L’économie mondiale continue de glisser vers une concentration croissante des richesses et du pouvoir. Le capitalisme a échoué à offrir des opportunités équitables et les pays occidentaux maintiennent un système néocolonial pour exploiter les pays du Sud.
Aujourd’hui, les 1 % les plus fortunés détiennent davantage de richesses que 95 % de la population mondiale1, tandis que 46% de la population mondiale (plus de 3 milliards d’individus) vit en dessous du seuil de pauvreté2. En 1987, les 0,0001 % des foyers les plus riches détenaient ensemble une fortune équivalente à 3 % du PIB mondial. Aujourd’hui, la valeur du patrimoine de ces quelque 3.000 ménages représente 13 % du PIB mondial3. Près des deux tiers de tous les milliardaires de la planète se trouvent dans les pays du Nord où l’on retrouve également les sièges sociaux des multinationales.
L’ère des inégalités est aussi l’ère des monopoles
Un nombre de plus en plus restreint d’entreprises contrôle des parts de marchés de plus en plus grandes dans des secteurs clés de l’économie. En 20 ans, soixante entreprises pharmaceutiques ont fusionné en dix grandes multinationales4. Deux multinationales contrôlent 40% du marché mondial des se
mences agricoles5. Trois multinationales technologiques captent à elles seules 75% des revenus publicitaires en ligne6. À l’échelle mondiale, entre 1975 et 2019, la part des profits des multinationales dans les bénéfices totaux des entreprises a quadruplé, passant de 4 % à 18 %7. Cette concentration du pouvoir économique mine le mythe de la « concurrence saine et non faussée » et permet aux multinationales d’engranger des profits massifs aux dépens des consommateurs ainsi qu’aux dépens des pays du Sud dont elles pillent les richesses et vis-à-vis desquels elles ne paient même pas leur juste part d’impôt. Bien que les pays du Sud abritent 79 % de la population mondiale, ils ne détiennent pourtant que 31 % de la richesse globale8.
Dans une économie post-coloniale mondialisée, lorsque les milliardaires et les multinationales qu’ils contrôlent possèdent autant de richesse et de pouvoir, ils acquièrent une influence disproportionnée sur les politiques publiques. Une influence qui n’est pas exercée dans l’intérêt général, mais dans leur propre intérêt. L’illustration la plus cynique nous vient encore une fois d’Elon Musk qui, en campagne pour la réélection de Donald Trump, s’est engagé à verser 1 million de dollars par jour à un électeur tiré au sort qui s’inscrit dans les États clés jusqu’à l’élection présidentielle américaine.
Une oligarchie qui alimente les inégalités entre le Nord et le Sud
Le problème n’est pas uniquement économique, il est donc aussi politique. Ce phénomène entraîne une montée en puissance d’une oligarchie mondiale dans laquelle une élite de milliardaires concentrée dans le Nord dicte les règles du jeu, souvent au détriment des pays du Sud.
Le schéma est clair : les ressources et la main d’œuvre sont extraites et exploitées dans les pays les plus pauvres ou les moins industrialisés, souvent avec la complicité de leurs propres élites, pour faire croître les richesses des pays qui abritent les sièges des multinationales. C’est un schéma néocolonial qui piège un certain nombre de pays dans la pauvreté. Un schéma qui perpétue depuis des décennies les inégalités globales, comme l’ont montré les lauréats du prix Nobel d’Économie9. C’est pourquoi ces multinationales et leurs milliardaires ont souvent intérêt à maintenir le statu quo en entravant les efforts internationaux visant à forger des solutions multilatérales équitables aux défis mondiaux de la pauvreté et des inégalités.
Le Sud se mobilise pour un multilatéralisme plus juste
Mais la donne est progressivement en train de changer. Les pays du Sud ont pour la première de l’Histoire l’occasion de renverser la tendance.
Depuis soixante ans, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), souvent qualifiée de « club des pays riches », dicte les règles fiscales internationales. Son dernier accord, signé en 2021 par 137 pays, promettait une réforme ambitieuse de la taxation des multinationales en imposant notamment un impôt minimum de 15 % pour les bénéfices des multinationales. Cependant, dans ces négociations, les voix des pays du Sud n’ont pas été entendues de façon équitable. Les faiblesses de l’accord, notamment un taux d’imposition minimum jugé trop bas, compromettent la capacité de ces pays à mobiliser les ressources fiscales nécessaires à leur développement ainsi qu’à lutter efficacement contre la pauvreté, les inégalités et le changement climatique.
