Alors que la question climatique semble passer à l’arrière-plan des priorités politiques, comment relancer et gagner la lutte pour le climat ? Quel rôle pour la science dans cette lutte ? Débat avec deux activistes chevronnés qui préparent également un doctorat sur le sujet.

Cet été encore, les températures records, les incendies et les sécheresses ont témoigné des transformations que connaît notre climat et de la nécessité d’agir. Mais qui doit agir, et comment ? Comment repenser la lutte climatique sous l’angle des rapports de force sociaux et économiques ? Alors que la question climatique semble passer à l’arrière-plan des priorités politiques au profit de la militarisation ou des politiques d’austérité, comment mettre le climat à l’agenda ?
Pour explorer ces questions, nous avons le plaisir de nous entretenir avec deux jeunes figures engagées : Louis Droussin, activiste chevronné, passé par divers collectifs écologiques, dont Code Rouge, depuis les marches pour le climat de 2018-2019 et doctorant en sciences politiques, et Amaury Laridon, également activiste ayant commencé son engagement avec les marches pour le climat en 2018 et aujourd’hui doctorant en climatologie à la VUB et élu du PTB à Anderlecht.
Romane Galland. Pour commencer, Amaury pourrais-tu dresser un état des lieux de la situation climatique actuelle ? Qu’est-ce que ça veut concrètement dire pour nos vies ?

Amaury Laridon. Il est vrai qu’on entend de plus en plus parler de réchauffement climatique, mais ce n’est pas pour autant qu’on arrive à se le représenter au quotidien. Le climat en 2024 s’est déjà réchauffé de 1,55 °C en moyenne globale depuis la période préindustrielle1. Mais “1,55 °C en moyenne globale”, on ne sait pas se le représenter alors que derrière, ce sont pourtant des événements aux impacts très concrets. On a tous maintenant dans notre imaginaire des événements extrêmes climatiques comme les inondations en Belgique en juillet 2021 qui ont tué 39 personnes et causé pour plus de 2 milliards d’euros de dégâts2. Plus récemment encore, les inondations à Valence d’octobre 2024 ont marqué nos esprits. Dans mon équipe de recherche à la VUB, nous essayons de traduire ces chiffres en des termes ayant du sens pour nous. Par exemple, une petite Sophia née à Bruxelles en 2020 pourrait subir 26 vagues de chaleur au cours de sa vie, contre seulement trois pour sa grand-mère Maria née en 1960. Ces chiffres sont pour un scénario où on ne réduit pas du tout ses émissions de gaz à effet de serre. Mais la “bonne nouvelle”, c’est qu’avec des mesures ambitieuses et réalistes notamment dans notre production d’énergie, d’industrie, de logement ou encore de mobilité, ce nombre pourrait être réduit à 113.
Ce qui est crucial par contre quand on parle du réchauffement climatique, c’est de comprendre les trois dimensions de l’injustice climatique :
Premièrement l’âge : si vous avez plus de 50 ans aujourd’hui, les modèles montrent que votre futur ne sera pratiquement pas impacté par le choix des politiques actuelles alors que pour les plus jeunes, considérablement.
Deuxièmement, les inégalités entre les pays du Nord et du Sud global : la physique du climat fait que les impacts du réchauffement sont beaucoup plus importants dans les pays du Sud et en plus de cela il y a beaucoup plus de gens qui vivent dans le Sud global que dans les pays du Nord. Pourtant comme on le sait, ce sont les États occidentaux qui sont historiquement les plus responsables de la crise climatique actuelle. Par exemple, les États-Unis représentent4 entre 20 et 25 % des émissions de CO2 issues de l’industrie et des énergies fossiles depuis 1750, tandis que la RDC n’en représente que 0,012 %. Pourtant, la population congolaise subit et va subir des impacts bien plus importants que celle des États-Unis.
100 entreprises sont responsables à elles seules de 71 % des émissions de gaz à effet de serre depuis 1988.
