La Russie sera toujours voisine de l’Europe et jouera toujours un rôle dans l’ordre de sécurité européen. Le professeur Tom Sauer oppose un discours de paix au discours belliciste dominant.
La première victime de toute guerre est la vérité, dit-il. La propagande est utilisée comme arme de guerre par toutes les parties. Dans son excellent ouvrage intitulé Principes élémentaires de propagande de guerre, l’historienne Anne Morelli expose les dix commandements de la propagande qui se retrouvent dans toutes les guerres. « Le camp adverse est seul responsable de la guerre », « C’est une cause noble que nous défendons et non des intérêts particuliers » et « Ceux qui mettent en doute la propagande sont des traîtres » sont quelques-uns de ces principes. Cela vaut aussi pour les informations sur la guerre en Ukraine. Il est frappant de voir comment les commentaires de nombreux experts et officiers de l’armée se ressemblent dans les médias. Ils semblent convaincants dans leur simplicité, mais sont souvent vantards et belliqueux.
Les voix dissonantes sont à peine audibles. Tom Sauer, professeur de politique internationale à l’université d’Anvers et auteur de De strijd voor vrede, est l’une de ces rares voix. Il dissèque sobrement la guerre en Ukraine. Il intègre les antécédents complexes de celle-ci dans son analyse et oppose un discours de paix à un discours de guerre. « La diplomatie est un mot tabou dans notre pays ». Cependant, il faut d’abord un cessez-le-feu et ensuite des négociations. »
Nous entendons de toutes parts que l’Europe est à la croisée des chemins, que cette guerre est « existentielle » pour l’Europe et que « les dividendes de la paix » sont épuisés. L’historien britannique Timothy Garton Ash a déclaré sur Terzake que l’Europe est confrontée à un « véritable point de basculement » en termes de sécurité : si Trump devient président, elle devra passer à l’action. Comment appréhendez-vous cela ?
Tom Sauer. Je vois les choses tout à fait différemment. Pour l’Ukraine, cette guerre est bien sûr existentielle, mais pas pour l’Europe. S’il s’agissait d’une guerre existentielle, nous aurions dû envoyer des troupes depuis longtemps. Personne ne le souhaite. Et ce ne sera pas le cas. Macron le laisse entendre, mais il faut replacer ses déclarations dans le contexte d’une action coordonnée de plusieurs dirigeants et chefs d’État-major européens. En quelques jours, ils ont tous indiqué que nous devons être prudents, parce que la Russie est en train de gagner. Ils affirment que si la Russie conquiert l’Ukraine, Poutine pourrait poursuivre en attaquant l’OTAN. Mais il s’agit d’un discours alarmiste, qui s’appuie sur les explications habituelles de l’incursion russe présentées par les experts et les médias grand public. Pour eux, c’est simple : la Russie a un comportement expansionniste et veut récupérer les territoires perdus parce qu’elle ne supporte pas d’être devenue plus petite après l’implosion de l’Union soviétique. Si l’on suit ce raisonnement, il s’ensuit logiquement que la Russie va également attaquer d’autres pays.
Existe-t-il d’autres explications selon lesquelles ces craintes sont infondées ou exagérées?
Tom Sauer. À mon avis, il existe des explications plus plausibles à cette guerre. Par exemple, ce n’est pas l’expansionnisme, mais la politique intérieure qui est la principale motivation de Poutine. Les dirigeants russes craignent le vent de démocratisation en Ukraine qui menace leur position. Ils veulent l’arrêter. Je pense que cela a joué un rôle. Mais si c’est la vraie raison, pourquoi Poutine attaquerait-il l’OTAN ? Cela n’a aucun sens. Une seconde explication, que je soutiens également, est principalement liée à la sécurité et à l’identité de la Russie. La Russie estime que l’Occident l’a ignorée après la guerre froide et n’a pas voulu l’intégrer dans l’architecture de sécurité euroatlantique. La Russie se sent humiliée à plusieurs niveaux. L’Occident a lancé plusieurs guerres sans impliquer le Conseil de sécurité des Nations unies, comme au Kosovo et en Irak. De plus, l’OTAN a continué d’exister et s’est même élargie vers la Russie alors que le Pacte de Varsovie était dissous. La survie d’une telle alliance de guerre en temps de paix était sans précédent.
