enfonce un peu plus dans le marasme
Il fut un temps où l’on pensait que l’Union européenne naîtrait de la même manière que l’Allemagne, par exemple, est devenue un État-nation : d’abord en une union douanière, puis lentement, au fil de conflits et de divergences d’intérêts, vers une union politique. Mais les États-nations européens n’ont jamais réussi à surmonter leurs oppositions internes. Les étapes de l’intégration sont toujours soumises à des pressions extérieures ; et pendant ce temps, le chaos règne.
Il y a six ans, en 2019, la classe dirigeante affichait encore un certain optimisme quant aux possibilités offertes par l’Union européenne et des programmes tels que le Green Deal. Aujourd’hui, la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, tente d’éviter la dépression collective au moyen de discours d’encouragement et d’un accord global sur la défense. L’axe Est – Allemagne-Pologne-États baltes – est quant à lui totalement aligné sur les États-Unis, et défend une Union soumise à Washington.
Presque aucune économie de la zone euro ne connaît une croissance supérieure à 1 % par an. La moyenne est d’à peine 0,2 %. Et si Trump augmente encore ses droits de douane, l’Europe sera également impactée. « L’Union européenne est très mauvaise pour nous », a déclaré Trump lors de son investiture. « Ils en subiront les conséquences avec les droits de douane. »10
La plus grande économie d’Europe, l’Allemagne, est en récession depuis deux ans et se traîne vers les élections dans l’espoir que quelqu’un redonne vie à l’industrie allemande. La deuxième économie, la France, est dans une impasse politique totale. Macron, avec un gouvernement minoritaire, s’est lui-même mis à la merci de Le Pen. Le gouvernement néerlandais traîne un pays livré aux caprices de Geert Wilders. La troisième économie d’Europe, l’Italie, est dirigée par Meloni, qui souhaite devenir une très bonne amie de Donald Trump. En Autriche aussi, la voie semble libre pour le parti d’extrême droite FPÖ.
L’Europe s’enchaîne de plus en plus à l’Otan et à Washington. Et plus elle le fait, moins il y a de leaders européens. Où sont-ils ? Où sont les chefs d’État ? Absents. L’Europe ne connaîtra pas un nouveau de Gaulle de sitôt.
La France se considère toujours comme un État du P5, un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies disposant de ses propres armes nucléaires. Mais l’impérialisme français a mordu la poussière au Sahel et Paris est confrontée à une colère populaire, de la Martinique à Mayotte. Les Français ont en outre été coiffés au poteau dans l’affaire Aukus, où la livraison de sous-marins nucléaires à l’Australie a finalement été attribuée au Royaume-Uni. Tout ce qui reste à l’Hexagone, c’est une prétention à diriger la politique de défense de l’Union européenne.
Rheinmetall et l’establishment allemand aspirent également au titre de leader de la nouvelle « puissance géopolitique » européenne. C’est pourquoi les oppositions entre l’Allemagne et la France restent importantes, tant sur l’énergie que sur le développement militaire. Sans une nouvelle intégration plus poussée, l’Union continuera à s’affaiblir ou à se décomposer. Mais sur chaque étape vers une plus grande intégration, il existe de profondes divergences : sur la mise en place ou non de « recettes propres », sur la création d’euro-obligations pour répartir la dette, sur les tarifs douaniers pour les produits chinois, sur l’indépendance du projet de Défense européenne, etc. Trump ne manquera pas d’éloigner davantage les États membres de l’Union européenne les uns des autres, et Elon Musk s’est déjà attelé à la tâche.
L’Union européenne lutte contre son déclin, mais à chaque nouvelle étape, elle s’enfonce un peu plus dans le marasme. Cette Union de crise et de guerre n’est pas réformable. Nous avons besoin d’une Europe totalement différente.
Mobiliser contre le militarisme et le chauvinisme
Revenons un moment dans le passé. Fin juillet 1914, les dirigeants du mouvement coopératif socialiste en Belgique, puissant à l’époque, se réunissent dans la salle de fêtes du Vooruit à Gand, qui vient tout juste d’ouvrir. Le chef de file socialiste Louis Bertrand interrompt un instant les discussions du congrès coopératif pour annoncer que la guerre a éclaté. Il propose au congrès d’adopter une motion demandant « que les peuples s’efforcent d’écarter le spectre d’une guerre qui détruirait les œuvres coopératives ».11 La motion est adoptée et le congrès reprend son ordre du jour : ristournes, sirop et vinaigre. Sur la catastrophe de la guerre, qui touchera la Belgique quelques jours plus tard, pas un mot.
