Avec la défaite de Trump, certains ont proclamé la mort du populisme de droite. Mais les facteurs structurels qui l’ont engendré sont toujours présents, et seul un mouvement de gauche requinqué peut y remédier.
Donald Trump a été vaincu et, malgré son déni, il devra bientôt quitter la Maison Blanche. Mais la défaite de Trump signifie-t-elle vraiment la fin du trumpisme et de ses homologues mondiaux ?
La montée d’une nouvelle droite nationaliste, représentée par des personnalités telles que Trump, Jair Bolsonaro au Brésil, Matteo Salvini en Italie et Marine Le Pen en France, a été la tendance politique la plus importante des années 2010. À l’aide d’un discours réactionnaire toxique alliant chauvinisme national, animosité envers les migrants et les minorités, et dénonciation des intellectuels et des experts comme traîtres au peuple, ces personnalités ont remporté des succès électoraux impressionnants, et beaucoup d’entre elles ont conquis les sommets du pouvoir étatique ou s’en sont approchées.
Maintenant que Trump est poussé vers la sortie, la grande question est de savoir si cette poussée de l’extrême droite n’est qu’un feu de paille ou une tendance persistante.
Un tigre de papier ?
Reactionary Democracy d’Aurelien Mondon et d’Aaron Winter donne l’impression qu’après la défaite de Trump, cette tendance devrait s’atténuer. Mondon et Winter affirment que « le soutien de l’extrême droite a été exagéré » et « ne justifie certainement pas la couverture et le traitement disproportionnés dont ces partis ont bénéficié, et la façon dont leurs idées ont été intégrées par des politiciens opportunistes ».
Ils s’opposent aux arguments popularisés par des écrivains tels que David Goodhart, Eric Kaufman, Matthew Goodwin et Roger Eatwell, selon lesquels le succès de l’extrême droite néo-nationaliste découle de problèmes structurels profondément enracinés et des préoccupations populaires concernant l’immigration et la mondialisation. Les auteurs insistent sur le fait que ces sentiments sont en grande partie le produit de la couverture médiatique.
Le discours d’extrême droite apporte une réponse réactionnaire efficace aux craintes de nombreux ouvriers qui ont vu leurs vies se dégrader sous l’effet de la mondialisation néolibérale.
L’establishment très libéral contre lequel l’extrême droite lutte ostensiblement a favorisé sa montée. Les centristes ont validé bon nombre des points de vue racistes introduits par l’extrême droite, tandis que les médias ont accordé une couverture démesurée aux bravades de l’extrême droite, ce qui a contribué à donner une fausse image de ces forces comme étant la seule alternative au système néolibéral.
Mondon et Winter soulignent le caractère mensonger de la prétention de la droite nationaliste à offrir une telle alternative, et la relation confortable qu’elle entretient en fait avec l’establishment. De nombreux dirigeants d’extrême droite ont reçu un soutien financier généreux de la part de la classe capitaliste, alors même que leur rhétorique désignait cette classe comme faisant partie des horribles « mondialistes ».
Dans le cas de Trump, l’alliance avec l’establishment a été encore plus flagrante : un capitaliste est entré directement sur le terrain tout en se faisant passer pour le héros des travailleurs. On pourrait même dire que la droite de Trump est le canot de sauvetage que la classe capitaliste avait préparé en cas de naufrage du yacht du néolibéralisme, lorsqu’elle aurait besoin d’une approche plus autoritaire pour assurer un « environnement propice aux affaires ».
Réjouissances prématurées
Mais voir l’extrême droite simplement comme un produit fabriqué par l’establishment néolibéral et les médias alignés implique une fausse impression de sécurité. Cela pourrait nous amener à penser qu’après la disparition de Trump et sa défaite symbolique, celle-ci sera tôt ou tard reléguée aux oubliettes de l’histoire.
Depuis les élections présidentielles aux Etats-Unis, de nombreux libéraux et gens de gauche se réjouissent de ce qu’ils considèrent comme la fin de la droite nationaliste mondiale, une impression renforcée dans le contexte britannique par le récent renvoi de Dominic Cummings (cerveau de la campagne pro-Brexit Leave) de son poste de conseiller principal de Boris Johnson. Mais ces réjouissances sont prématurées. Le trumpisme ne va pas disparaître, même après le départ de Trump.
On pourrait dire que la droite de Trump est le canot de sauvetage que la classe capitaliste avait préparé en cas de naufrage du yacht du néolibéralisme.