La Russie est particulièrement intéressée par l’Ukraine. Pas tellement par la Finlande, la Suède, les pays baltes et la Pologne. Et certainement pas par l’Europe occidentale.
Il n’est pas nécessaire d’avoir de la sympathie pour la Russie pour considérer la situation de son point de vue. Hans Morgenthau, l’un des pères fondateurs des relations internationales, affirmait qu’il faut être capable d’éprouver de l’empathie pour l’autre, plus encore pour son ennemi que pour son ami. Alors on comprend que les expansions de l’OTAN sont un problème pour la Russie, particulièrement la promesse faite en 2008 à la Géorgie, et surtout à l’Ukraine, qu’elles pourraient y adhérer. Pour la Russie, l’Ukraine est un État tampon dans sa sphère d’influence. Le lui enlever, c’est toucher à ses intérêts en matière de sécurité. Cela n’a rien à voir avec la personne de Poutine ; n’importe quel dirigeant russe s’y serait opposé. Ce sont des lois de politique internationale que nous avons oubliées. Après 80 ans de paix en Europe occidentale, nous nous intéressons particulièrement au droit international, aux droits humains et à la démocratie. Mais ce n’est malheureusement pas cela qui régit la politique internationale ; au contraire, les questions de pouvoir et d’intérêts nationaux priment.
Trouvez-vous donc que l’invasion de l’Ukraine par la Russie est compréhensible et tolérable en tant que réponse à l’expansion de l’OTAN ?
Tom Sauer. Non, pas du tout. Mais c’est ainsi que fonctionne la politique internationale. Il y a de grandes puissances et de petites puissances. John Mearsheimer, de l’université de Chicago, établit une bonne comparaison à cet égard : le petit singe qui pique les yeux du gorille avec un bâton ne doit pas s’étonner de recevoir une gifle. En 2008 déjà, peu avant le sommet de l’OTAN à Bucarest, où il a été décidé d’élargir l’OTAN, William Burns, alors ambassadeur des États-Unis à Moscou et aujourd’hui directeur de la CIA, a aussi prédit que cela causerait un conflit. Il a lancé un avertissement parce que l’expansion de l’OTAN franchissait une ligne rouge pour la Russie. En réalité, même Angela Merkel, Nicolas Sarkozy et les autres dirigeants européens étaient également opposés à l’élargissement. Seulement, ils n’ont pas pu résister à la pression des États-Unis, ce qui en dit long sur la manière dont les décisions sont prises au sein de l’OTAN. Plus tôt encore, dans les années 1990, George Kennan, un ancien diplomate étatsunien de premier plan, avait également prédit que l’expansion de l’OTAN conduirait à un conflit avec la Russie.
Bush a ignoré tous ces avertissements. Aujourd’hui, cette situation revient comme un boomerang dans la figure des Européens, avec une guerre aux frontières de l’Europe, des réfugiés et une inflation élevée. Par contre, les États-Unis sortent gagnants. L’
. Le gaz bon marché que nous achetions en Russie, nous l’achetons maintenant au prix fort aux États-Unis, en plus d’être plus néfaste pour l’environnement. Il est donc grand temps de penser à l’intérêt européen indépendamment des États-Unis.
Cette analyse montre également que la Russie est particulièrement intéressée par l’Ukraine. Pas tellement par la Finlande, la Suède, les pays baltes et la Pologne. Et certainement pas par l’Europe occidentale. La Russie réagit parce qu’elle veut un État tampon.
Malheureusement, la politique internationale est surtout une affaire de pouvoir et d’intérêts nationaux, et moins de droit international, de droits humains et de démocratie.
Cela me rappelle une citation d’un ancien général de l’OTAN dans les années 1990 : « Nous avons gagné la guerre froide, mais nous sommes en train de perdre la bataille pour la paix. Nous ne pensons pas assez à ce que les Russes pensent de nous. Nous devrions les intégrer dans une organisation plus large. »
Tom Sauer. Il existait en effet une alternative à un système aussi violent, avec des rapports de force, des alliances, des armements, des sphères d’influence et des États tampons, à savoir la « sécurité collective », la coopération entre les superpuissances. Ce système a existé et fonctionné au XIXe siècle et dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1990, plusieurs personnalités politiques et experts ont proposé un système de sécurité collective qui inclurait la Russie. Mais les États-Unis ne voulaient rien savoir, ils voulaient que l’OTAN continue d’exister, sans impliquer la Russie. Cette option inclut alors des États tampons et des sphères d’influence. C’est l’un ou l’autre.