Enfin, et c’est fondamentalement le plus important pour résoudre la crise climatique : les inégalités de classe et la responsabilité de classe capitaliste. Un chiffre pour comprendre ça, 100 entreprises sont responsables à elles seules de 71 % des émissions de gaz à effet de serre depuis 19885. 1988 c’est l’année de la création du GIEC et de la reconnaissance officielle du changement climatique à cause des activités humaines, donc on ne peut pas dire que ces compagnies n’étaient “pas au courant”6. Le problème est que ces grandes entreprises, comme TotalEnergies par exemple, ne sont pas soumises à une décision démocratique pour arrêter l’exploitation des énergies fossiles. Elles sont dirigées par une poignée d’actionnaires et de membres du conseil d’administration pour qui l’intérêt prioritaire est de générer un maximum de profits7. Or malheureusement pour nous, l’exploitation des énergies fossiles, cela rapporte énormément. On a pu le constater en 2022, pendant la crise de l’énergie. Alors que nos factures explosaient8, les plus grandes compagnies pétrolières ont généré plus de 200 milliards de bénéfice. Tout simplement un record historique dans leur secteur9.
En te basant sur ce qu’Amaury vient de dire, quelle est ton analyse des politiques climatiques actuelles, que tu qualifies « d’écologie libérale »?
Louis Droussin. En effet, le bilan n’est pas joyeux… Tant pour la biodiversité10 que pour le climat.
Pour mieux comprendre pourquoi nous en sommes arrivés à ce niveau d’impasse écologique et donc notamment climatique, je pense qu’il est utile de se demander quelles politiques ont été mises en place, jusqu’ici, pour lutter contre le changement climatique. Ou, autrement dit, quelle est la vision de l’écologie qui a été appliquée par la plupart des gouvernements occidentaux. D’après le sociologue français Jean-Baptiste Comby11, cette vision de l’écologie “dominante” peut être décrite comme une écologie “libérale”, au service du “capitalisme vert”. Cette approche repose sur quatre piliers :
• le marché comme solution : on parie sur la capacité des grandes entreprises en concurrence à investir pour accélérer la transition, en créant un marché du carbone et des droits de polluer, en réduisant leurs taxes et en leur offrant des cadeaux fiscaux.
Ce pilier de l’écologie “libérale” se traduit, en quelque sorte, par une forme de « théorie du ruissellement, mais version écolo ». Comme la théorie classique du ruissellement qui réduit les impôts des plus riches en espérant qu’ils investissent et que cela profite à l’économie, cette approche promet que si les grandes entreprises privées sont encouragées à agir, par moins de taxes ou par des subsides publics, les bienfaits climatiques se « répandront » d’eux-mêmes à toute la société. Or, tout comme la “théorie du ruissellement” mène à des politiques qui accroissent les inégalités et creusent les déficits et la dette sans produire les prétendus effets économiques, ce pari sur l’investissement privé pour mener la transition ne fonctionne pas dans la réalité.
Ces cadeaux fiscaux sans condition n’ont pas empêché des décisions contraires à la transition verte, comme la fermeture du site Audi de Forest, la production toujours plus importante de pétrole et de gaz dans des entreprises fossiles comme TotalEnergies, ou la remise en cause d’investissements verts par ArcelorMittal à Gand. La raison est simple : les grandes entreprises privées sont guidées par une logique de profit à court terme, quelles que soient les conséquences écologiques.
• Le technosolutionnisme : les technologies sont présentées comme la solution à tout. Pour le gouvernement Arizona en Belgique, le nucléaire est par exemple une « solution parfaite ». C’est une illusion qui nous empêche de discuter des enjeux politiques : qui fait les choix de production, qui en tire profit, qui investit…
• L’écocitoyenneté : c’est l’idée que les individus sont les principaux responsables de la crise écologique et doivent changer leurs comportements de manière individuelle. Cela amène à culpabiliser les gens qui consomment du low-cost ou de la fast fashion et à masquer complètement la nécessité de l’action publique/collective.
• La négation des inégalités : cette écologie dominante ignore les inégalités en matière de responsabilité et de conséquences de la crise écologique.
Amaury l’a illustré avec les inégalités en termes de classes, et avec les inégalités entre pays riches et pauvres. Les ultra-riches et les pays du Nord sont beaucoup plus responsables. Mais il y a aussi des inégalités en matière de conséquences, ce sont les pays du Sud et les classes populaires du monde entier qui subissent le plus les impacts du changement climatique, et des inégalités d’accès aux « comportements vertueux », véhicules électriques, isolation, produits bio, qui sont inabordables pour les classes populaires.
Vous parlez tous les deux de culpabilisation individuelle. Amaury, est-ce que cela signifie que nos actions quotidiennes n’ont pas d’importance ?
