L’anthropologie marxiste situe l’oppression des femmes dans l’émergence des sociétés de classe. Retour sur les fondements économiques des violences sexistes et sexuelles et leurs conséquences, du lieu de travail au campus.
- 1 Des siècles de violences sexuelles légales et passées sous silence
- 2 De l’institutionnalisation des relations d’inégalité et de dépendance naissent les violences.
- 3 Les travailleuses face aux violences sexuelles
- 4 État des lieux des violences: de l’usine au campus
- 5 Une justice de classe
- 6 Face aux violences, la révolte des femmes
«Le viol restera une menace tant que l’oppression subie par les femmes demeurera un support essentiel du capitalisme.»1– Angela Davis
Pourquoi les femmes se font-elles agresser sexuellement par les hommes? Est-ce la nature de ces derniers? Quel lien peut-on tisser avec le fonctionnement de l’économie contemporaine? Quelle analyse féministe de classe peut-on proposer?
Depuis les années 1970, le mouvement féministe s’est attaqué à la question des violences qu’expérimentent les femmes sur les plans théoriques, politiques et pratiques2. En effet, en particulier depuis la fin des années1970, Silvia Federici considère que «nous avons assisté à une escalade de la violence contre les femmes, une escalade sur le front domestique, sur le front public et sur le front institutionnel»3.
Friedrich Engels le disait déjà au 19e: l’oppression des femmes est un problème lié à l’histoire, pas à la biologie.
Dans le jargon féministe, il est d’usage de mobiliser l’acronyme VSS pour désigner les violences sexistes et sexuelles qui touchent les femmes. En anglais, on retrouve un équivalent dans l’acronyme GBV, signifiant Gender Based Violence, traduit par violence basée sur le genre. Étant donné la multitude de types de violences expérimentées par les femmes que ces termes regroupent, je choisirai ici de me concentrer essentiellement sur les violences sexuelles. Dans cet article, le viol est pris pour exemple, bien que celui-ci ne soit que la forme extrême d’un large continuum.
Des siècles de violences sexuelles légales et passées sous silence
Friedrich Engels le disait déjà au 19e, dans l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État: l’oppression des femmes est un problème lié à l’histoire, pas à la biologie4.
L’historienne Maëlle Bernard débute son ouvrage Histoire du consentement féminin: du silence des siècles à l’âge de la rupture en expliquant les violences sexuelles présentes dans les deux grandes cités antiques– Athènes et Rome – et lie ces violences au mariage. En effet, après leur mariage dès la puberté – avec des hommes d’une trentaine d’années –, les jeunes filles passent de l’autorité du père à celle de leur époux, qui aura dès lors autorité sur elles et leur corps.«Leur corps appartient désormais à leur conjoint.» «Elles leur doivent la fidélité et la fécondité», écrit Maëlle Bernard. Elle poursuit: «Le viol d’une esclave – s’il n’est pas perpétré par son maître – est une offense à son propriétaire puisque le bien a été dégradé, le viol d’une citoyenne est une offense à l’époux et celui d’une jeune fille dont le père est citoyen, une offense à ce dernier.» Le corps féminin n’appartient dès lors jamais aux femmes, toujours aux hommes, puisqu’il est garant de leur honneur. Aussi, les femmes sont hiérarchisées, selon qu’elles aient été «souillées» ou non. Ainsi, seul le viol d’une femme déjà mariée ou d’une jeune fille vierge pas encore mariée est passible de châtiments par le mari ou le père. Dans tous les autres cas, c’est parfaitement légal.