C’est dans ce contexte que les pays du Sud, à l’initiative des pays africains appuyés par le G77 et la Chine, ont lancé des appels pour l’établissement d’une convention fiscale des Nations Unies 10 visant à faire contre-poids à l’OCDE. La résolution, déposée par les États Africains à l’Assemblée générale des Nations Unies, porte sur la « Promotion d’une coopération fiscale internationale inclusive et efficace » et a été approuvée par consensus fin 2022. Même si l’Union européenne, le Royaume-Uni et les États-Unis ont fait des déclarations de principe pour protester contre cette résolution qui menace l’influence de l’OCDE, ils ont quand même voté en faveur de la proposition.
Aujourd’hui, les négociations sont en cours pour définir les contours et le contenu dont aura à traiter cette nouvelle convention-cadre des Nations Unies. Le texte des négociations reprend par exemple des thèmes tels que l’équité entre les pays, la taxation des multinationales ou l’imposition des grandes fortunes. La Belgique et l’Union Européenne ont un rôle essentiel à jouer en agissant de manière constructive, en n’entravant pas le processus de négociation, en dotant cet organe des moyens suffisants pour assurer son fonctionnement et en respectant les demandes énoncées par le Sud. Ce sera un préalable nécessaire pour établir un système fiscal international plus juste qui n’est pas menacé par la fraude et l’évasion fiscale des ultra-riches et des multinationales.
Footnotes
- Based off of data collected by UBS. See UBS. (2023). Global Wealth Report 2023. Accessed 9 September 2024. https://www.ubs.com/global/en/family-office-uhnw/reports/global-wealth-report-2023/exploring.html
- See Oxfam (2024). Inequality Inc. Methodology Note. pp.11-12, table 1.6. Accessed 23 August 2024. https://www.oxfam.org/en/research/inequality-inc.
- G. Zucman. (2024). A Blueprint for a Coordinated Minimum Effective Taxation Standard for Ultra-high-net-worth Individuals. pp.19-20, fig. 4. Report Commissioned by the Brazilian G20 Presidency. Accessed 21 August 2024. https://gabriel-zucman.eu/files/report-g20.pdf
- T. Pang et al. (2020). Study on the Impact of Mergers and Acquisitions on Innovation in the Pharmaceutical Sector. European Commission Publications Office. Accessed 5 September 2024. https://data.europa.eu/doi/10.2777/323819.
- ETC Group. (2022). Food Barons 2022. Accessed 5 September 2024. https://www.etcgroup.org/files/files/foodbarons-2022-full_sectors-final_16_sept.pdf; S. Wixforth and K. Haddouti. (19 December 2022). How Big Companies are Profiting from Inflation. International Politics and Society Blog. Accessed 5 September 2024. https://www.ipsjournal.eu/topics/economy-and-ecology/how-big-companies-are-profiting-from-inflation-6388/.
- S. Joseph. (4 February 2022). The Rundown: Google, Meta and Amazon are on Track to Absorb more than 50% of All Ad Money in 2022. Digiday. Accessed 5 September 2024. https://digiday.com/marketing/the-rundown-googlemeta-and-amazon-are-on-track-to-absorb-more-than-50-of-all-ad-money-in-2022/.
- L. Wier and G. Zucman. (2022). Global Profit Shifting, 1975–2019. p.1. UNU-WIDER Working Paper. Accessed 5 September 2024. https://www.wider.unu.edu/node/240777; Oxfam. (2024). Inequality Inc. How Corporate Power Divides Our World and the Need for a New Era of Public Action, p. 27-28.
- See Oxfam (2024). Inequality Inc. Methodology Note, pp.9-10, table 1.3.
- Nobel Prize. (2024). The Sveriges Riksbank Prize in Economic Sciences in Memory of Alfred Nobel 2024. NobelPrize.org. https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/2024/summary/
- L. Oulhaj (2022). Mandater l’ONU pour réformer la fiscalité internationale. CNCD-11.11.11. https://www.cncd.be/Mandater-l-ONU-pour-reformer-la?lang=fr