Amaury Laridon. La meilleure façon de répondre à cette question c’est de regarder les chiffres et réaliser qu’on n’est pas sur les mêmes ordres de grandeur. Une étude12 de l’institut français Carbone4 a montré que même un individu qui adopterait tous les comportements les plus « parfaits » – devenir végétarien, prendre le vélo, ne plus prendre l’avion … – ne pourrait réduire son empreinte carbone au mieux que de 25 %.
La majorité de nos émissions ne sont pas basées sur nos choix individuels de consommation. L’électricité que nous utilisons, l’offre de transport qui est disponible, la production industrielle – ce sont des secteurs clés où les décisions sont prises par une poignée de personnes, par des conseils d’administration de grandes entreprises.
Pour comprendre la société capitaliste dans laquelle on vit, il faut comprendre la place qu’on occupe dans le processus de production comme disait Marx. Par exemple, Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, peut avoir une empreinte carbone personnelle qui représente des centaines de fois la nôtre parce qu’il utilise un jet privé ou en raison de sa consommation de biens de luxe. Mais le plus “grave” pour le climat et pour nous est qu’il a seul le pouvoir de décider de continuer à exploiter des énergies fossiles qui vont libérer des quantités colossales de gaz à effet de serre. Les 17 plus grands projets de TotalEnergies représentent à eux seuls l’équivalent des émissions de gaz à effet de serre du monde entier en 2003 par exemple13 14 ! Or, ces choix d’investissement sont dictés par la recherche du profit maximal, quelles que soient les conséquences futures, comme il le dit dans cette citation devenue célèbre : “Les actionnaires, ce dont ils veulent surtout s’assurer, c’est la durabilité de leurs dividendes.”15 TotalEnergies et son PDG continuent à investir dans l’énergie fossile, car ce sont les meilleurs choix dans les intérêts de la classe capitaliste.
Un individu qui adopterait tous les comportements les plus « parfaits » ne pourrait réduire son empreinte carbone que de 25 % au mieux .
Enfin, il est important de noter que le concept même d’empreinte carbone a été créé par British Petroleum (BP) au début des années 200016. C’était une tactique de « greenwashing » pour reporter la responsabilité sur les individus et nous diviser en bas sur qui est capable de faire les gestes les plus écolos, plutôt que de regarder les vrais responsables en haut. Ce discours a malheureusement été trop porté par toute une partie de l’écologie politique et a ainsi éloigné les travailleurs de la lutte climatique, la confinant ainsi à un débat « d’intellectuels blancs de classe moyenne aisée ». C’est une politique qui vise à « diviser pour régner » et ça a très bien marché. Tout ceci ne veut pas dire que nos “petits gestes” ne servent à rien, on a aussi une part de responsabilité là-dedans, mais je pense que la façon la plus efficace de prendre notre responsabilité est qu’elle soit collective. Notre responsabilité individuelle est de nous organiser collectivement et de nous mobiliser pour qu’on change la structure de la société actuelle, qui est la véritable cause de la crise climatique.
Si l’écocitoyenneté n’est pas la solution, alors quelles sont les pistes d’une écologie progressiste ?

Louis Droussin. Au lieu de faire des cadeaux fiscaux aux grandes entreprises qui ne jouent pas le jeu, nous devons nous demander comment nous réapproprier une grande partie des outils de production actuellement entre les mains du secteur privé. Ces outils doivent être gérés collectivement, publiquement, et réorientés démocratiquement vers une production plus écologique.
Une écologie de gauche doit également s’attaquer de front à l’écocitoyenneté qui culpabilise l’individu. Les changements de comportement sont nécessaires, mais ils doivent être permis par des changements structurels. L’économie actuelle pousse à adopter des comportements non écologiques ; il faut changer ces structures. Par exemple, les principaux responsables de la crise climatique ne sont pas les personnes qui « gèrent mal leurs déchets », mais les grandes entreprises et les ultra-riches qui décident de la composition de ce qu’on achète.
Sur la base de ce qui vient d’être dit, comment analyses-tu le mouvement climatique de ces dernières années ? Il y a un certain défaitisme ambiant face au fait que malgré des manifestations avec des dizaines de milliers de personnes les choses n’ont pas vraiment changé. Qu’est-ce qu’on a manqué selon toi ?