Au Moyen Âge, on ne peut concevoir qu’une femme ne consente pas au désir sexuel d’un homme. Dans la littérature courtoise, on observe une érotisation de la résistance féminine à l’acte sexuel. C’est à cette période, et face à cette culture, que l’on voit apparaître les premières stratégies pour prouver l’absence de consentement. Néanmoins, le viol reste une arme de guerre importante entre royaumes: «Le viol au Bas Moyen Âge fait partie des droits communs de la guerre; on punit l’ennemi en déshonorant les vierges ou en les exécutant»5. En effet, les vierges sont l’incarnation de l’innocence et de la pureté. Elles sont les futurs ventres de la Nation, par lesquels se transmet le statut social et l’honneur6. Le christianisme vient ici jouer un rôle important, en dressant une virginité à double standard pour les jeunes filles et les jeunes garçons, les filles devant prouver leur chasteté par un hymen intact. Quelle que soit alors la classe sociale des jeunes filles, leur degré de pureté découle désormais principalement de ce précieux hymen: «La pureté du corps vaginal fait que toute atteinte portée à son encontre – que ce corps soit celui d’une princesse ou d’une lavandière – est considérée comme un sacrilège du même ordre que violer un traité de paix, incendier une église ou commettre un homicide.» (…) Une virginité perdue – même en l’absence de consentement – souille à jamais l’individu féminin et l’empêche d’accéder à la sainteté: l’intégrité physique et la perfection morale sont dès lors étroitement liées.» Cependant, dans les faits, écrit Mathilde Larrère dans Rage Against the Machism, «on se préoccupe peu du viol des femmes des classes populaires, puisque l’honneur est une valeur nobiliaire»7. Le viol, c’est donc aussi une affaire de classe.
Dans les textes de l’époque, on retrouve de nombreux passages de solidarité masculine où des groupes d’hommes préfèrent passer un viol sous silence afin de ne pas entacher l’image d’un des membres. La logique est la même dans les familles bourgeoises, qui préfèrent garder secret le viol d’une de leurs femmes afin de ne pas subir la honte et le déshonneur. Cette logique va perdurer jusqu’à la fin du Moyen Âge. Dans la justice française, aux 14e et 15esiècles, le viol ne représente que 3% des crimes commis. La culture du silence, présente avec une telle intensité jusqu’à #Metoo, est de rigueur.
Le viol conjugal touche 1femme sur 4 dans notre pays.
Longtemps, le viol n’a pas été relié à la notion de consentement, mais davantage au déshonneur et au «rapt» (au vol)8. Ce n’est qu’au 18esiècle que le concept de consentement émergera et que les violences sexuelles seront considérées comme un crime contre les femmes, et pas comme un préjudice pour la famille.
En Europe, le 18esiècle et sa Révolution industrielle marquent en effet une rupture avec les siècles antérieurs. Hommes, femmes et enfants investissent les usines. Le célibat prénuptial dure plus longtemps qu’auparavant9; mais la présence de l’hymen avant la nuit de noces reste un prérequis, ce qui renforce le contrôle autour du corps des jeunes femmes par les hommes de la famille. En effet, «déflorer l’épouse vierge» est un droit et un devoir de l’époux. La nuit de noces est conçue comme un rite de prise de possession: le mari s’empare de sa promise et inaugure une vie conjugale tendue vers la procréation.
C’est lors du premier acte sexuel qu’une jeune fille devient femme. Cette nuit de noces, si symboliquement chargée, est pourtant vécue comme un traumatisme pour beaucoup de femmes, la société refusant toute éducation sur leur corps et leur sexualité10. Il faudra attendre le 20esiècle pour voir apparaître les premiers manuels – en France, avec Léon Blum –, bien que purement axés sur la fonction biologique et de reproduction11.
Là où le 18e propose une évolution, c’est dans la considération judiciaire et sociétale du crime de viol et pour l’émergence de la notion de consentement. Cependant, la définition du viol du 18esiècle n’est pas celle qu’on connaît aujourd’hui. En effet, à cette époque: «le viol est un crime encore très précis: il ne se commet qu’à l’encontre d’une femme qui doit avoir résisté tout au long de l’acte sexuel, prouvant dès lors l’absence de son consentement. Au sein du mariage, point de viol: l’épouse et l’époux se promettent lors de la cérémonie un consentement perpétuel et immuable, jusqu’à la mort, c’est le devoir conjugal». Lorsqu’une femme vient à aimer la sexualité, cela est vu comme une faiblesse, contre laquelle elle doit lutter pour faire triompher sa vertu12.