La ténacité de ce courant politique n’est pas seulement due au soutien évident dont il bénéficie auprès d’une grande partie de l’establishment. Le discours d’extrême droite apporte également une réponse réactionnaire efficace aux craintes économiques que nourrissent de nombreux ouvriers qui ont vu leurs conditions de vie se dégrader sous l’effet de la mondialisation néolibérale.
Le retour du centralisme néolibéral avec peut-être quelques pincées de promesses social-démocratiques (comme dans le programme de campagne de Joe Biden) ne fera pas disparaître la politique de Trump sur le long terme. Il faudra une transformation structurelle pour remédier aux déséquilibres et aux traumatismes sociaux qui ont nourri Trump et ses homologues.
Marges de victoire
De manière controversée, Mondon et Winter affirment que l’augmentation du soutien électoral aux partis d’extrême droite a été plus limitée que ce que les écrits précédents sur le sujet laissaient entendre. Ils insistent sur le fait que les forces d’extrême droite n’ont jamais bénéficié d’un soutien majoritaire et que leurs avancées électorales reposaient sur une abstention massive.
Il est vrai que les électeurs de la classe ouvrière étaient plus enclins à s’abstenir qu’à soutenir la droite nationaliste. Toutefois, on ne peut pas nécessairement supposer que les personnes qui s’abstiennent sont moins susceptibles de soutenir des candidats d’extrême droite si elles votaient que celles qui participent effectivement aux élections. La participation à l’élection présidentielle américaine de cette année a été la plus élevée depuis plus d’un siècle, mais la part de voix de Trump a en fait légèrement augmenté, et il a obtenu plus de dix millions supplémentaires par rapport à 2016.
D’autre part, les auteurs ont raison de noter comment l’extrême droite a profité de la faiblesse et de la fragmentation de ses adversaires. En revenant en arrière, on peut citer la participation de Jean-Marie le Pen au second tour de l’élection présidentielle française de 2002, qui a remporté 16,8 % des voix au premier tour, avant d’être écrasé par le président sortant Jacques Chirac.
Comme le montrent les minuscules marges de victoire pour le référendum du Brexit et la campagne de Trump en 2016, l’extrême droite a su exploiter très efficacement à la fois la faiblesse de ses opposants, mais aussi les minuscules marges d’opportunité que l’histoire lui a offertes jusqu’à présent. C’est une chose dont la gauche devrait tirer des leçons.
Devenir mainstream
Pour Mondon et Winter, l’ingrédient clé du succès de l’extrême droite a été le soutien que lui ont apporté les principaux partis politiques et les médias. Ils mettent en évidence la question de l’immigration : les enquêtes d’opinion montrent qu’elle se trouve généralement au bas de la liste des préoccupations personnelles des personnes interrogées, tout en se retrouvant au haut de la liste lorsqu’on leur demande d’identifier les principales menaces qui pèsent sur le pays dans son ensemble.
Les reportages à sensation sur l’immigration ont fortement conditionné l’opinion publique, en présentant les migrants comme un élément dangereux et criminel, voire comme une menace pour la civilisation. L’entrée des opinions d’extrême droite dans le courant dominant n’a été possible que parce que les médias ont élargi l’éventail des opinions considérées comme acceptables, ce qui a normalisé la xénophobie.
Ce passage dans le mainstream s’appuie également sur une panoplie de médias « alternatifs » en ligne comme Quillette, le magazine en ligne fondé par la journaliste australienne Claire Lehman, ou le site libertaire Spiked, dont l’équipe est composée d’anciens membres du Parti communiste révolutionnaire, une secte étrange qui s’est transformée en réseau de droite. Dans le livre, les auteurs soutiennent que de telles plateformes, souvent financées par de riches donateurs comme les frères Koch, ont contribué à normaliser le racisme.
L’entrée des opinions d’extrême droite dans le courant dominant n’a été possible que parce que les médias ont normalisé la xénophobie.
Ce canal d’influence a même infecté certaines parties de la gauche, en les convainquant que la seule façon d’empêcher la classe ouvrière de se tourner vers les partis de droite est d’adopter le conservatisme social. Les auteurs identifient également des travaux d’universitaires, tels que Whiteshift d’Eric Kaufmann ou National Populism de Roger Eatwell et Matthew Goodwin, qui ont finalement servi à donner au droit nationaliste un semblant de crédibilité.
Ils rejettent la description de la nouvelle extrême droite comme une force « populiste » et rappellent que ce genre d’étiquette finit par légitimer les perspectives de l’extrême droite comme étant la voix authentique du peuple : « L’utilisation abusive de la catégorie du populisme et le battage médiatique de la menace qu’il représente (comme seule alternative à l’establishment, comme totalement inacceptable) a permis aux échecs systémiques du libéralisme de passer inaperçus dans le discours public, empêchant l’émergence de véritables alternatives ».