Louis Droussin. Il m’est difficile de dresser un bilan exhaustif des mobilisations pour le climat de ces dernières années. D’une part, parce que mon recul sur ces événements est assez faible. On parle de quelques années seulement, en ce qui concerne les mobilisations auxquelles j’ai moi-même pris part, depuis 2018. D’autre part, parce que ces mobilisations sont très diverses, tant dans leurs stratégies que dans leurs idéologies. Elles vont du plaidoyer mené par des ONG comme Greenpeace ou Canopea et des marches pour le climat, jusqu’aux actions portées par les zadistes, les Soulèvements de la Terre ou Code Rouge, en passant par celles d’Extinction Rebellion, Just Stop Oil, Dernière Rénovation, Ende Gelände, et bien d’autres. Je ne pense pas, par ailleurs, être certain de tout ce que j’avance ici. Mais il me semble tout de même possible de dégager quelques pistes/hypothèses.
D’abord, je pense que les mouvements sociaux écologistes tombent parfois dans ce que j’appelle le “fétichisme de l’action”. Dans la plupart de ces mouvements, j’ai en effet l’impression qu’on passe énormément de temps à discuter des modes d’action (sabotage ou pas, quel type de sabotage, désarmement…) et des détails les plus infimes des actions (où se placer, quel matériel utiliser…). Comme je le mentionne dans un article portant sur Code Rouge17, cette préoccupation pour l’action ne serait pas un problème “en soi” si elle ne se faisait pas au détriment de la pensée stratégique. Or, justement, dans ces mouvements, les moments de discussion sur l’idéologie et la stratégie sont rares (même si les choses s’améliorent progressivement), et les réunions prévues à cet effet, quand elles ont lieu, finissent souvent par être absorbées par des débats tactiques, portant sur les modes d’action. Le risque est alors de voir les actions se succéder sans vision claire des objectifs à moyen et long terme ni véritable bilan des expériences passées. Une telle répétition quasi mécanique, qui ne débouche pas sur des victoires tangibles (faute d’avoir été pensées), finit par engendrer de la désillusion militante.
Je précise toutefois : je comprends cette préoccupation pour l’action. La crise écologique est tellement aiguë que beaucoup de personnes ressentent la nécessité de “faire quelque chose”. Par ailleurs, la répression croissante des mouvements impose une réflexion approfondie sur les aspects pratico-pratiques des actions. Ce que je souhaite simplement, c’est que cette préoccupation pour l’action ne devienne pas contre-productive, en conduisant des centaines de militants à organiser des actions qui n’ont pas été suffisamment pensées, et qui produisent donc des résultats assez faibles.
Ensuite, et cet élément est lié au précédent, les mouvements sociaux écologistes sont souvent guidés par une logique “citoyenniste”. Le citoyennisme, c’est l’idée que les “citoyens” sont “le” sujet de l’action politique : tous, peu importe qui nous sommes, peu importe notre classe sociale, notre genre, si nous sommes une personne racisée ou non, nous aurions la responsabilité de “faire pression” sur l’État, pour que celui-ci humanise/verdurise le capitalisme. Dans les mouvements sociaux écologistes, cela se traduit par exemple par le fait que beaucoup d’activistes pensent pouvoir transformer complètement le système économique, via des actions menées par quelques dizaines voire centaines de militants, par des appels aux gouvernements de type “Écoutez-nous”, par des campagnes “numériques” ou des pétitions, qui demandent que telle ou telle loi ne soit pas votée par les élus, ou encore par la croyance que la mobilisation de “3,5 % de la population” suffira pour faire basculer le système18. Peu importe, au final, l’identité de celles et ceux qui se mobilisent, et les impacts concrets sur l’économie capitaliste : l’accumulation d’actions amènera “naturellement” les dirigeants à écouter les activistes une fois le point de bascule atteint.
Cette logique implique que les citoyens ne doivent “naturellement en aucun cas se substituer aux pouvoirs publics”19, reconduit donc la séparation capitaliste entre la sphère politique et la sphère économique, et s’oppose à une lecture matérialiste/marxiste de la situation. Elle ne prend pas en compte le fait que chacun d’entre nous occupe une place différente dans la production capitaliste. À titre d’exemple : en octobre 2022, les activistes de Code Rouge ont bloqué pendant un peu plus de 24h le dépôt pétrolier de TotalEnergies à Feluy. Coïncidence intéressante : quelques jours plus tard, une grève massive des travailleurs de TotalEnergies et d’ExxonMobil commençait. L’impact de cette grève des travailleurs fut sans commune mesure avec l’action de Code Rouge : le risque de pénurie en énergies fossiles a plané sur la France pendant plusieurs semaines, à un point tel qu’à l’époque, le gouvernement français a tenté de réquisitionner personnel et raffineries à plusieurs reprises. En vain, jusqu’à la levée de la grève le 2 novembre 2022. Et les travailleurs ont réussi à obtenir 7 % d’augmentation sur leurs salaires.