Dans le Code pénal français de 1832 (celui de Napoléon), il est inscrit qu’«un mari qui se servirait de la force à l’égard de sa femme ne commettrait point le crime de viol et la même décision devrait être prise même en cas de séparation des corps*». En Belgique, le Code Napoléon, qui constitue la base de notre Code civil, va être appliqué de 1804 à 1954. Il instaurait l’incapacité juridique totale de la femme mariée. Dès 1810, le devoir conjugal devient une obligation et, dès 1816, il sera interdit pour les femmes de divorcer13. Il fallut attendre 1927, soit cent ans plus tard, pour que le droit au divorce mette un terme à cette «perpétuité du consentement». Ce n’est qu’en 1994 que le viol conjugal, même sans utilisation de la force, sera interdit. Pendant près de 200ans, le viol conjugal resta légal.
Durant le siècle des Lumières, cette résistance au viol – qui peut maintenant être prouvée – doit être prouvée par des cris. Sans cris, il y avait consentement. Aujourd’hui, l’on sait pourtant l’état de sidération qui peut immobiliser les victimes lors d’un viol. De même, la médecine développe des théories et prouve en 1857 qu’une femme «doit pouvoir empêcher un viol par des mouvements énergiques du bassin»14, et que si elle n’y est pas parvenue, c’est donc qu’elle avait envie.
Nous ne sommes donc pas face à une révolution pour les droits des femmes. Maelle Bernard considère d’ailleurs que: «Les preuves attendues dans un procès pour viol n’ont donc, en substance, pas vraiment évolué de l’époque médiévale jusqu’à la fin du XXesiècle»15.
Au 19esiècle, la relation sexuelle prend la forme d’un combat, où la femme résiste pour son plaisir et dont l’homme doit triompher. Si les femmes disent non, l’imaginaire collectif abonde vers le fait qu’en réalité, elles veulent dire oui. L’érotisation de la résistance féminine, perçue comme une comédie de la résistance, pousse cette résistance à être remise en cause en permanence, à ne jamais être crue. Aussi, la médecine de l’époque, grâce aux recherches d’Ambroise Paré (dont les travaux datent du 16e siècle), voue un rôle tout particulier à l’utérus, que l’on découvre alors. Il est décrit comme étant une «matrice» qui domine les femmes, ces animaux qui, pour survivre, nécessitent des relations sexuelles et n’ont pas la capacité de contrôle16. Dans ce cadre, comment une femme pourrait-elle refuser les avances d’un homme?
La psychanalyse de Charcot et son élève Freud joueront un rôle important en faveur de l’essentialisation des violences sexuelles. Ce dernier théorisera «l’infériorité sexuelle originelle». Dans La vie sexuelle, Freud écrit: «Quand la petite fille fait l’expérience de sa propre déficience, à la vue de l’organe génital masculin, ce n’est pas sans hésitations et sans révolte.» Nous avons vu qu’elle conserve solidement l’espoir de recevoir, un jour, un tel organe et le désir de cela survit longtemps à l’espérance.»17 Il tente de prouver scientifiquement l’infériorité des femmes en raison de leur sexe qui les rend hystériques, névrosées et simulatrices par nature. Ce cadre de pensée ouvre un boulevard aux violences sexuelles.
En effet, des chiffres récents démontrent que «23% pensent que les femmes aiment être forcées et que la violence est sexuellement existante pour elles »18. Parmi les jeunes de 15 à 25ans, un tiers pense qu’il est normal d’insister pour avoir des rapports sexuels et que sans un «non» explicite de la part de son/sa partenaire, ça n’est pas un viol. La responsabilité de la victime est également engagée pour 16% des répondants lorsque celle-ci était habillée de manière provocante ou sexy19. Ces conceptions ne sont pas sans racines. L’histoire a bel et bien façonné le cadre de pensée propice aux violences sexuelles.