Pourquoi Poutine n’a-t-il envahi l’Ukraine qu’en 2022, 14 ans après le sommet de Bucarest ? À l’époque, il avait qualifié de ligne rouge l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine à l’OTAN.
Tom Sauer. Si l’expansionnisme et l’impérialisme étaient réellement sa motivation, la Russie aurait déjà agi auparavant, ce qu’elle n’a jamais fait au cours des 17 années qui se sont écoulées entre 1991 et 2008. Mais en 2008, juste après le sommet de l’OTAN, Poutine a réagi. En août, quelques mois après le sommet, il a provoqué la Géorgie pour qu’elle attaque la Russie. Cela a conduit à la guerre russo-géorgienne, à l’issue de laquelle la Russie a scindé deux régions de la Géorgie (l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie) et en a pris le contrôle. Non pas pour annexer ces territoires, mais pour empêcher la Géorgie d’adhérer à l’OTAN. En effet, un pays en conflit ne peut pas rejoindre l’OTAN. À l’époque, nous n’avons pas voulu ouvrir les yeux.
En 2013, ce n’est pas l’OTAN, mais l’Union européenne qui a tenté de faire entrer l’Ukraine dans sa sphère d’influence. Là aussi, Poutine est intervenu. Viktor Ianoukovytch, alors président de l’Ukraine, a changé son fusil d’épaule et s’est finalement rangé du côté de la Russie, ce qui a conduit au soulèvement de la place Maïdan et à la prise de la Crimée par la Russie. Poutine voit les choses différemment. Il considère le soulèvement comme un coup d’État occidental et déclare y avoir répondu. C’est tiré par les cheveux, bien sûr, mais c’est ainsi qu’il voit les choses : l’« opération militaire spéciale » lancée en 2022 est une réaction à ce « coup d’État ». C’est bien depuis 2014 que les combats se poursuivent dans l’est de l’Ukraine, où au moins 14 000 personnes ont trouvé la mort entre 2014 et 2022.
La question reste de savoir pourquoi Poutine a finalement choisi l’option militaire, et une attaque qui viole le droit international, au lieu de privilégier la solution diplomatique.
Tom Sauer. Il sait qu’un pays en guerre ne peut pas adhérer à l’OTAN. C’est également ce qui explique tous ces conflits larvés dans d’autres pays comme la Géorgie et la Moldavie. Il a aussi constaté que l’Ukraine et l’Occident collaboraient de plus en plus étroitement depuis 2014. Par le biais de livraisons de matériel militaire, de formations et d’exercices conjoints, l’Ukraine était presque devenue un État membre de l’OTAN de facto. Cela a commencé lorsqu’Obama était encore président des États-Unis. Sous Trump, des armes létales ont été envoyées à l’Ukraine pour la première fois et, sous Biden, un autre traité militaire bilatéral entre les États-Unis et l’Ukraine a été signé en novembre 2021. Poutine craignait que l’est de l’Ukraine ne sorte de la sphère d’influence de la Russie, ce qui l’amènerait à adhérer à l’OTAN, comme cela avait été promis en 2008.
L’élargissement de l’OTAN revient comme un boomerang dans la figure des Européens avec une guerre aux frontières de l’Europe, des réfugiés et une inflation élevée.
Il pensait également que les circonstances étaient en sa faveur. Les États-Unis étaient dirigés par un vieil homme faible qui ne parvenait plus à s’exprimer. Les États-Unis avaient également dû se retirer d’Afghanistan. Angela Merkel avait disparu du paysage, alors qu’elle était l’un des rares dirigeants européens auxquels il s’adressait encore. Je le répète, je ne cautionne pas l’attaque de la Russie. Elle va à l’encontre de toutes les règles juridiques des Nations Unies et du droit international. Mais l’empathie n’est pas synonyme de sympathie. Comprendre ce que fait un régime ne revient pas à approuver ses actes. Il s’agit de l’ordre politique international.
Selon vous, il est au moins question d’une responsabilité partagée. Selon l’establishment politique européen ou étasunien, seul Poutine est à blâmer. Comment ce point de vue affecte-t-il la possibilité de mettre fin à la guerre ?