On le voit avec cet exemple : le capitalisme tremble davantage quand les travailleurs des secteurs “stratégiques”, productifs (raffineries, transport d’énergie, camionneurs, transports en commun, …), mais également reproductifs (enseignement, soin, cuisine, tâches ménagères …), se mobilisent et mettent eux-mêmes à l’arrêt leur entreprise, que quand quelques infrastructures sont bloquées pendant une seule journée par des activistes pour le climat.
Selon moi, au lieu de se concentrer sur des actions “choc”, le mouvement climat devrait donc davantage miser sur la construction d’une conscience écologique et de classe chez les travailleurs, pour que ceux-ci se soulèvent contre un système qui les oppresse, et qui oppresse également les animaux et végétaux. Autrement dit : au lieu d’attendre que la bourgeoisie dirigeante daigne un jour l’écouter, le mouvement climat devrait s’allier avec les travailleurs pour lutter pour une société plus juste et dont la production ne menace plus la survie des espèces.
L’impact de cette grève des travailleurs de TotalEnergies fut sans commune mesure avec l’action de Code Rouge.
Attention toutefois : tout ce qui a été dit précédemment ne signifie pas que le mouvement climat doit “se fondre” complètement dans le mouvement ouvrier, et que ce dernier n’a rien à apprendre des écologistes. Au contraire, le mouvement ouvrier a tout à gagner à se nourrir des apports des militants pour le climat. Par exemple, en intégrant la nécessité d’une réorganisation de la production dans les secteurs dont l’activité devra être réduite ou transformée pour rester sous les seuils permettant d’éviter une aggravation de la crise écologique. Une réorganisation de la production qui doit se faire via une gestion collective/publique et sans perte de salaire et d’emploi chez les travailleurs. Autre exemple, plus pratico-pratique : aujourd’hui, en plus de la grève générale proposée par les syndicats pour lutter contre l’Arizona, des actions plus “directes” (de désobéissance civile, de blocage, de désarmement …) pourraient être envisagées. Le savoir-faire des activistes pour le climat, dans ce cadre, pourrait être extrêmement précieux. Pour bloquer l’Arizona, et avec elle ses politiques antisociales ET antiécologiques.
Enfin, et je terminerai par là. Pour permettre la construction de ce rapport de force, de cette conscience écologique et de classe, et, en quelque sorte, pour que travailleurs et activistes écologistes (qui sont eux-mêmes des travailleurs) convergent, il faudra que les revendications des écologistes soient plus audibles pour la majorité des travailleurs. Pour ce faire, les écologistes doivent démontrer plus explicitement qu’ils proposent une écologie opposée à l’écologie libérale et culpabilisante des capitalistes. Une écologie qui assure la survie de l’humanité et des autres espèces animales et végétales et qui s’appuie, pour ce faire, sur une gestion publique et collective des moyens de production, afin de réorienter la production de manière écologique et avec une vision de classe. En rendant les déplacements plus faciles, plus “reposants” et plus doux, en diminuant le temps de travail et en garantissant un revenu permettant d’accéder à des produits plus sains, en interdisant les produits qui polluent l’alimentation et en arrêtant les secteurs “néfastes” (luxe, énergies fossiles, publicité…) tout en organisant, avec les travailleurs, la reconversion et la transformation de leur production au service de la collectivité.
C’est une vision qui met l’accent sur le collectif et le systémique. En tant que scientifique, à quoi sert la recherche en climatologie dans ce contexte ? Doit-elle se contenter de produire du savoir ou doit-elle s’engager ?
Amaury Laridon. Il n’y a aucun doute scientifique sur le réchauffement climatique et sur le fait que la manière dont la société humaine est organisée pour l’instant en est la cause. La plus grande incertitude pour l’avenir ne vient pas de notre connaissance de la physique, mais des choix de société que nous faisons.