Au-delà des violences sexuelles et du viol à proprement parler, au sein du mariage, il existe des inégalités manifestes en ce qui concerne la liberté des concubins, principalement lorsqu’on parle d’adultère. Si l’adultère de l’épouse est condamnable dans tous les cas, et pouvant aller jusqu’à la mise à mort, l’homme commettant le crime d’adultère n’est condamnable que s’il a réalisé l’acte sexuel sous le toit conjugal20. Comment expliquer ces deux poids, deux mesures? Si l’on a déjà développé les notions d’honneur et de vertu, il reste un élément à citer: contrôler la fidélité des femmes, et donc leur sexualité, permet d’assurer la filiation et la paternité. Bien que cela ne concerne que peu les classes populaires, la transmission d’héritage est un enjeu important.
Si les violences sexuelles ne sont pas nées avec le capitalisme, il serait cependant erroné d’affirmer qu’il n’existe aucun lien entre celles-ci et la position de «super-exploitées» dans laquelle sont placées les femmes dans ce système économique. Le capitalisme, son modèle familial et les inégalités mondiales jouent un rôle proactif dans les violences sexuelles.
Loin de tout déterminisme biologique, donc, les violences sexuelles et la manière dont sont construites nos sexualités et les violences sont le produit de l’histoire. Ce que l’on pense être biologique, tel que le désir sans limites et incontrôlable des hommes, ne relève pas d’une nature masculine profonde, mais d’un apprentissage aux conséquences néfastes. Si les hommes sont baignés dans une culture où tout les porte à croire qu’avoir des relations sexuelles fréquemment fait partie de ce qui les rend hommes, et que l’on enseigne aux femmes à devenir des êtres vulnérables et contrôlables – y compris au lit –, alors si la culture changeait, ce que l’on pense être lié à la nature profonde des êtres humains évoluerait également.
De l’institutionnalisation des relations d’inégalité et de dépendance naissent les violences.
Aux origines de l’oppression des femmes, un consensus anthropologique d’inspiration marxiste pointe l’apparition des sociétés de classe, lorsque l’humanité a commencé à produire un surplus de production. Malgré l’existence d’une division sexuelle du travail, les femmes – contrairement à aujourd’hui – n’occupaient pas une fonction perçue comme inférieure, parce que productive. La division sexuelle du travail dans les sociétés primitives était complémentaire et non hiérarchique21.
Au Moyen Âge, on ne peut concevoir qu’une femme ne consente pas au désir sexuel d’un homme.
Le patriarcat est un système de domination discriminatoire envers les femmes. Selon Walby, il s’agit d’un «système, des structures sociales et des pratiques dans lesquels les hommes dominent, oppriment et exploitent les femmes»22. Il est souvent entendu comme a-historique, mais a en réalité subi des évolutions dans le temps. S’il n’est certes pas né avec le capitalisme, des autrices telles que Silvia Federici considèrent qu’il a subi des modifications tellement importantes depuis la mise en place de cette nouvelle forme économique, que l’on pourrait parler de «refonte» du patriarcat. En effet, s’intéresser au patriarcat en le détachant de sa «refonte par le capitalisme», selon la théorie de Federici23, en occultant les milliards d’euros qu’il fait économiser au capitalisme, reviendrait à produire une analyse en dehors des conditions d’existence des femmes, notamment leur réalité sur le marché du travail et au sein des foyers.
Selon Federici: «Le dénominateur commun de la violence contre les femmes est la loi du profit capitaliste, qui oblige à investir de moins en moins dans le processus de reproduction sociale.» En même temps, on attend de plus en plus que les femmes assument une toujours plus grande quantité de travail. En effet, s’il fallait financer des services publics suffisamment pour prendre en main le travail domestique, les profits du capital et les économies des États seraient grandement réduits.