Tom Sauer. L’explication expansionniste est bien pratique, d’un point de vue politique, parce qu’elle rejette toute la responsabilité sur l’autre. Les dirigeants européens et étatsuniens n’admettront jamais que l’Occident a également commis des erreurs. Car si la responsabilité est partagée, alors la solution qui s’impose est un compromis. C’est du donnant-donnant. Mais c’est difficile à accepter, évidemment.
Les propos de M. Macron concernant l’envoi éventuel de troupes au sol en Ukraine n’avaient peut-être qu’un objectif dissuasif, mais il les a tenus. Cela pourrait-il conduire à une escalade ? La Russie a évoqué la possibilité de déployer des armes nucléaires tactiques. Est-ce aussi du bluff ?
Tom Sauer. Je ne peux pas savoir ce qui se passe dans la tête de Poutine, mais je constate qu’il a fait quelques menaces par le passé, que beaucoup pensaient être des coups de bluff. En 2008, par exemple, lorsque la promesse d’adhésion à l’OTAN a été faite à la Géorgie et à l’Ukraine, il a menacé d’occuper la Crimée. Personne ne l’a cru, mais c’est arrivé en 2014. En 2021, il a rassemblé 190 000 soldats autour de l’Ukraine. Personne ne croyait vraiment qu’il envahirait le pays, mais c’est pourtant ce qui s’est passé. Je pense donc qu’il est capable de déployer une arme nucléaire tactique, mais seulement s’il risque de perdre la guerre : si, avec beaucoup de soutien et de systèmes d’armement, nous parvenons à chasser la Russie de l’Ukraine, Poutine se retrouvera face à un problème politique. Il ne peut pas simplement revenir à la situation antérieure à l’invasion, parce qu’il risquerait d’être éliminé. Dans un tel cas de figure, on ne peut exclure qu’il déploie une arme nucléaire tactique. Aujourd’hui, il n’est pas en train de perdre la guerre. Mais si l’Occident parvient à chasser la Russie de l’Ukraine, ce qui est toujours l’objectif officiel, cela pourrait conduire à une guerre nucléaire.
En cas de défaite, Poutine est capable de déployer une arme nucléaire tactique. L’expulsion de la Russie hors d’Ukraine pourrait conduire à une guerre nucléaire.
La Russie enfreint le droit international parce qu’elle se sent menacée. L’Ukraine a le droit de se défendre et veut rétablir sa souveraineté sur son territoire. Si l’Occident repousse la Russie, nous nous trouverons dans une situation très dangereuse, avec un possible recours à des armes nucléaires tactiques. Voyez-vous encore des possibilités de paix ?
Tom Sauer. La guerre dure depuis deux ans et 500 000 soldats des deux camps ont été tués ou blessés. Chaque jour, la guerre se poursuit et ce nombre grandit. Depuis l’hiver dernier, les deux camps sont dans l’impasse. Ni l’un ni l’autre ne réalisent de progrès notables. La Russie a eu un an pour mettre en place six lignes de défense. Ses effectifs sont deux fois plus nombreux que les soldats ukrainiens, mais pour attaquer, il faut être trois fois plus nombreux que l’adversaire : c’est une règle militaire élémentaire. Après de longues négociations politiques entre démocrates et républicains, les États-Unis ont approuvé un nouveau programme d’aide de 61 milliards de dollars, qui permettra encore une fois à l’Ukraine de disposer de munitions et d’armes supplémentaires. Mais le plus gros problème est que l’Ukraine ne parvient plus à trouver de soldats pour combattre au front. Maintenant que les choses vont très mal, la motivation diminue. L’âge moyen des soldats est de 43 ans. En d’autres termes, il s’agit d’une armée composée de pères et de grands-pères. Quel est donc l’intérêt national de l’Ukraine ? Continuer à se battre en dépit du bon sens ? Perdre des hommes et du territoire durant une année supplémentaire pour finalement négocier ? Au cours de l’année à venir, de nombreux Ukrainiens commenceront à s’interroger sur le bien-fondé de cette guerre et Zelenski subira davantage de pression pour proposer une alternative.