Pour moi, le rôle de la science du climat est de faire les meilleures projections possibles pour communiquer l’impact concret de ces choix de société sur la vie des gens. Pour ça on doit d’abord continuer à mieux comprendre la physique du climat pour ensuite aussi montrer par exemple comment organiser le logement, les transports et le secteur énergétique peut réduire le nombre de canicules que nos enfants subiront. La recherche sert aussi à mieux comprendre les incertitudes dans le climat, comme les points de bascule20 (forêt amazonienne, circulation atlantique) qui pourraient avoir des effets domino dramatiques s’ils s’effondrent à cause du réchauffement climatique. Savoir par exemple si Londres pourrait voir sa température moyenne baisser de 10 °C si la circulation atlantique s’arrêtait21, cela permet de s’y préparer.
Mais surtout, la science doit être utilisée pour participer au changement de société. J’ai vu récemment un exemple hallucinant : une scientifique qui étudiait un cas en Norvège, où des entreprises privées ne mettaient pas d’éoliennes dans des zones très productives, car l’énergie serait trop bon marché à produire, et donc avec un taux de profit pas suffisant pour les investisseurs. La même recherche pourrait servir à dire : « Mettons des éoliennes à cet endroit, pour une entreprise publique et démocratique qui produira de l’énergie à bon marché ». La science tout comme la technologie ne sont pas en dehors de la lutte des classes ; de notre côté, on doit faire en sorte qu’elle se mette au service des besoins des gens et des travailleurs.
Comment perçois-tu le rôle des scientifiques dans cet engagement, notamment en sciences sociales ?
Louis Droussin. Pour moi, c’est évident : les scientifiques doivent à la fois produire du savoir ET s’engager politiquement. En sciences sociales, cela signifie : faire de la recherche engagée. Par exemple, étudier des organisations ou des mouvements sociaux pour comprendre la vision de l’écologie qui les sous-tend, analyser leurs méthodes et en tirer des leçons pour les mouvements progressistes.
Je pense au travail d’un collègue, Douglas Sepulchre, qui étudie comment les syndicats s’emparent des enjeux écologiques, ou à ma collègue Élisa Minsart, qui analyse les assemblées citoyennes pour le climat et leurs forces/limites. Pour ma part, j’ai étudié comment l’extrême droite parle d’écologie22, pour informer les forces progressistes sur ses stratégies et ses discours potentiellement “séduisants” pour une partie des travailleurs. C’est une forme de recherche militante.
Mais l’engagement ne se limite pas à la recherche. En tant que chercheurs, nous pouvons nous engager dans des organisations partisanes, syndicales, ou dans des mouvements sociaux. Et il est essentiel de s’engager sur son lieu de travail, car les chercheurs sont aussi des travailleurs. Cela peut être difficile face à la résistance du monde académique, mais c’est nécessaire, surtout face à des gouvernements, comme l’Arizona, qui réduisent les budgets de la recherche scientifique.
Le sentiment d’impuissance et d’écoanxiété touche beaucoup de jeunes. Louis, comment transformer cette angoisse en énergie mobilisatrice ? Quelles victoires passées peuvent nous inspirer ?
Louis Droussin. L’écoanxiété est totalement compréhensible. Nous faisons face à des gouvernements qui nous mènent une « guerre” sociale, mais aussi écologique. Il est normal de se sentir impuissant face au « backlash écologique », face au constat que l’écologie ne figure plus parmi les priorités de nos dirigeants. Mais je suis un « optimiste de la lutte ». Nous devons nous baser sur les victoires passées pour nous donner la force d’agir.
Des exemples récents sont intéressants : en France, la lutte contre les mégabassines, ces réserves d’eau géantes pour les grands propriétaires fonciers, a abouti à ce que plusieurs de ces bassines soient déclarées illégales. En Belgique, en 2023, la mobilisation massive de la société civile (organisations syndicales, environnementales, de défense des droits humains, activistes pour le climat …) a conduit au retrait d’une disposition gouvernementale qui menaçait de criminaliser les manifestants, dont les activistes pour le climat (ndlr: le gouvernement Arizona veut remettre cette loi en place). Enfin, le mouvement international contre l’exploitation minière des fonds marins a réussi à freiner le processus, permettant aux recherches scientifiques de suivre leur cours.
Au lieu de se concentrer sur des actions “choc”, le mouvement climat devrait davantage miser sur la construction d’une conscience écologique et de classe chez les travailleurs.