Les travailleuses face aux violences sexuelles
Sur le marché du travail belge, selon les données de 2022, 40,7% des femmes salariées travaillent à temps partiel. Seuls 10,7% des hommes travaillent à temps partiel. Les raisons qui poussent femmes et hommes à travailler à temps partiel sont différentes24, celles concernant les femmes étant systématiquement liées au double rôle incompatible de salariée à temps plein et de domestique. À cela s’ajoute que femmes et hommes ne se retrouvent pas non plus dans les mêmes secteurs d’activité, les femmes étant majoritaires dans les secteurs aux plus bas salaires (services, santé, etc.). L’arrivée d’un enfant est également déterminante dans les inégalités salariales au sein du couple, provoquant une réduction à long terme de 43% des revenus de la femme jusqu’à 8ans post-naissance25.
Quelles conséquences apportent ces inégalités? Selon les statistiques gouvernementales belges: «En moyenne, au sein des couples hétérosexuels wallons et sur base des revenus de 2021, le revenu de la femme s’élevait à 37,9% du revenu du couple, contre 62,1% pour le revenu de l’homme.» Ce pourcentage correspond à une situation dans laquelle le revenu de l’homme équivaut à 1,64fois le revenu de la femme. Cette relation d’inégalité ouvre la porte aux violences. En effet, comment fuir une relation violente si, économiquement, par la suite, on est certaine de ne pas s’en sortir, en particulier avec de jeunes enfants?
Le droit au divorce est un acquis important contre les violences sexuelles et l’émancipation des femmes. Néanmoins, on constate que «les mères séparées de classes populaires qui sont seules en charge de leurs enfants sont les principales victimes économiques des ruptures conjugales»26. En effet, une séparation – réduisant les revenus de deux à un seul salaire – induit une fragilisation économique qui concerne surtout les femmes, les faisant ainsi basculer dans la précarité. Une étude basée sur les divorces dans l’Union européenne a démontré que divorcer amenait «une perte moyenne de niveau de vie de 19% pour les femmes et de seulement 2,5% pour les hommes »27. Également, les études démontrent que cet appauvrissement ne résulte pas seulement et directement du divorce, mais d’une précarisation des femmes au sein du couple hétérosexuel, dans la division du travail professionnel et domestique28. Selon Bessière et Gollac, autrices de Le genre du capital: «Le moment de la séparation est donc surtout révélateur des inégalités économiques de genre tapies dans la relation conjugale hétérosexuelle. La rupture conjugale en elle-même amplifie ces inégalités préexistantes».
En résumé, la situation institutionnalisée de dépendance et de subordination des femmes, intrinsèque au fonctionnement du capitalisme et à sa survie, accentue de manière notoire les violences sexuelles. Selon Federici: «(…) toute l’organisation de la reproduction sociale, de la famille et des relations sexuelles encourage la violence contre les femmes parce qu’elle place les femmes dans une position de dépendance par rapport aux hommes. Le simple fait de la dévalorisation du travail reproductif, qui impose aux femmes une dépendance économique constante à l’égard des hommes, a rendu celles-ci extrêmement vulnérables».
État des lieux des violences: de l’usine au campus
Le viol est un crime sexué. Dans 98% des cas, les violences sexuelles sont commises par des hommes29. Dans deux cas sur trois, la victime connaissait son agresseur.
Selon une étude de 2021 basée sur un échantillon général de la population belge, 64% des répondants, âgés entre 16 et 69ans, ont subi une agression sexuelle dans leur vie. Pour 44% d’entre elles et eux, la dernière agression s’est passée dans les 12derniers mois. Cette même étude nous apprend que, entre leurs 16 et 24ans, 19,6% des femmes et 5,9% des hommes déclarent avoir été victimes de viol30.
Longtemps, le viol n’a pas été relié à la notion de consentement, mais davantage au déshonneur et au «rapt».
Le couple est le premier lieu où les violences sexuelles sévissent. Selon les chiffres de 2014 d’Amnesty et de SOS Viol, 24,9% des femmes belges se sont fait et/ou se font imposer des relations sexuelles par leur partenaire ou conjoint. Le viol conjugal touche donc 1femme sur 4 dans notre pays. L’étude nous apprend aussi que 1femme sur 5 en Belgique est victime de viol31.