Heureusement, il existe aussi une autre solution : la diplomatie. Mais personne ne l’évoque dans notre pays. C’est tabou. Il faut d’abord un cessez-le-feu, puis des négociations. On dit toujours que Poutine ne veut pas négocier, mais j’ai lu dans le New York Times en décembre qu’il fait des pieds et des mains en coulisses pour négocier depuis septembre. Il ment peut-être, il l’a déjà fait, mais nous pouvons facilement le vérifier : invitez-le et vous saurez rapidement s’il est sincère. Mais nous n’essayons même pas. L’Ukraine ne souhaite pas non plus négocier pour l’instant, mais elle est confrontée à un double problème : les Ukrainiens sont attaqués par la Russie et ils manquent de soutien de la part de l’Occident. J’espère que l’opinion publique ukrainienne finira par exercer une pression suffisante pour que l’on s’asseye à la table des négociations. On peut déjà constater que Zelenski descend dans les sondages d’opinion et que les autres hommes politiques le critiquent de plus en plus, ce qui n’était pas le cas auparavant. Il devra faire quelque chose. L’Ukraine n’a aucun intérêt à ne pas négocier maintenant, car ses positions, tant sur le terrain qu’à la table des négociations imaginaires, ne font que se détériorer à l’heure actuelle.
Trump a déclaré que la Russie pouvait attaquer les États membres de l’OTAN qui ne contribuaient pas suffisamment. Cela a provoqué une réaction de panique chez les dirigeants européens, qui ont immédiatement préconisé des investissements massifs dans l’armement et l’économie de guerre. Qu’essaie de faire Trump avec ses déclarations ? Et pensez-vous que les États-Unis laisseront tomber l’Europe, si nous n’atteignons pas ces 2 % ?
Tom Sauer. Trump lui-même est imprévisible. Nous savons qu’il a été sur le point de quitter l’OTAN. Mais je serais surpris qu’il ait vraiment ce pouvoir. Par contre, il peut parvenir à créer une dynamique qui n’est pas mauvaise, d’après moi. Il est logique que l’Europe prenne en charge sa propre sécurité et ne dépende pas toujours des États-Unis. Par exemple, l’élargissement de l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine en 2008 n’était pas du tout dans l’intérêt de l’Europe. Pourtant, les États-Unis l’ont fait passer.
Il est logique que l’Europe prenne en charge sa propre sécurité indépendamment des États-Unis, mais tant que l’OTAN existera, nous ne parviendrons pas à mettre en place une défense européenne.
L’alarmisme des chefs de gouvernement européens, l’autre facette de votre question, est trop facile. Le problème, c’est que lorsque tous les politiciens paniquent, les gens commencent à y croire aussi, surtout si vous ne laissez jamais le récit de la paix se faire entendre. Les hauts responsables militaires, y compris dans notre pays, s’emparent de ces déclarations pour réclamer des budgets supplémentaires. De nombreux jeunes semblent aujourd’hui intéressés par une carrière militaire. Des programmes tels que Kamp Waes1 n’y sont d’ailleurs pas étrangers. On peut également le constater à travers le vote des jeunes hommes. Selon les sondages, le Vlaams Belang recueille de plus en plus de suffrages.
J’ai récemment accueilli dans ma classe le numéro deux de l’armée belge : le colonel Vansina. Il a indiqué que l’idée d’émettre des « obligations de Défense » auxquelles les gens pourraient souscrire, à raison de 1 000 euros par an, était à l’étude. Selon lui, les études montrent que de nombreuses personnes sont intéressées. Le Premier ministre, Alexander De Croo, soutient également cette idée. Elle émane de la Commission européenne et s’inscrit dans la lignée de la politique d’Ursula Von Der Leyen. Il semble que l’Europe passe d’un projet de paix à un projet de guerre. Plusieurs voix s’élèvent pour le maintien de certaines dépenses militaires en dehors des règles de Maastricht.2 Le général Vansina et l’ancien secrétaire général de l’OTAN, Willy Claes, le préconisent.
La Commission européenne a également lancé l’idée de regrouper toutes les dépenses en matière de Défense de tous les États membres au sein d’un fonds commun et de procéder à des appels d’offres conjoints d’ici à 2030. Qu’en pensez-vous ?
Tom Sauer. En soi, je pense que l’organisation de la Défense au niveau européen est une bonne idée. C’est beaucoup plus logique et efficace. En principe, cela nous permettrait également de réaliser des économies. Cela pourrait conduire à une spécialisation par pays et par domaine, mais les chances que cela se produise sont minces. Il est beaucoup plus probable qu’on assiste à la naissance d’un complexe militaro-industriel, comme aux États-Unis. Ce ne serait pas une bonne chose.