Ces victoires, même modestes, prouvent qu’il est possible d’agir. Pour passer de l’écoanxiété à l’action, il faut se dire que la victoire est possible. Et pour transformer ces victoires en changements conséquents, nous devons construire un mouvement de masse, qui rassemble un maximum de travailleurs. Cela implique notamment de nouer davantage d’alliances avec les syndicats, qui restent, encore aujourd’hui, les plus grandes organisations de masse du mouvement ouvrier et, plus largement, de la gauche sociale et politique.
Comment renforcer concrètement l’alliance entre scientifiques, militants et travailleurs dans cette lutte climatique ? Et quelles sont les perspectives pour l’avenir ?
Amaury Laridon. C’est une question fondamentale. Je pense qu’il faut partir d’une réalité simple : si Louis et moi, demain, nous ne travaillons pas, la société continuera de tourner. Mais si un ouvrier de la pétrochimie à Anvers et ses collègues font grève, c’est potentiellement toute une ligne de production qui s’arrête, des centaines de milliers d’euros qui ne seront pas créés ce jour-là pour les actionnaires. Ceux qui produisent la richesse, ce sont les travailleurs.
Pour changer la société, la classe travailleuse est la première ligne. En tant qu’intellectuels, nous avons un rôle important à jouer, mais nous devons nous départir de toute prétention. Ne pas croire que nous, seuls allons changer les choses à l’aide uniquement de nos idées. C’est souvent un biais que l’on peut avoir en tant qu’intellectuel tellement nous sommes, dans notre travail quotidien, détaché de la production au sein de la société comme le décrit très bien le Professeur Matt Hubert23.
Il est crucial de créer des fusions entre le mouvement climat actuel et les mouvements sociaux du monde du travail. Le discours culpabilisant des « petits gestes » a mis en opposition les intellectuels avec la majorité de la population, celle que nous devons rallier à notre cause. Les travailleurs et les ouvriers sont les plus nombreux, stratégiquement les mieux placés pour changer la société, et ils ont le plus à gagner d’un changement de société qui répond à leurs besoins.
En tant que scientifiques, nous devons nous poser la question : au service de quelle société mettons-nous nos connaissances ? Au service d’une société qui exploite et détruit, ou d’une société basée sur les besoins des gens, non sur le profit de quelques-uns. C’est un choix idéologique fort à faire.
Concrètement, cela signifie s’engager dans des collectifs et des partis qui intègrent l’écologie dans une lutte plus large pour le changement social. Nous devons comprendre que nous ne pouvons pas gagner la bataille climatique si nous perdons les batailles pour les pensions, le pouvoir d’achat, ou contre la guerre. Toutes les luttes qui mobilisent pour changer fondamentalement la société capitaliste sont des portes d’entrée.
Louis Droussin. Pour rebondir sur ce que dit Amaury : dans ses travaux, Jean-Baptiste Comby explique très bien le concept de « bloc historique » de Gramsci24. Les changements révolutionnaires dans l’histoire ont été produits par une alliance de classe d’une partie de la petite bourgeoisie intellectuelle.
Sortons de l’idée qu’une action de désobéissance civile à elle seule suffit pour un basculement important si nous n’avons pas une grande partie de la population avec nous, en particulier les travailleurs.
Notre rôle, en tant qu’intellectuels, est de convaincre cette partie de la petite bourgeoisie intellectuelle de la nécessité de s’allier avec les classes populaires et les travailleurs de l’industrie. Il faut sortir de l’idée qu’une action de désobéissance civile à elle seule peut suffire à un basculement important si nous n’avons pas une grande partie de la population avec nous, en particulier les travailleurs.
Le mouvement climat a évolué. Si une partie stagne, une autre a pris conscience de la nécessité d’élargir la lutte. Par exemple, de plus en plus d’acteurs mobilisés sur la question climatique ne se focalisent plus uniquement sur l’écologie, mais intègrent toutes les attaques du gouvernement fédéral Arizona. On se politise et on réalise que tout est lié. L’écologie n’est pas distincte des questions de pouvoir d’achat ou des droits sociaux.
Un dernier mot, sur une note optimiste ?
Amaury Laridon. Absolument ! Il ne faut pas tomber dans le défaitisme et penser que le mouvement climat « n’existe plus ». Nous avons eu la plus grande grève contre le gouvernement ces dix dernières années le 31 mars 2025. En parallèle, la lutte pour la Palestine et contre l’inaction du gouvernement Arizona face à génocide en cours ne cesse de prendre de l’ampleur. Le 5 octobre c’est le retour de la marche climat, nous pouvons faire en sorte d’être des milliers pour dire que le climat de l’Arizona, on n’en veut pas non plus. Nous avons déjà fait reculer le gouvernement sur de nombreux points concrets, même face à un « bulldozer de la droite ». Le mouvement social est fort et continue de s’organiser et de se mobiliser.