Le lieu de travail, espace matérialisant la relation de subordination entre les classes possédantes et non-possédantes, est également propice aux violences. Selon une étude récente de la CSC et de la CNE, 100% des répondantes ont subi des comportements inappropriés sur leur lieu de travail. Parmi elles, 9% ont été agressées physiquement sur leur lieu de travail en 2016. Si l’on se concentre sur le secteur des titres-services exclusivement, 1travailleuse sur 3 a été victime de violences sexuelles sur son lieu de travail32. Cet exemple évocateur permet de dresser une corrélation entre précarisation des femmes et violences sexuelles.
Les campus étudiants sont également des lieux où sévissent massivement les violences sexistes et sexuelles. La toute dernière étude en date, réalisée par des chercheur.se.s de l’UCLouvain, démontre que «2,1% des hommes, 7,6% des femmes et 14% des personnes se décrivant autrement que comme femme ou homme, rapportent avoir été victimes de viol sur un site de l’université». L’étude, ciblant cette fois un échantillon plus spécifique parmi les étudiant. e. s, nous apprend également que: «Les victimes de viol sont proportionnellement plus nombreuses parmi les étudiant·e·s qui sont membres d’un cercle, d’une régionale ou d’un kot à projet. 20,1% des femmes membres d’un cercle, d’une régionale ou d’un kot à projet rapportent avoir été victimes d’un viol».
En ce qui concerne les féminicides, à la date du 16novembre 2023, au moins 24femmes sont mortes en Belgique parce qu’elles étaient femmes33. C’est plus que l’année précédente à la même date. En 2021 ont été commis 25féminicides et, en 2020, 28féminicides. Lorsque l’on analyse par catégorie d’âges les féminicides de 2023, 9féminicides sur 24 ont été commis sur les femmes pensionnées ou proches de la pension. En effet, les carrières segmentées des femmes les amènent à bénéficier de pensions moindres. En Belgique, les femmes vivent avec une pension moyenne de 1077€ brut/mois34, soit 500€ de moins que le salaire minimum. Selon un rapport de la FGTB: «En Belgique, la pension moyenne des femmes est aujourd’hui inférieure de 26% à la pension moyenne des hommes». Près de la moitié des femmes ont une pension inférieure à 1000euros par mois »35. À nouveau, le lien entre dépendance économique et violences est ici flagrant.
Légalement, la Belgique s’est engagée à lutter proactivement contre les violences faites aux femmes en ratifiant la Convention d’Istanbul en mars 201636. Les chiffres démontrent pourtant qu’il faudra redoubler de moyens pour réduire drastiquement les violences sexuelles et éduquer sur le sujet. La lutte contre les violences sexuelles est aussi une question économique.
Une justice de classe
En sachant que 7victimes sur 8 connaissaient leur agresseur37, que les victimes sont issues de tous les milieux sociaux, l’hypothèse de plusieurs chercheur.se.s est que les agresseurs sont aussi originaires de tous les milieux sociaux38. Pourtant, dans le traitement des cas d’agressions sexuelles en justice, il existe des différences de traitements notoires. Le traitement des plaintes est un facteur à la fois décisif sur la décision des victimes de se rendre au commissariat de police, sur les sanctions qui seront imposées aux agresseurs et donc au climat d’impunité qui règne autour de cette question.
Le sociologue français Laurent Mucchielli écrit: «Les enquêtes de victimation indiquent que les violences sexuelles dont l’auteur est connu de la victime sévissent dans tous les milieux sociaux et dans des proportions à peu près équivalentes. En revanche, dans les affaires de viols jugées aux assises, l’on observe une forte surreprésentation des auteurs appartenant aux milieux populaires, voire à ses franges les plus précarisées. Sur les 488auteurs impliqués, près de 90% avaient un père issu des classes populaires». Il détaille ensuite le statut des hommes adultes jugés, dont 45% d’ouvriers ou petits employés, 41% de chômeurs et seulement 7% de cadres. Pourtant, les cadres couvrent 40% de la population active. Cela signifie donc que «plus de 90% des violeurs jugés aux assises appartiennent aux milieux populaires»39.