Cette anecdote est révélatrice. Le Parti ouvrier belge (POB), parti social-démocrate de l’époque en Belgique, s’était construit comme un parti fort de la classe travailleuse, avec une grande force syndicale et l’expérience de trois grandes grèves générales à son actif, sans doute les premières grèves générales au monde. Le POB avait pris pied dans la jeune classe ouvrière grâce notamment à la coopérative socialiste Vooruit. Celle-ci s’était construite autour de sa boulangerie, où l’on pouvait acheter du pain bon marché et de bonne qualité.
Au final, la préservation des coopératives était devenue l’alpha et l’oméga du POB. Même le début de la guerre a été considéré dans cette logique : qu’importaient les événements, tant que les coopératives n’étaient pas détruites. Ce ne sont pas les coopératives qui ont été détruites, mais la vie d’innombrables fils d’ouvriers et de paysans, broyés dans la grande boucherie. La guerre a été la destination finale de millions de jeunes qui avaient encore tout à vivre.
Lors de l’importante grève générale de mars 1913, où plus de 400 000 grévistes sont descendus dans les rues, presque rien n’a été dit sur le chauvinisme, sur les crédits de guerre et sur la menace d’une guerre imminente.
Pourtant, cette question avait été à l’ordre du jour de presque tous les congrès de la Deuxième Internationale, où le POB était représenté. Il y avait été décidé de mobiliser la population contre le militarisme, le chauvinisme et la guerre. La guerre mondiale à venir allait être impérialiste, avaient affirmé les délégués de la Deuxième Internationale. Elle concernerait le partage de la planète, les conquêtes et les colonies. Et les ouvriers et les paysans en paieraient les frais. Mais la direction du POB s’était entre-temps tellement identifiée à l’État belge qu’elle avait voté sans réserve pour les crédits de guerre.
Quel intérêt y a-t-il à être le meilleur parti sur les ristournes, le sirop et le vinaigre, si tout est ensuite balayé par une guerre dévastatrice ?
La réponse est dans la question : l’intérêt. Un parti de la classe travailleuse doit être le meilleur défenseur des intérêts de la classe travailleuse, et doit être reconnu par cette classe en tant que tel. Qu’il s’agisse de pensions ou de salaires, de conditions de travail ou de conditions de vie, de logement ou de prix de l’énergie, de crèches ou de soins aux personnes âgées, le parti de la classe travailleuse doit se concentrer sur la politique de classe.
Et cela signifie : faire des enquêtes, écouter, recueillir des propositions, mener des actions, changer les choses avec les gens. Et cela, année après année, contre vents et marées. Ce travail est essentiel et indispensable. On ne peut pas se contenter de « déclarations » sur la classe travailleuse ou de « résolutions » çà et là. On doit le faire. C’est la base. Mais ce n’est pas tout.
La classe travailleuse, tant en Europe qu’aux États-Unis, est en fureur, en rage. Les gens sont en colère, ils ne se sentent pas écoutés, pas vus, pas représentés. À juste titre. Il ne faut pas craindre la poussière soulevée ni les tourbillons d’opinions qui partent dans tous les sens parce que les gens ne disposent pas d’un cadre d’analyse.
Les marxistes ne doivent pas craindre les temps troublés à venir. Ils doivent percevoir la volonté d’un changement radical et saisir cette opportunité. Les forces qui se sont le mieux préparées aux chocs seront les plus à même de les orienter. C’est ce que Naomi Klein nous apprend dans son livre La stratégie du choc, et elle a raison.
Nous ne sommes pas des spectateurs de ce qui se passe, nous vivons un morceau d’histoire et devons être un moteur pour faire pencher les chocs du bon côté.
Nous devons bâtir un projet avec une vision à long terme, pas seulement sur les mois ou l’année à venir. Un projet visant à promouvoir des partis ouvriers afin de lutter pour le socialisme. Un projet empreint de confiance en soi. Créer un parti demande du temps, beaucoup d’efforts, de la discipline et l’art de la stratégie et de la tactique. Mais c’est possible si nous faisons preuve de patience, si nous savons donner confiance aux travailleuses et travailleurs du parti, si nous travaillons à l’éducation et à l’unification, et si nous osons nous exprimer avec la force de notre conviction.