Louis Droussin. Oui, l’espoir est là. Il y a une partie importante du mouvement climat qui a de plus en plus conscience que nous allons droit dans le mur si nous ne bougeons pas, et qui est prête à s’ouvrir et à se politiser sur d’autres enjeux. C’est une dynamique qui me donne de l’espoir pour les années à venir. Les victoires sont possibles, mais elles demandent une alliance stratégique et une mobilisation collective massive. Et cela commence par la marche climat du 5 octobre et par la grève générale du 14 octobre, menée en front commun syndical. Rendez-vous dans la rue !
Footnotes
- https://wmo.int/publication-series/state-of-global-climate-2024.
- https://www.rtbf.be/article/indemnisations-barrages-un-an-apres-les-inondations-de-juillet-2021-le-gouvernement-wallon-fait-le-point-11024647.
- https://www.science.org/doi/10.1126/science.abi7339 et https://www.nature.com/articles/s41586-025-08907-1.
- https://ourworldindata.org/grapher/cumulative-co-emissions?country=ZAF~CHN~USA~GBR~OWID_EU27~IND~BRA~CAN~OWID_WRL~COD.
- https://www.cdp.net/en/press-releases/new-report-shows-just-100-companies-are-source-of-over-70-of-emissions.
- Supran G, Rahmstorf S, Oreskes N. Assessing ExxonMobil’s global warming projections. Science. 2023 Jan 13;379 (6628): eabk0063.
- https://totalenergies.com/media/video/interview-patrick-pouyanne-part-3rd-edition-boursolive-les-rencontres-boursorama-monday?utm_source=chatgpt.com.
- https://www.rtl.be/actu/prix-de-lenergie-voici-ce-que-represente-la-hausse-des-tarifs-sur-la-facture/2022-02-23/article/453552.
- https://www.reuters.com/business/energy/big-oil-doubles-profits-blockbuster-2022-2023-02-08/.
- À titre d'exemple : l'Union internationale pour la conservation de la nature a indiqué, début 2025, que 28% des espèces végétales et animales pourraient disparaître de la surface de la Terre dans un avenir proche https://www.iucnredlist.org/fr/.
- Voir par exemple : Comby, Jean-Baptiste. 2023. « Dégoût de l’excessif et production de l’écologie dominante ». Politix 144 (4): 3766. https://doi.org/10.3917/pox.144.0037.
- https://www.carbone4.com/publication-faire-sa-part.
- https://ourworldindata.org/co2-and-greenhouse-gas-emissions#explore-data-on-co2-and-greenhouse-gas-emissions.
- https://www.carbonbombs.org/companies?name=TotalEnergies+SE#content-section.
- https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/petrole-et-gaz/climat-le-pdg-de-total-juge-le-debat-trop-manicheen_140456.
- https://sea.mashable.com/science/11514/the-carbon-footprint-sham.
- https://www.revuepolitique.be/un-militantisme-en-quete-de-strategie-penser-la-suite-de-code-rouge/.
- C’est l’argument défendu par certains militants, qui se basent ici sur les travaux, contestés quant à leur valeur scientifique, de deux chercheuses américaines, Erica Chenoweth et Maria Stephan, qui ont publié un livre à ce sujet en 2011, intitulé “Why Civil Resistance Works”.
- https://infokiosques.net/IMG/pdf/impasse_citoyenniste.pdf.
- https://report-2023.global-tipping-points.org/.
- https://www.science.org/doi/epdf/10.1126/sciadv.adk1189.
- Droussin, Louis. 2024. « “Eigen koeien en appelen eerst!” – L’écologie politique du Vlaams Belang ». Mémoire de master en sciences politiques, Université catholique de Louvain. https://hdl.handle.net/2078.2/40000.
- https://lavamedia.be/fr/comment-le-mouvement-pour-le-climat-peut-il-gagner/.
- Il l’explique notamment dans son nouveau livre : Comby, Jean-Baptiste. 2024. Écolos, mais pas trop… : Les classes sociales face à l’enjeu environnemental. Liber/Raisons d’agir.