Mucchielli se demande alors où sont passés les auteurs non condamnés et n’appartenant pas aux milieux populaires. Il formule deux hypothèses. En premier lieu, les auteurs de viol provenant de milieux aisés ont à leur disposition un capital social (relations, moyens de pression), économique (payer de bons avocats) et culturel (connaissances pour se défendre) qui leur permettent d’empêcher la divulgation des faits, de négocier avec la police et ainsi conserver leur position et leur image. C’est un phénomène de sous-judiciarisation. De la même manière donc que les hommes se protègent entre eux, les riches se protègent entre eux aussi. En second lieu, les populations défavorisées reçoivent une attention particulière et permanente «par les services médico-sociaux, les services éducatifs, la police et la justice, ce qui conduit à une plus forte détection des faits illicites commis en leur sein»40. Ces hypothèses sont soutenues par l’ethnologue Véronique Le Goaziou41.
La psychanalyse de Charcot et son élève Freud joueront un rôle important en faveur de l’essentialisation des violences sexuelles.
En ce qui concerne le traitement des plaintes des victimes, l’origine sociale de la victime témoignant de son agression exerce une influence. De manière générale, le soupçon du mensonge règne: «Les victimes de crimes sexuels sont d’emblée suspectes d’avoir provoqué leur malheur par un comportement déréglé»42. Dans la recherche de la victime parfaite, nous pouvons supposer que les discriminations de classe entrent en jeu. Cependant, peu de données existent à ce jour sur le sujet.
Si la discrimination en justice se fait en termes de classe, elle se fait aussi en termes de race. Proposer une lecture marxiste de l’origine des violences sexuelles implique qu’elle soit antiraciste. Or, selon les théories racistes, l’origine des violences sexuelles se trouve facilement chez les hommes racisés, tout comme l’explique Angela Davis à travers ce qu’elle nomme le «mythe du violeur noir»43. Aujourd’hui, en Belgique, la racialisation des violences sexuelles reste une réalité, politiquement, judiciairement et médiatiquement. Le fémonationalisme, concept développé par Sara Farris, exprime l’usage du féminisme à des fins racistes par les forces politiques néolibérales et d’extrême droite44. Ainsi, de plus en plus de femmes de droite et d’extrême droite se réclament du féminisme, tout en mobilisant un discours xénophobe45.
En ce qui concerne la prise en charge des plaintes pour violences sexuelles par la justice belge, notons enfin que le premier problème reste le manque de fonds accordés par nos gouvernements à la lutte contre les violences qui touchent les femmes. Seuls 4% des plaintes pour viol aboutiraient à une condamnation46. Dans les faits, la Belgique ne condamne pas le viol.
Face aux violences, la révolte des femmes
Retenonsque détacher les violences sexistes et sexuelles du rôle sociétal des femmes sous le capitalisme revient à occulter les fondements économiques de ces violences et, en conséquence, à produire une analyse en surface en ne s’intéressant qu’à l’idéologie permettant ces violences.
Si les violences sexistes et sexuelles perdurent depuis des siècles, les femmes n’ont jamais cessé de se révolter. Le 8mars, journée internationale consacrée à la lutte des droits des femmes depuis Clara Zetkin47, nous rappelle chaque année l’importance d’être indociles et solidaires et la nécessité de construire une autre société, le socialisme, pour en finir avec l’exploitation des femmes.