Il est vrai que l’utilisation du terme « populiste » dans un contexte aussi varié (pour décrire la droite nationaliste de Trump, Salvini et Bolsonaro d’une part, et la gauche socialiste de Jeremy Corbyn, Bernie Sanders et Pablo Iglesias d’autre part) a donné lieu à de graves malentendus. Cependant, la popularité de cette catégorie reflète aussi une réalité : il y avait un certain parallèle entre les stratégies électorales de la droite nationaliste et de la gauche socialiste, qui cherchaient toutes deux à obtenir le soutien des classes populaires, qui apportaient de moins en moins de soutien aux partis du centre néolibéral. En fin de compte, si l’extrême droite a eu autant de succès, c’est précisément parce qu’elle a su rendre une plateforme profondément toxique, auparavant acceptable uniquement pour les couches rétrogrades de la petite bourgeoisie, attrayante pour les parties de la classe ouvrière qui étaient auparavant fidèles à la gauche sociale-démocrate.
Reformuler le racisme
La contribution la plus importante de Reactionary Democracy est la reconstruction des racines intellectuelles de l’extrême droite contemporaine dans différents pays occidentaux. Le cas de la Nouvelle Droite en France, dont le philosophe Alain de Benoist a été le fer de lance, est particulièrement intéressant. Elle résume la lutte de l’extrême droite pour pénétrer le « cordon sanitaire » des décennies de l’après-guerre, qui avait permis d’exclure de la sphère publique les personnes et les partis aux opinions explicitement fascistes.
De Benoist a été une inspiration intellectuelle clé pour la transformation du Front National via une stratégie de dédiabolisation qui lui a permis de se débarrasser de son image traditionnelle. Comme l’expliquent Mondon et Winter, de Benoist a reformulé le racisme. Au lieu de présenter des points de vue racistes en termes de suprématie biologique, il s’est dit préoccupé par la protection de la diversité culturelle et du passé historique unique à chaque pays.
Passant du « racisme traditionnel » au « racisme culturel », la Nouvelle Droite a tenté de rendre les opinions xénophobes acceptables dans des sociétés déjà multiculturelles de facto, où les déclarations ouvertes d’allégeance au fascisme et au racisme à l’ancienne ne trouveraient pas d’écho. Les leaders d’extrême droite actuels, du parti qui s’appelle désormais le Rassemblement National, à l’UKIP en Grande-Bretagne et à la Lega en Italie, nient catégoriquement être racistes. Ils affirment être engagés dans un combat pour défendre la communauté nationale contre les assauts de la mondialisation et de l’uniformité culturelle. Ils détournent le discours libéral de la tolérance, de l’ouverture et de la liberté d’expression, en l’utilisant à des fins réactionnaires.
Ce nouveau racisme culturel va de pair avec un fort sentiment de victimisation. Les dirigeants d’extrême droite se présentent souvent comme les seuls à avoir le courage de s’opposer au statu quo, qui pour eux est représenté par ce qu’on appelle la « culture du politiquement correct » et le « marxisme culturel ». Ils affirment que la censure domine la sphère publique et étouffe toute expression d’opinion qui n’y serait pas conforme. Par exemple, le leader du parti espagnol d’extrême droite Vox, Santiago Abascal, a affirmé qu’une « dictature progressiste » (dictatura progre) exerçait une influence sur son pays.
De Benoist, l’inspiration intellectuelle clé pour le Front National, a reformulé le racisme comme « la protection de la diversité culturelle » et du « passé historique unique à chaque pays ».
Mondon et Winter proposent une analyse idéologique qui permet d’expliquer comment l’extrême droite peut prétendre défendre les revendications des travailleurs tout en défendant les intérêts des riches. Les relations amicales des partis et des hommes politiques d’extrême droite avec de larges pans des médias leur ont permis de réaliser ce tour se passe-passe, même s’ils qualifient de « fake news » les médias qui leur sont hostiles.
Toutefois, en se concentrant sur ces éléments « superstructurels », on risque de perdre de vue les facteurs structurels profondément enracinés qui sont à l’origine de la montée de l’extrême droite. Ces forces ont réussi à remodeler l’ensemble de la carte politique, et nous ne pouvons pas attribuer cela uniquement à des réalignements au sein de la classe capitaliste. Nous devons également nous pencher sur l’attrait du discours d’extrême droite pour les travailleurs.