Mener la lutte socio-économique est une chose. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi politiser cette lutte, et sensibiliser les gens au cadre dans lequel nous vivons. L’opposition entre le travail et le capital est une opposition systémique, une contradiction du capitalisme lui-même. Dans sa soif de profit maximum, le capitalisme conduit aux conflits, aux crises et à la guerre.
Notre planète est secouée par la dégradation du climat, la crise alimentaire, la crise de la dette, les guerres économiques et militaires, l’exploitation et les déséquilibres mondiaux. Le capitalisme est incapable de proposer une solution aux grands défis qui se présentent à nous. Seul le socialisme est en mesure de le faire.
Les gens veulent faire partie de cette vague de l’histoire. Plus encore : ils veulent et peuvent créer eux-mêmes ces vagues. Pas pour déplacer une virgule dans un texte, mais pour changer le monde. Pour ce faire, il faut rayonner. La gauche doit vouloir se battre pour gagner, et vouloir réellement gagner. Personne ne rejoint des perdants.
Le projet de société des trumpistes, des bolsonaristes, ou des partisans de Vox ou de l’AfD n’a rien à offrir à la classe travailleuse. Il s’agit d’un projet qui consiste à diviser pour mieux régner, d’un projet de haine et de racisme, d’un projet de militarisation et d’autoritarisme, taillé sur mesure pour la classe dirigeante. Pourquoi abandonnerions-nous la classe travailleuse au chant des sirènes de l’extrême droite ? La classe travailleuse est notre classe ; c’est là qu’est notre place, que nous devons travailler et nous organiser, sensibiliser et mobiliser, tomber et nous relever. Notre modèle de société est celui de l’émancipation du travail. C’est la seule réponse positive qui puisse donner une orientation constructive à la colère de la classe travailleuse.
Tout dépend de nous. De notre capacité à saisir les nouvelles opportunités. De notre foi dans la capacité des gens à se mobiliser, à s’organiser et à rechercher une perspective socialiste.
Je vous remercie.
Peter Mertens est secrétaire général du PTB et député fédéral en Belgique.
Peter Mertens, Havana 31 janvier 2025, 6th International Conference for World Balance
Footnotes
- Peter Mertens, De klassensamenwerking tijdens en na de Tweede Wereldoorlog: de Belgische vakverenigingen in internationale context. Universiteit Gent, 1993, p.21-24
- Kwame Nkrumah. Neo-Colonialism: The Last Stage of Imperialism. New York, International Publishers, 1965, p.19
- “A European Defence for our Geopolitical Union” : speech by President Charles Michel at the EDA annual conference. European Concil, 30 novembre 2023. https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2023/11/30/a-european-defence-for-our-geopolitical-union-speech-by-president-charles-michel-at-the-eda-annual-conference/
- Borrell: to secure peace, the EU needs to be ready to defend itself, Defense Industry Europe, 4 février 2024. https://defence-industry.eu/borrell-to-secure-peace-the-eu-needs-to-be-ready-to-defend-itself/
- Steadfast Defender 2024. https://shape.nato.int/stde24
- Martin Murphy, Roman Tyborski, Dieser Mann wil den Umsatz von Rheinmetall vervierfachen. Handelsblatt, 22 août 2024. https://www.handelsblatt.com/unternehmen/industrie/ruestung-dieser-mann-will-den-umsatz-von-rheinmetall-vervierfachen/100061438.html
- Pascal Dendooven, De vele veldslagen van de Europese defensiesector. De Standaard, 24 janvier 2025, p.18
- NATO Calls on Nations To Divert Social Security Money to Defense, Newsweek, 16 décembre 2024. https://www.newsweek.com/nato-chief-defense-spending-2001355
- Gert Peersman op Terzake, Meer investeren in defensie en minder in sociale zekerheid?, 15 janvier 2025. https://www.vrt.be/vrtmax/a-z/terzake/2025/terzake-d20250115/
- Reuters, Trump delivers fresh tariff threats against EU and China, 22 janvier 2025. https://www.reuters.com/world/trump-says-he-is-discussing-10-tariff-china-feb-1-2025-01-21/
- Leo Michielsen. Geschiedenis van de Europese arbeidersbeweging. Deel I: tot 1914. Gent, Masereelfonds, 1980, p. 234.