La lutte féministe internationale, dont la pratique des grèves des femmes a permis un regain de mobilisations depuis 2017, prend également forme en Belgique. Le 8mars 2024, 15000personnes ont pris les rues de Bruxelles pour les droits des femmes et répondent à la violence machiste et capitaliste. Face aux soupçons de mensonges, les féministes répondent: «Victime,on te croit». Face à l’isolement social auquel font face les victimes, les féministes répondent: «Tu n’es pas seule». Face à la dépossession de leur corps rendue légale ou légitime, les féministes répondent: «Mon corps, mon choix». Face aux violences dans le monde de la nuit ou au travail, les féministes répondent «ta main sur mon cul, mon poing dans ta gueule» pour ne plus taire l’omniprésence des violences dans notre société, encore moins leur invisibilisation, casser l’idée selon laquelle il s’agirait de problèmes individuels et combattre le sexisme et la société qui le produit.
Rappelons enfin que rien n’est immuable. Si le combat semble encore long, cela ne signifie pas qu’il est vain. Le mouvement féministe, s’il ne veut pas se faire récupérer par les ruses du système48, a tout intérêt à lier la lutte féministe au combat pour une société égalitaire.
Footnotes
- Davis, A. (2018 [1981]).Femmes, race et classe, Paris,Des femmes-Antoinette Fouque (p.139).
- Le Goaziou, V. (2013). Les viols en justice: une (in) justice de classe?.Nouvelles Questions Féministes, 32, 16-28.https://doi.org/10.3917/nqf.321.0016
- Federici, S. (2022). La guerre du capitalisme contre les femmes et la reproduction. Dans: Jean-François Deluchey éd.,La valeur néolibérale de l’humain: Capitalisme et biopolitique à l’ère pandémique(pp.241-253). Paris: Éditions Kimé.https://doi.org/10.3917/kime.deluc.2022.01.0241
- Engels, F. (1884). L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.
- Bernard, M. (2021). Histoire du consentement féminin – Du silence des siècles à l’âge de la rupture, Paris, Éditions Arkhê (p.15).
- Bernard, M. (2021). Histoire du consentement féminin – Du silence des siècles à l’âge de la rupture, Paris, Éditions Arkhê.
- Elsa Dorlin, «La naissance de la “mère”», in La matrice de la race, Poche / Sciences humaines et sociales (Pari,: La Découverte, 2009), 10936, www.cairn.info/la-matrice-de-la-race–9782707159052-p-109.htm.
- Bernard, M. (2021). Histoire du consentement féminin – Du silence des siècles à l’âge de la rupture, Paris, Éditions Arkhê.
- Larrère,M. Rage against the machism, Bordeaux, Éditions du Détour, 2020, 224p., illustrations de Fred Sochard, ISBN: 979-10-97079-63-5. (p.210).
- George Vigarello4.G. Vigarello, «L’Ancien Régime, la violence et le blasphème»,Histoire du viol du XVIe au XXesiècles, Paris, Le Seuil, 2000.
- Suzy Pasleau, «La femme, un acteur à part entière de l’industrialisation. Seraing, 1846-1880», Revue du Nord 347, no 4 (2002): 61532, https://doi.org/10.3917/rdn.347.0615.
- Bernard, M. (2021). Histoire du consentement féminin – Du silence des siècles à l’âge de la rupture, Paris, Éditions Arkhê, (p.50).
- Bernard, M. (2021). Histoire du consentement féminin – Du silence des siècles à l’âge de la rupture, Paris, Éditions Arkhê, (p.139).
- Bernard, M. (2021). Histoire du consentement féminin – Du silence des siècles à l’âge de la rupture, Paris, Éditions Arkhê, (p.145)
- Bernard, M. (2021). Histoire du consentement féminin – Du silence des siècles à l’âge de la rupture, Paris, Éditions Arkhê.
- Bernard, M. (2021). Histoire du consentement féminin – Du silence des siècles à l’âge de la rupture, Paris, Éditions Arkhê.
- Nous pourrions définir la «séparation des corps» comme l’ancêtre du divorce.
- Larrère,M. Rage against the machism. Bordeaux, Éditions du Détour, 2020, 224p., illustrations de Fred Sochard, ISBN: 979-10-97079-63-5 (p.220).
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