Mondon et Winter affirment que le soutien de la classe ouvrière à l’extrême droite a été grossi. S’ils reconnaissent que Trump « a séduit les électeurs plus pauvres en plus grand nombre que Mitt Romney ou John McCain », ils insistent sur le fait que sa victoire aux élections de 2016 ne doit pas être considérée comme une « percée de la classe ouvrière », puisque Hillary Clinton a obtenu une part de vote légèrement plus élevée dans les catégories associées à la classe ouvrière. Ils notent également que le vote des travailleurs pour l’extrême droite semble moins impressionnant si l’on tient compte du taux d’abstention élevé des travailleurs manuels.
Pourtant, l’existence des électeurs ouvriers en faveur de la droite nationaliste est toujours très importante, même si cette catégorie n’est pas aussi vaste que certains le prétendent, car nous parlons d’une partie de l’électorat qui ne soutenait pas traditionnellement les partis de droite. Toute augmentation marginale de la taille de cette catégorie constituera une réussite majeure pour la droite, car cela diminue la base de soutien des partis de gauche.
Via l’immigration, l’extrême droite peuvent reformuler tous les problèmes qui découlent du néolibéralisme et les absorber dans un récit réactionnaire.
En rassemblant des ouvriers, les nationalistes de droite ont constitué un formidable bloc social, qui regroupe des segments de la classe supérieure et de la petite bourgeoisie avec une partie de la classe ouvrière traditionnelle. Les perspectives racistes et xénophobes ont joué un rôle clé dans la consolidation de ce bloc, même si ce n’est que temporaire. Le discours anti-immigration exploite l’immigration comme le symptôme d’une défaillance systémique plus large de l’ordre mondial, en faisant des immigrés les boucs émissaires des maux sociaux créés par la mondialisation néolibérale pour détourner la responsabilité des riches.
La propagande de l’extrême droite blâme les migrants pour le dysfonctionnement des services publics et la baisse des salaires. Elle les dépeint comme la cinquième colonne d’un Nouvel ordre mondial qui conspire contre la démocratie et les moyens de subsistance des gens ordinaires. L’immigration ne peut donc plus être considérée comme une question « unique ». Elle est devenue une somme d’enjeux, un objectif à travers lequel les porte-parole d’extrême droite peuvent reformuler tous les problèmes qui découlent du néolibéralisme et les absorber dans un récit réactionnaire.
La prochaine étape
Le succès de ce récit révèle également un échec majeur de la part de la gauche, ce que Mondon et Winter négligent, et qui me semble d’une importance cruciale. La montée de la droite raciste souligne l’incapacité des forces de gauche à répondre aux préoccupations des travailleurs de l’industrie, ceux-là mêmes que les socialistes considéraient autrefois comme le sujet idéal de leur mouvement.
Si la gauche n’est pas capable de faire appel aux travailleurs du secteur manufacturier et à leurs communautés, d’autres formes d’identité collective finiront par combler ce vide.
Ces travailleurs, qui se trouvent maintenant de manière disproportionnée dans des zones résidentielles et non urbaines, se sont trouvés fortement exposés à la concurrence internationale, qui est devenue de plus en plus féroce ces dernières années, comme le montre la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Les travailleurs et les communautés dans lesquelles ils vivent sont particulièrement sensibles aux fluctuations de la demande mondiale et des chaînes d’approvisionnement, ainsi qu’à l’évolution des secteurs d’exportation.
Comme l’a fait valoir Thomas Piketty, ces travailleurs ne soutiennent plus la gauche parce qu’ils ont le sentiment d’avoir été laissés sans protection, et parce qu’ils identifient les partis de gauche aux classes moyennes urbaines et aux élites néolibérales. Si la gauche n’est pas capable de faire appel aux travailleurs du secteur manufacturier et à leurs communautés, d’autres formes d’identité collective finiront par combler ce vide. De même, si la gauche ne choisit pas de s’opposer aux grands capitaux, l’extrême droite se chargera de trouver d’autres ennemis.
Si la gauche ne choisit pas de s’opposer aux grands capitaux, l’extrême droite se chargera de trouver d’autres ennemis.
La vague d’extrême droite évoquée dans Reactionary Democracy est actuellement en crise : Trump est sur le point de partir et certains de ses alliés sont également en grande difficulté, en partie à cause de leurs réactions maladroites à la pandémie. Mais tôt ou tard, ces tendances réapparaîtront. Les politiques néolibérales de la prochaine administration Biden sont susceptibles de renforcer les mécontentements sociaux qui alimentent l’extrême droite.
Pour contrer cela, la gauche doit développer une plateforme et un langage qui puissent briser le bloc social de droite qui n’a rien de naturel. Une part importante de cette tâche consistera à revendiquer la cause populiste, à l’arracher à la droite et à orienter les sentiments populistes vers des fins progressistes.