Dans tous les cas, nous ne parviendrons pas à une Défense européenne tant que l’OTAN existera. Sans l’OTAN, l’Union de défense européenne existerait depuis longtemps. Si vous voulez vraiment qu’elle voie le jour, une intégration de l’Union européenne est également nécessaire, et elle devra être bien plus poussée qu’à l’heure actuelle. Jusqu’à présent, les choses se sont passées de manière très progressive. Il y a la European Peace Facility, qui constitue plutôt un outil de guerre. Mais il ne fonctionne pas encore très bien. En effet, les responsables politiques préfèrent que l’industrie de la Défense reste nationale. Nous n’avons donc pas encore franchi le pas. Il se pourrait bien que nous soyons en train de le faire. À supposer que cela se produise, pourquoi avons-nous encore besoin de l’OTAN ?
Très peu d’attention est accordée aux réels rapports militaires entre la Russie et l’Occident. Pouvez-vous préciser ce qu’il en est ?
Tom Sauer. En Europe, nous sommes 500 millions, la Russie 165 millions. Le PIB de la Russie est à peu près équivalent à celui de la Belgique et des Pays-Bas réunis. Et surtout, les dépenses de défense de la Russie sont dérisoires par rapport à celles de l’OTAN et même de l’Europe. Selon le secrétaire général de l’OTAN, les États européens membres de l’OTAN dépensent déjà actuellement 380 milliards de dollars par an. Tant que nous restons au sein de l’OTAN, il faut ajouter à cela le budget états-unien de 850 milliards de dollars. Au total, cela représente plus de 1,200 milliards de dollars par an. Une alliance avec un budget aussi important, c’est du jamais vu dans l’histoire de l’humanité. Comparez ces chiffres à ceux de la Russie : jusqu’à récemment, 60 milliards de dollars étaient octroyés à la défense, et aujourd’hui, peut-être 120 milliards. Bien sûr, il faut tenir compte de la parité du pouvoir d’achat – avec ces 120 milliards, on peut acheter plus en Russie qu’en Europe ou aux États-Unis –, mais même dans ce cas, les proportions sont largement inégales.
Au Parlement allemand, ce ne sont pas seulement les dépenses de défense qui sont discutées, mais aussi la dissuasion nucléaire européenne. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour les traités de désarmement nucléaire.
Tom Sauer. En effet. Il est frappant de constater que tant les démocrates-chrétiens et les socialistes que les Verts y sont tous favorables aujourd’hui. Or, au départ, les Verts sont issus d’associations antinucléaires. Il est incroyable que des gens comme Joschka Fischer plaident aujourd’hui en faveur de l’armement nucléaire en Europe. En outre, en Allemagne, les Verts sont également les plus grands partisans de l’envoi d’armes à l’Ukraine. Ils sont devenus des faucons de guerre, il n’y a pas d’autre mot.
En ce qui concerne les dépenses militaires, une sorte de pensée unique émerge en Belgique, une sorte de militarisation des esprits. Presque tous les partis s’accordent pour dire que le budget de la Défense devrait être augmenté pour atteindre 2 % du PIB. L’Open VLD veut atteindre ces 2 % d’ici 2029. La ministre de la Défense, Ludivine Dedonder (PS), souhaite utiliser un impôt sur la fortune pour financer les dépenses de défense. La N-VA va encore plus loin avec Theo Francken qui souhaite transférer des budgets de la coopération au développement ou des soins de santé vers la défense.
Tom Sauer. Je ne pense pas qu’ils vont marquer des points directement avec ces 2 %. Mon collègue Gert Peersman a calculé combien cela coûterait à chaque ménage : 1000 euros par an. Cela en fera réfléchir plus d’un. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui sont attirés par la Défense.
N’oublions pas que la Commission européenne met également en place un lourd programme d’austérité, obligeant le prochain gouvernement à réaliser des économies de l’ordre de 40 milliards d’euros, alors qu’il doit déjà prévoir des dépenses supplémentaires en matière d’environnement, de climat et de défense.
Les dépenses de la Russie pour la défense sont dérisoires par rapport à celles de l’OTAN et même de l’Europe.
C’est pourquoi je ne pense pas que tout cela se fera aussi aisément. L’armée a déjà déclaré qu’elle ne pouvait pas dépenser les budgets supplémentaires immédiatement. Il est également faux de dire qu’il n’y a pas eu de dépenses supplémentaires au cours des dernières années. Le gouvernement précédent a déjà dépensé 10 milliards d’euros supplémentaires pour la défense, tout comme le gouvernement actuel, puis encore un milliard supplémentaire après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Le discours de la paix est fortement compromis. Beaucoup d’experts et de faiseurs d’opinion qui examinent la situation en donnent une sorte de vision en tunnel : une guerre entre deux systèmes, une guerre existentielle. Comment peut-on inverser la tendance ? Comment revenir à l’idée de sécurité collective, à la recherche d’accords internationaux, à la diplomatie et à la négociation ? Auparavant, c’est ce qui se passait avec une organisation internationale comme l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), pourquoi cela ne fonctionne-t-il plus aujourd’hui ?
Tom Sauer. Nos dirigeants et nos institutions, en particulier l’UE et l’OTAN, se sont identifiés à cette guerre. La première chose qu’il faut essayer de faire dans une guerre est de ne pas l’aggraver. Or c’est bel et bien ce qu’ils font. Bien entendu, je n’ai pas non plus de solution toute faite. Comme je l’ai dit, j’espère que l’opinion publique exercera une pression suffisante pour que les hommes politiques se mettent autour de la table et abordent les choses différemment. Entre-temps, j’espère également que les médias accorderont une plus grande place au discours de paix. On attend quand même d’eux qu’ils adoptent une position nuancée, qu’ils permettent au moins que les deux aspects soient discutés. Je n’ai rien contre la présence de militaires dans les studios de télévision de temps à autre, mais le discours de la paix devrait également y être abordé. Et ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Nous devons reconstruire l’Ukraine et annuler les sanctions contre la Russie à plus long terme. Ensuite, nous devrons repenser le rôle de la Russie dans cet ordre de sécurité européen. Car ce problème ne va pas disparaître. On ne peut pas effacer la Russie de la carte du monde. La Russie sera toujours notre voisine. Je pense qu’il est dans notre intérêt d’avoir de bonnes relations avec la Russie. L’Ukraine en bénéficiera également.
Très souvent, on rétorque à de tels arguments que la Russie est un régime autocratique et totalitaire et qu’on ne peut pas conclure d’accords avec elle. Ou alors, on vous taxe de sympathisant de Poutine. Comment réagissez-vous ?
Tom Sauer. Ce que je trouve encore plus problématique, c’est que même en coulisses, nos hommes politiques ne tentent pas d’aborder la question d’une manière différente. Pourtant, je ne suis certainement pas le seul à prôner la diplomatie et la négociation. Il y a de grands noms comme Henry Kissinger, Noam Chomsky ou Jeffrey Sachs aux États-Unis. En Belgique, certains membres de l’establishment de la politique étrangère y sont favorables, mais ils n’ont pas le droit de le dire. Toutefois, conclure des accords est bel et bien possible. Même en pleine Guerre froide, de nombreux accords ont été conclus entre l’URSS et les États-Unis.
Est-ce donc par soumission aux États-Unis que nous continuons à danser à leur rythme et à suivre leur stratégie militaire ?
Tom Sauer. Je ne pense même pas que ce soit le cas. Le problème, c’est l’Union européenne elle-même et surtout les Européens de l’Est, qui ont beaucoup à dire dans cette question.
Ils constatent également qu’il y a moins de démocraties que d’États autoritaires dans le monde, et que la situation ne serait pas bonne sur le plan économique si nous n’entretenions pas de contacts avec ces États autoritaires. D’où la politique des deux poids, deux mesures : nous vendons même des armes à l’Arabie saoudite.
Bien évidemment, je préfère la démocratie à l’autoritarisme. Je ne voudrais pas vivre en Russie. Mais ce n’est pas une raison pour cesser d’entretenir des relations avec ce pays ou pour rester là à agiter le doigt jusqu’à ce qu’il change de système politique. Bush a essayé de le faire au Moyen-Orient, même par des moyens militaires. Nous avons vu sur quoi cela a débouché. Bientôt, ce ne seront plus les États-Unis qui seront numéro un, mais la Chine. Accepterions-nous qu’ils viennent nous dire comment organiser notre système politique ? Je ne le pense pas, mais nous, à l’inverse, nous nous le permettons à cause d’un certain eurocentrisme et d’un sentiment de supériorité de plus en plus injustifié.